Read Ebook: Abélard Tome II by R Musat Charles De
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Mais Porphyre dit encore que la collection de plusieurs en une nature est l'esp?ce, et plus nombreuse, elle est le genre. Cela peut-il se dire de l'individu? Socrate communique-t-il sa nature ? Platon? L'homme de Socrate, l'animal qui est en lui, est-il en un autre qui ne soit pas Socrate, en quelqu'un hors de Socrate? Comment donc, si les individus sont le genre, peuvent-ils mettre leur nature en commun?
On vous r?pondra, en recourant ? l'indiff?rence , que Socrate, en tant qu'homme, rassemble Platon et tous les autres hommes, puisque, sous ce rapport, il est l'essence indiff?rente de l'homme, et par cons?quent de tous les hommes. Ainsi, comme essence indiff?rente, Socrate est Platon.
Apr?s l'autorit?, que dit la raison? Si tout individu humain, en tant qu'homme, est une esp?ce, on peut dire de Socrate: <
D'apr?s le principe de Porphyre que l'esp?ce est compos?e du genre et de la diff?rence substantielle, comme la statue de l'airain et de la figure, la mati?re, ainsi que la diff?rence, est une partie de l'esp?ce. L'esp?ce elle-m?me en est le tout d?finitif. Ces deux parties sont donc corr?latives, et oppos?es l'une ? l'autre; et comme un p?re n'est pas le p?re de soi-m?me, mais d'un autre, un tout est le tout d'autre chose que lui-m?me, le tout de ses parties; et la partie est partie, non pas d'elle-m?me, mais du tout qui n'est pas elle.
De cette discussion du r?alisme, il r?sulte que les choses g?n?rales ne sont pas, ? proprement parler, des choses; et si elles ne sont pas des choses, il semble, d'apr?s une antith?se fort usit?e, qu'elles sont des mots. On con?oit donc que pour avoir contest? aux choses g?n?rales leur r?alit?, Ab?lard ait ?t? accus? d'avoir soutenu le nominalisme. L'imputation n'est pas exacte, si l'on entend par nominalisme la doctrine ainsi appel?e dans l'histoire. Il faut distinguer en effet entre ceux qui, par forme de r?futation et pour convaincre leurs adversaires d'erreur, disent aux ennemis du r?alisme que, si les universaux ne sont pas des essences, alors ils ne sont que des mots; et ceux qui ?tablissent volontairement et dogmatiquement que les universaux sont et doivent ?tre des noms. L'all?gation des premiers est une critique, une cons?quence extr?me tourn?e ? crime, une accusation. Celle des seconds est une doctrine avou?e. Les premiers entendent que les choses qui ne sont que des id?es ne sont que des mots, des sons de la voix. Les seconds pr?tendent que les universaux ne sont pas m?me des id?es, mais des mots sans id?es, des noms sans objet m?me intellectuel. Cette distinction assez subtile et qui, je crois, avait ?t? n?glig?e, doit ?tre pr?sente ? qui veut bien appr?cier les opinions et les hommes que cette controverse a mis en sc?ne. Ainsi, il est bien permis de soutenir encore qu'Ab?lard a ?t? nominaliste, si l'on entend par l? que du conceptualisme qu'on lui attribue au nominalisme, il y a si peu de distance qu'on ne veut pas s'y arr?ter; mais il serait historiquement faux de dire que la doctrine d'Ab?lard ait ?t? le nominalisme, et qu'il n'ait fait que r?p?ter Roscelin. C'est ? peu pr?s ainsi qu'on pr?tend quelquefois, du point de vue d'un catholicisme rigide, absolu, que d?s qu'un homme est gallican il est jans?niste, et d?s qu'il est jans?niste, protestant. Et cependant il y aurait mensonge ? pr?tendre que le gallicanisme, le jans?nisme, et le protestantisme ne soient pas des doctrines et des sectes profond?ment distinctes.
Attendons-nous donc ? voir Ab?lard, abandonnant le r?alisme comme vaincu, porter la guerre sur le terrain du nominalisme.
< Mais alors ni les genres ni les esp?ces, tant universelles que singuli?res, tant pr?dicats que sujets, ne sont des mots; tout cela n'est rien du tout, car ils tiennent, comme leur adversaire, que ce qui est successif ne peut aucunement composer un tout constant; or les mots sont successifs, les choses et les esp?ces ne peuvent donc pas composer des touts, elles ne sont rien; aussi dit-on que l'autorit? a menti et non qu'elle s'est tromp?e. En outre, comme la statue est mat?riellement d'airain, et que la figure est sa forme, l'esp?ce a le genre pour mati?re et pour forme la diff?rence. Or tout cela ne saurait s'appliquer aux mots; les mots n'ont ni forme ni mati?re. L'animal est le genre de l'homme, mais un mot n'est nullement la mati?re d'un autre mot, car de quel mot ou dans quel mot serait-il? Du mot animal ne se fait pas le mot homme; dans le premier n'est pas le second. Mais on pr?tend que tout cela est fa?on de parler figurative. Dire que le genre est la mati?re de l'esp?ce, reviendrait ? dire que la signification du genre est la mati?re de la signification de l'esp?ce. Mais puisque le syst?me est que rien n'existe que les individus, et que les mots tant universels que particuliers ne d?signent au fond que des individus, homme et animal signifient la m?me chose, et par cons?quent on peut dire, en renversant les termes: la signification de l'esp?ce est la mati?re de la signification du genre. Si l'on accorde cela, et on y est bien forc?, qu'on se d?fende contre Bo?ce, qui montre que la diff?rence du genre au tout g?t en ceci que le genre est la mati?re des esp?ces et les parties la mati?re du tout. Que si les esp?ces sont la mati?re des genres comme les parties du tout, le genre et le tout ne diff?rent plus, ils se confondent. Enfin, la signification du genre ne saurait ?tre la mati?re de la signification de l'esp?ce, car le genre et l'esp?ce sont une m?me chose dans le syst?me de l'indiff?rence, et un m?me ne re?oit pas de forme pour se constituer lui-m?me. < Voil? tout ce qu'Ab?lard dit du nominalisme; mais c'est le cas de rappeler ce que nous aurions bien fait peut-?tre de reporter ici, l'examen approfondi auquel il s'est livr? de l'objection prise du tout et des parties. Il faut y remonter, si l'on veut bien conna?tre toute sa pol?mique contre Roscelin; nous n'en revoyons ici qu'une faible trace. Cette r?futation du nominalisme est en effet br?ve et superficielle, et quoi qu'en dise l'auteur, elle est plut?t fond?e sur des autorit?s que sur la raison. Un des arguments les plus forts est assur?ment celui-ci, un mot ne peut ?tre la mati?re d'un autre mot . Mais qui ne voit que c'est d?cider la question par la question? Si l'esp?ce n'est qu'un nom, c'est-?-dire rien qu'un nom, il n'y a pas lieu d'appliquer ? ce rien les conditions de l'?tre et de lui supposer une mati?re et une forme. Ce n'est qu'? ceux qui regardent le genre ou l'esp?ce comme quelque chose, que cette question doit ?tre pos?e, et elle ne peut embarrasser le nominaliste qu'autant qu'il conserve de la d?f?rence pour l'autorit? qui a dit que le genre est la mati?re de l'esp?ce et l'esp?ce celle de l'individu. C'est donc une objection d'autorit? et non de raison. Or, comment supposer que celui qui a pleinement et sciemment adopt? la th?orie du nominalisme ne soit pas d?j? r?solu ? se peu soucier des autorit?s? L'intervention constante de l'autorit? dans les d?bats scolastiques en constitue la plus grande difficult?. Cette autorit? est a la fois absolue et contradictoire. Il faut l'avoir pour soi ou la tourner pour soi, multiplier les citations conformes, interpr?ter les citations contraires; travail aussi ?pineux que st?rile. C'est l'incoh?rence des textes qui a produit dans la pr?sente question la multitude et la diversit? des syst?mes, et nous acceptons cette remarque judicieuse de Jean de Salisbury: < Que de peines Ab?lard se serait ?pargn?es, si, aussi hardi qu'il ?tait pr?somptueux, il se f?t fi? a son orgueil, et si, rejetant les textes, il n'e?t, pour r?soudre un g?nant probl?me, ?cout? que sa propre raison! SUITE DU PR?C?DENT. Ab?lard a combattu le r?alisme, est-il par cons?quent nominaliste? Il a combattu le nominalisme, est-il n?anmoins nominaliste? C'est ce qu'il nous reste ? d?cider. < Dans aucun syst?me, on ne refuse une certaine r?alit? ? l'individu; s'il ne poss?de l'?tre par privil?ge, au moins le poss?de-t-il en participation , et personne n'a articul? formellement que la chose individuelle f?t une fiction. Ab?lard, voulant se rendre compte de la constitution des ?tres, consid?re l'individu, c'est-?-dire qu'il pose le probl?me des genres et des esp?ces dans ce que les scolastiques ont appel? apr?s lui le probl?me de l'individuation; c'est l? le propre et la nouveaut? de sa doctrine. Au moins le proc?d? est m?thodique: l'individu est certain et donn?; partir de l'individu, c'est aller du connu ? l'inconnu, du simple au compos?. Avant de p?n?trer dans la constitution de l'espace humaine, ?tudions donc avec Ab?lard les ?l?ments r?els de l'esp?ce, ou les individus. Nous avons atteint ici la mati?re premi?re de l'?tre, mais puisque cette mati?re premi?re est une notion, c'est-?-dire un d?fini, il faut bien que l'on puisse distinguer id?alement sa mati?re de sa forme, et la consid?rer au moins fictivement comme un genre dont la diff?rence ou l'?quivalent de la diff?rence consiste uniquement dans la propri?t? d'engendrer des esp?ces. La susceptibilit? des contraires, propri?t? de la pure mati?re, n'est pas, en effet, une forme r?alis?e, c'est la simple possibilit? de la forme, c'est l'acte en puissance. L'ind?termin? ne se r?alise qu'en se d?terminant. La d?finition qu'on vient de lire ne donne ? l'ind?termin? d'autre d?termination que d'?tre d?terminante. Ici la forme, qui, de sa nature, est actuelle, n'est que la possibilit? de l'acte; l'acte ind?termin?, mais possible, est en effet la seule diff?rence qu'il y ait entre l'ind?termin? pur et le n?ant. Qu'on y songe bien, la mati?re ou l'essence qui ne serait pas d?terminable ne contiendrait plus rien de l'?tre, et ne serait que le n?ant sous un faux nom. C'est ainsi qu'Ab?lard passe en revue les divers degr?s de la cat?gorie de l'essence , et dresse ce qu'on pourrait appeler l'?chelle de l'?tre. Il serait possible de faire un travail analogue sur les autres cat?gories, quoique l? les conditions de l'?tre ne soient pas aussi r?elles, et qu'il ne s'y agisse que des ?tres improprement dits, la qualit?, la relation, etc., ne pouvant exister s?par?es d'un sujet. Mais, comme le veut Ab?lard, < On remarquera que dans cette analyse des graduations de la substance, le mot mati?re ne doit pas ?tre compris dans le sens de l'oppos? de l'esprit, mais comme le nom du fonds de l'?tre, puisque dans le langage d'Ab?lard, conforme en cela ? celui d'Aristote, on pourrait dire que la substance est indiff?remment la mati?re de l'esprit et la mati?re du corps, ou qu'elle est la mati?re, le non-diff?rent qui peut recevoir la forme de la corpor?it? ou la forme de l'incorpor?it?; mais ceci n'a d'importance que s'il faut prendre toute cette d?composition d'id?es comme un d?nombrement m?thodique de r?alit?s, et non comme une analyse de la pens?e. Si nous avons fait plus que d?finir des mots, si nous avons d?crit des choses, alors, sans doute, le genre substance serait un seul et m?me ?tre r?el, identique en soi sous des formes contraires, comme l'incorpor?it? et la corpor?it?, et il n'y aurait plus dans le fonds de l'?tre de diff?rence substantielle entre la mati?re et l'esprit. C'est, pour le dire en passant, une objection, tout au moins une difficult? contre le r?alisme, et qu'on pourrait traduire d'une mani?re qui la rendrait plus saillante. Par exemple, la substance, ?tant r?ellement la pure essence avec la susceptibilit? des contraires, pourrait ?tre indiff?remment cr??e ou cr?atrice, finie ou infinie; or ce sont l? certainement des attributs qui impliquent contradiction non-seulement entre eux, mais entre leurs sujets, et cela seul d?montrerait au moins que le genre substance, libre de toute d?termination, n'est pas une r?alit?. Mais tout tombe, ou du moins les difficult?s se d?placent, si l'on prend le parti de nier l'existence objective des genres et des esp?ces, et nous sommes ramen?s ? l'analyse des opinions d'Ab?lard sur la question; il va les justifier en passant en revue, suivant son usage, toutes les objections qu'elles peuvent encourir. Et d'abord, il examin? les diverses d?finitions qu'on peut donner de l'esp?ce, et recherche s'il en est aucune qui puisse lui ?tre oppos?e. Ici Ab?lard entre dans une discussion d'une subtilit? vraiment ?tonnante, et dont nous regrettons de n'oser mettre la traduction sous les yeux du lecteur; on l'y verrait se mouvoir avec une agilit? et un aplomb rares ? travers les mille d?tours de la langue et de la th?orie dialectiques, et l'on comprendrait la surprise que devait causer aux esprits roides et durs encore de cette ?poque cette flexibilit? d'une raison qui se d?plie et se replie avec une ?gale facilit?. Mais nous n'avons que trop ?prouv? la patience du lecteur. Remarquons seulement que la conclusion g?n?rale, apr?s tant de difficult?s adroitement d?nou?es, c'est que l'esp?ce est une essence analogue ou identique de nature, mais num?riquement diverse comme mati?re, et substantiellement diverse comme forme, dans chaque individu; en sorte qu'elle partage toute la r?alit? des individus, et n'en a aucune en dehors d'eux. De l? une derni?re objection. Cette essence d'homme, qui est en moi, est quelque chose ou rien. Si quelque chose, elle est substance ou accident. Si substance, substance premi?re ou seconde. Si premi?re, elle est individu; si seconde, elle est genre ou esp?ce. Mais comment accorder tout cela avec les termes de Bo?ce? En disant nettement que < En g?n?ral, la doctrine qui r?duit les id?es g?n?rales ? des id?es collectives est celle des nominalistes modernes. On sait ? quel point Locke, surtout Hume et Condillac en ont abus?. Il est remarquable qu'ici Ab?lard l'invoque au moment o? il entend se distinguer des nominalistes, et se d?fendre contre eux. C'est une preuve de plus que ceux de son si?cle allaient jusqu'? contester, non pas seulement la r?alit? essentielle, mais le fondement r?el des genres et des esp?ces, et qu'en outre, dans cette question ardue et difficile, la face des id?es est tellement changeante que les m?mes arguments peuvent quelquefois ?tre appel?s presque dans les m?mes termes au secours des th?ses les plus oppos?es. Apr?s avoir discut? toutes les objections prises de la d?finition de l'esp?ce, Ab?lard s'en fait une nouvelle, ? laquelle il attache beaucoup de gravit?; c'est l'objection prise des ?l?ments, qu'il avait lui-m?me dirig?e contre les syst?mes des autres. Voici comme on peut l'exposer d'apr?s lui. Ab?lard se fait une objection: l'?me, dira-t-on, ou le principe qui anime l'animal, se composerait donc d'un universel sans forme; car o? elle n'existe pas, et alors l'animal n'existe pas, ou, comme l'animal consiste mat?riellement dans le corps, le corps dans la substance, la substance dans la pure essence qui est appel?e universelle, il faut que l'?me consiste mat?riellement dans l'universel. L'?me dispara?t donc; ou n'est au fond qu'un universel ou un ind?termin?. Ainsi, de la th?orie aristot?lique ou scolastique de l'?tre r?sulterait, d'une part, la disparition des ?l?ments physiques des corps, de l'autre, l'impossibilit? d'attribuer une existence substantielle ? l'?me. Voici comment Ab?lard se tire de ces deux difficult?s. Ces mots de notre auteur sont singuliers et expressifs, ils t?moignent d'un certain m?pris pour ses confr?res en dialectique, et ce m?pris cadre mal avec son estime pour la dialectique m?me. Ici, comme en quelques autres passages, on croit entrevoir que s'il avait connu une autre philosophie, il l'aurait adopt?e. Donnez-lui les ?crits de Platon, il ?tait platonicien. Il revient donc ? l'autre objection, celle qu'il appelle la question des ?l?ments. C'est elle, en effet, qu'il s'est pos?e d'abord; celle qui est relative ? l'?me est venue incidemment. Il s'agit de savoir comment, la constitution des corps ayant ?t? ramen?e ? quelque chose d'incorporel, peuvent na?tre les ?l?ments, les ?l?ments physiques. Ils existent, ils doivent se composer de g?n?ral et de sp?cial, de mati?re et de forme; or on ne trouve nulle part dans l'?chelle la place qu'ils doivent occuper, ces ?l?ments ant?rieurs aux corps, puisqu'ils en sont les composants. Au-dessus du corps cesse le corps; les ?l?ments seraient donc incorporels et tomberaient dans la mati?re premi?re; comment seraient-ils alors l'air, l'eau ou le feu? La difficult? vient ?videmment de la notion m?me des ?l?ments. Si les scolastiques avaient vu d?cid?ment que les ?l?ments, ceux des modernes comme ceux des anciens, ne sont eux-m?mes que des corps, corps composants des corps compos?s, Ab?lard aurait pu n?gliger l'objection, mais il est loin de ces id?es, et il r?pond: Il s'arr?te l?, et, comme on voit, ne se montre pas net et d?cid?. Son explication se r?duit en effet ? distinguer dans chaque essence le tout et les parties. Depuis la pure essence jusqu'au corps, l'essence re?oit les m?mes formes, soit dans le tout, soit dans les parties. A compter du corps anim?, il n'en est plus ainsi, et les formes qui affectent le tout ne sont plus celles qui affectent les parties. Ainsi le tout d'une esp?ce d'animal est compos? de parties qui pourraient ?tre d'autres esp?ces d'animaux. Le tout d'un homme est compos? d'atomes qui ne sont pas des hommes, mais des ?l?ments. Ou bien, si l'on tient ? ne pas s'?carter de l'autorit? des anciens qui veulent que les ?l?ments aient pr?c?d? ou les animaux ou les corps, il est loisible de faire remonter la distinction plus haut et d'admettre qu'au moment o? le tout d'une essence re?oit la forme animal ou la forme corps, ses parties re?oivent simultan?ment la forme ?l?ments. C'est dans cette alternative qu'Ab?lard vous abandonne. Mais, ind?pendamment de ce que cette remarque est ? peu pr?s commune ? toutes les discussions de la scolastique, ne sait-on pas qu'elle pourrait ? la rigueur et sur les premi?res apparences s'appliquer ? presque toute recherche scientifique? On ne peut philosopher qu'avec des mots, et la recherche de toute chose peut se r?duire ext?rieurement ? l'?tude de l'oraison. L'important, c'est que l'oraison ne soit pas vide; c'est que les mots cadrent avec les choses; il suffit m?me qu'elle signifie des choses dans la pens?e de l'auteur. Or assur?ment ici Ab?lard a entendu donner les conditions m?mes de l'?tre, en le d?composant ? tous les degr?s m?taphysiques, en mati?re et en forme; et il est loin d'avoir cru n'agiter qu'une question de grammaire, ainsi que le voulait et l'avouait l'?cole de Roscelin. Il n'en est pas moins vrai qu'il pourrait bien n'avoir remu? que des mots; mais c'est ce qui arrive ? toute th?orie fausse, et ce reproche on pourrait en ce sens l'adresser m?me ? Guillaume de Champeaux, si les essences universelles n'existent pas, m?me ? Bernard de Chartres, si les id?es ?ternelles sont une chim?re. Mais cette critique est d'un tout autre ordre, et jusqu'? jugement d?finitif, tenons que le principe d'Ab?lard, c'est la distinction de la mati?re et de la forme appliqu?e ? la constitution des universaux. Il y a quelque vue confuse de cette difficult? dans la pr?occupation o? une autre question jette Ab?lard. A quel pr?dicament appartient la diff?rence? C'est ici un point tr?s-important de la th?orie scolastique. Voici comment il le pose: les diff?rences doivent-elles ?tre rapport?es ? un pr?dicament? Il r?pond qu'elles doivent ?tre plac?es en dehors des pr?dicaments. Il suit que si vous placez les diff?rences dans la cat?gorie de qualit?, il n'y aura plus d'autres esp?ces que des esp?ces de qualit?; car toute esp?ce repose sur une diff?rence, et Aristote a dit: < Ab?lard conclut de ces objections, qu'il d?clare insolubles, que les diff?rences substantielles ne sont dans aucun pr?dicament. < On insistera et l'on dira que si la susceptibilit? des contraires a pour support la pure essence, elle lui est attribu?e ? titre de pr?dicat, de sorte qu'on peut ?noncer cette proposition: la pure essence est susceptible des contraires. Dans ce cas, elle est une substance, et elle passe dans le pr?dicament de la substance; car si elle est la substance elle-m?me, elle est le genre le plus g?n?ral; si elle vient apr?s la substance, si elle est son inf?rieure, elle est la substance corporelle ou incorporelle, et dans les deux cas elle est dans un pr?dicament. Mais nous ne devons pas accorder qu'une forme quelconque soit prise comme pr?dicat de la mati?re dans laquelle elle est, et que le mot qui sert de sujet d?signe n?cessairement une mati?re. De ce que la rationnalit? est dans l'animal, il ne suit pas que l'animal, mati?re de la forme rationnalit?, soit le rationnel lui-m?me. En effet, il serait l'homme ou Dieu; et s'il ?tait homme, il serait Socrate ou Platon, et alors l'universel serait le singulier, ce qui r?pugne. Nous n'accordons qu'une chose, c'est que rationnel peut ?tre le pr?dicat d'animal, quand animal descend d'un degr? et passe ? l'inf?rieur, quand on dit: animal est un genre, un certain animal est rationnel. Ne dites m?me pas que l'animal soit rationnel, parce qu'il est le fondement de la rationnalit?. Rationnel n'est pas le nom du sujet de la rationnalit?, mais de l'?tre qui est constitu? par la rationnalit?, et ce n'est pas l'animal, mais l'homme. De m?me, la pure essence, quoique la susceptibilit? des contraires se r?alise en elle, n'est pas la susceptibilit? des contraires: susceptible des contraires est le nom des ?tres constitu?s par la susceptibilit? des contraires. Mais si le susceptible est de l'essence de la substance, n'est-il pas ou la substance m?me, ou une diff?rence comme la corpor?it?? Nullement, la diff?rence est celle qui divise le genre et constitue l'esp?ce, ce que ne fait pas le pur susceptible; mais il est vrai qu'il donne l'?tre ? la substance, comme la corpor?it? au corps, voil? toute la ressemblance. Les diff?rences peuvent sans doute ?tre ?nonc?es comme des qualit?s. Si l'on entend qualit? dans un sens vague et g?n?ral, il est certain que la forme peut ?tre attribu?e en pr?dicat ? titre de qualit?; mais, dans ces termes, il en est de m?me de la quantit?, elle aussi peut ?tre attribu?e adjectivement. Or, entendue strictement, la qualit? est une cat?gorie qui ne doit ?tre confondue avec nulle autre: un pr?dicat de qualit? est un attribut au titre de la qualit?, et non une modification quelconque du sujet. La rationnalit? ne para?t une esp?ce que parce qu'elle peut ?tre attribu?e en essence ? des ?tres num?riquement diff?rents; ainsi elle est comme la mati?re de telle ou telle rationnalit? particuli?re, toutes rationnalit?s particuli?res qui ne diff?rent qu'? raison du nombre, et non par une diff?rence substantielle. Mais la rationnalit? d'Aristote, ou toute forme simple, n'ayant de soi nulle mati?re, n'est la mati?re de rien, et par cons?quent est mat?riellement nulle. Cependant, direz-vous, cette part de rationnalit? qui est dans l'un n'est pas celle qui est dans l'autre, elles semblent par cons?quent autant d'individus de rationnalit?. Mais en est-il autrement de la part d'humanit? qui est dans l'un par rapport ? celle qui est dans un autre, et cependant elle n'est ni genre, ni esp?ce, ni individu d'humanit?, elle est seulement une des essences dont se compose collectivement l'humanit?, qui est l'esp?ce. De m?me, cette part de rationnalit? qui est dans une personne n'est pas autre chose qu'une des essences dont se compose la rationnalit?, qui est la diff?rence. Homme est quelque chose qui est constitu? mat?riellement de la rationnalit?, et qui en est un individu, comme Socrate de l'humanit?. Il reste enfin ? donner une connaissance pr?cise de ce que c'est que les formes simples, afin de discerner avec certitude celles que nous devons placer hors des pr?dicaments. Les formes simples, qui ne sont en aucun pr?dicament, sont celles qui constituent des natures. Or la susceptibilit? du corporel, pour Socrate, le blanc, le dur ou toute forme pr?dicamentale quelconque ne cr?ent pas une nature en s'adjoignant au sujet. Quand la blancheur vient ? na?tre dans Socrate, il ne se produit pas une troisi?me nature qui soit autre que Socrate, autre que la blancheur, un nouvel ?tre qui soit le compos? Socrate et blancheur. C'est Socrate qui acquiert la blancheur, mais qui demeure Socrate. La substance et l'accident ne cr?ent rien. Mais ces formes simples, dira-t-on peut-?tre, pr?cis?ment parce qu'elles sont incompos?es, ne sont pas diverses; des essences d'humanit? sont la m?me chose, parce qu'elles ne sont pas de nature on de cr?ation diff?rente. Et pourtant ces choses qui ne diff?rent de nature ni par la mati?re ni par la forme, diff?reraient par leurs effets; elles ne sont donc pas de simples formes. La rationnalit?, qui n'ayant ni mati?re ni forme de nature, ne diff?re ? aucun de ces titres de l'irrationnalit?, produit un diff?rent effet; car elle est la forme, en vertu de laquelle nous raisonnons, effet que ne produit certainement pas l'irrationnalit?. Dites de m?me alors: ces essences, qui re?oivent la rationnalit?, produisent un autre effet que celles qui sont affect?es de l'irrationnalit?, puisqu'elles produisent les unes l'homme, les antres l'?ne, et par cons?quent elles ne sont pas une m?me chose. Or certainement la m?me essence sert de mati?re dans les deux cas, c'est l'essence d'animal. C'est que la diversit? de l'effet ne provient pas des mati?res, mais bien des formes. Car s'il arrivait que la rationnalit? v?nt ? affecter des essences qui, en r?alit?, ne la soutiennent jamais, elle ferait ?galement un homme avec celles-ci, comme avec les autres l'irrationnalit? ferait un ?ne. Ainsi vous avez vu la m?me essence corporelle tant?t composer l'anim? avec l'animation, tant?t avec l'inanimation l'inanim?. On peut donc dire de mati?res, qui avec des formes diff?rentes sont aptes ? produire leurs effets, qu'elles sont la m?me chose. Mais on n'en saurait dire autant des formes simples diverses, parce que pour ?tre la m?me chose, il ne faut pas avoir cette diversit? d'effets, qui suit leur combinaison avec les pures essences des choses les plus g?n?rales. Suppos? qu'il f?t possible que la pure essence, mati?re de la qualit? la plus g?n?rale, au lieu de qualifier cette autre pure essence, mati?re de la substance la plus g?n?rale, pr?t la forme de celle-ci, jamais de cette combinaison, c'est-?-dire de la mati?re de la substance avec une pareille forme, ne r?sulterait m?me la qualit? substantielle. Car la mati?re de la qualit? et la susceptibilit? des contraires ne feraient jamais de Socrate ou la substance ou la qualit?, comme de cette m?me essence de la substance qui avec l'incorpor?it? constitue l'esprit, la corpor?it? ferait le corps; comme de celle qui tout ? l'heure constituait le corps, l'incorporelle ferait l'esprit. Admettez donc une premi?re diversit?, une d?marcation profonde entre les degr?s de l'?tre et les accidents de l'?tre; et ce n'est qu'en suivant les degr?s d'une m?me cat?gorie qu'ainsi qu'entre les produits d'une m?me race peuvent se former des combinaisons cr?atrices. Voulez-vous associer la mati?re du premier degr? de l'?tre avec la forme du premier degr? de la qualit?, Ab?lard vous dit que vous n'obtiendrez ni la qualit? substantielle, ni la substance qualitative; car vous n'aurez d'un c?t? qu'un des ?l?ments de la substance, de l'autre qu'un des ?l?ments de la qualit?. Au fond, comme le mot de pure essence est ind?termin? de sa nature et nul sans sa forme, cette union hybride vous donnerait pour unique r?sultat le premier degr? de la cat?gorie dont vous auriez emprunt? la forme. Si maintenant vous descendez d'un ou plusieurs degr?s dans diverses cat?gories, vous chargerez de modes divers les degr?s de la premi?re; mais, suivant Ab?lard, vous ne cr?erez pas de v?ritables esp?ces, de v?ritables genres, parce que vous ne cr?erez pas des natures. Des animaux blancs ou noirs, grands ou petits, sont toujours des animaux, et ces distinctions n'engendrent que des genres et des esp?ces improprement dites, ou des genres et des esp?ces dans l'ordre de la qualit?, non dans l'ordre de l'essence. Elles n'ins?rent pas un anneau de plus dans la cha?ne de l'?tre. Les classifications zoologiques ne sont pas ontologiques. Cependant, par analogie, on peut op?rer toutes les combinaisons que permet le nombre des graduations et des vari?t?s dans les diff?rentes cat?gories. Mais ici, dans cette cat?gorie de l'?tre, Ab?lard fait encore une distinction, le corps marque une limite, au-dessus ou au-dessous de laquelle les principes ne sont plus les m?mes. Au-dessus du corps, la science ne consid?re plus que des id?es qui peuvent ?tre vraies, sans correspondre ? aucune r?alit? distincte; au-dessous du corps, les genres et les esp?ces peuvent ?tre des abstractions, mais elles correspondent ? des collections de r?alit?s. Dans la partie sup?rieure de cette s?rie, les mots de mati?re et de forme sont encore employ?s, mais par induction, par sym?trie, et comme pour ordre. C'est une des marques les plus frappantes de ce besoin et de ce pouvoir d'unit?, qui caract?rise la raison. Mais cette concordance sym?trique n'autoriserait pas ? accoupler arbitrairement les divers produits de la pens?e g?n?ratrice, et c'est une r?gle qu'on ne peut franchir un degr? pour associer des mati?res et des formes qui ne sont point imm?diatement juxtapos?es. Quant ? l'union des mati?res ? des mati?res, ou des formes ? des formes, il est ?vident qu'elle serait un non-sens. Seulement, il faut observer que telle est la valeur de la diff?rence entre les deux parties de l'?chelle, qu'Ab?lard n'a pas h?sit? ? penser que la mati?re du premier degr? ou la pure essence pouvait, en acqu?rant la susceptibilit? des contraires, devenir indiff?remment la mati?re de deux formes contradictoires, et que le support de l'incorporel pouvait ?tre le m?me que celui du corporel. Cela n'est possible qu'? ce degr? de l'abstraction; et certes une telle pens?e aurait bien m?rit? d'?tre approfondie au point de vue de la nature r?elle des choses. Mais le propre de la scolastique est de donner la forme ontologique ? tout, et de ne consid?rer l'ontologie v?ritable que de profil; elle la c?toie sans cesse; elle y p?n?tra rarement. Car jamais elle n'a explicitement et m?thodiquement ?tabli, comme les modernes dialecticiens du panth?isme, que ses distinctions logiques fussent des choses existantes ou les apparences successives de l'?tre identique universel. Voil? ce que nous aurions ? dire sur cette th?orie consid?r?e ontologiquement; mais remise ? sa place, c'est-?-dire report?e dans la controverse des universaux, elle a pour but principal d'?tablir que la diff?rence n'est ni esp?ce, ni accident, ni essence pr?dicamentale, c'est-?-dire relevant d'aucun pr?dicament: elle est la forme simple en dehors de toute cat?gorie. Elle est l'?l?ment formateur de l'esp?ce, et ne peut ?tre ramen?e ? la simple propri?t?, au mode, ? l'accident, ? moins que l'on n'entende par l? tout ce qui a besoin d'autre chose que soi pour ?tre. Encore serait-ce un mode ? part, incomparable, et qui d'ailleurs ne serait le degr? d'aucune ?chelle cat?gorique. D'o? il suit tout ? la fois, qu'il n'y a point d'essence sp?cifique, ou que ce qui fait l'esp?ce n'est pas un ?tre en soi, et que cependant l'esp?ce n'est ni un mot ni un n?ant; d'o? il suit encore que Buhle a eu raison de dire qu'Ab?lard est r?aliste ? l'?gard de Roscelin, et nominaliste a l'?gard de Guillaume de Champeaux.
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