Read Ebook: L'assassinat du pont-rouge by Barbara Charles
Font size:
Background color:
Text color:
Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page
Ebook has 568 lines and 38034 words, and 12 pages
--Ah! fit Destroy d'un ton de reproche.
--Pas de talent et pas de conscience! poursuivit de Villiers; et par-dessus cela, de l'orgueil et de l'envie ? gonfler cent poitrines. Cet homme sans foi, sans id?e, avec des app?tits de brute, serait le plus grand des sc?l?rats, n'?tait la crainte des lois.
--On peut contredire, repartit Max avec vivacit?. Depuis ma liaison au coll?ge avec lui, ? part cette ann?e et la pr?c?dente, je l'ai ? peine perdu de vue. Je connais ses tentatives d?sesp?r?es contre une mis?re innommable. Ma?tre de lui-m?me ? moins de seize ans, sans famille et sans ressources, de tous ces ?tats o? l'apprentissage n'est pas rigoureusement n?cessaire, je n'en sais aucun qu'il n'ait essay?. Il a ?t? tour ? tour plieur de bandes dans un journal, correcteur d'?preuves, journaliste, homme de lettres, vaudevilliste, que sais-je? Un moment, ne s'est-il pas r?solu ? ?tudier la pharmacie, et, ? cet effet, n'est-il pas rest? six mois chez un apothicaire? Enfin, ce que sans doute vous ignorez, il n'y a pas encore dix-huit mois, en sortant de l'h?pital, r?duit au d?n?ment le plus horrible, couvert litt?ralement de haillons, impuissant ? trouver un ami pitoyable, oblig?, en outre, de pourvoir aux besoins de cette Rosalie avec qui il vivait depuis trois ans, il est entr?, ce qui de sa part exigeait certainement plus que du courage, chez un agent de change, ? titre de gar?on de bureau. Aussi je le d?clare, loin de lui jeter la pierre ? cause de ses vices, suis-je pr?t ? m'?tonner de ne pas le voir plus m?prisable.
--Allons donc! r?pondit ?nergiquement de Villiers. Je pr?f?rerais en appeler ? sa propre franchise. Oubliez-vous donc qu'il a g?ch? les ?l?ments de dix avenirs, qu'il a ?t? aim? plus que pas un de la fortune et des hommes! Du nombre consid?rable de personnes qui lui ont rendu de bons offices, citez-m'en une seule, si vous pouvez, qu'il n'ait pas ali?n?e, je ne dirai pas par ses d?sordres, mais par l'ind?cence m?me de sa conduite vis-?-vis d'elle. N'est-il pas, en outre, parfaitement av?r? qu'il n'a jamais recouru au travail qu'? l'heure o? les dupes lui manquaient? Et ce n'est pas tout! Crevant d'?go?sme, de vanit?, d'envie, de haine, incapable de rendre un r?el service, n'ayant jamais eu d'amis que pour les exploiter, il ne suffit pas que sa vie n'ait ?t? qu'une perp?tuelle d?bauche des sens et de l'esprit, il faut encore que, d?pourvu absolument d'indulgence, except? pour ses vices, il se soit incessamment montr? le plus impitoyable critique des travers d'autrui. Apr?s cela, qu'on d?plore sa d?pravation et qu'on l'en plaigne, passe encore; mais qu'on s'extasie, en quelque sorte, ? ses m?rites, cela m'exasp?re!
--Vous ne tenez pas non plus assez compte des passions.
--Les passions!... Mais nous en avons pour les combattre, et non pour nous y abandonner ? l'instar des animaux.
--En d?finitive, reprit Max, qu'a-t-il fait, sinon ce que font, sur une moins vaste ?chelle, bien d'autres jeunes gens de notre g?n?ration? Combien ont en eux le germe des vices qui sont en fleur chez lui, et n'atteignent point ? l'?normit? de ses fautes, uniquement parce qu'il leur manque sa force, son temp?rament, son audace!
--Mais je suis de votre avis, dit brusquement de Villiers. Votre Cl?ment n'est pas le seul que j'aie en vue. Il est pour moi un type d'une actualit? saisissante. Sans chercher plus loin, on pourrait dire qu'en lui sont vraiment concentr?s et r?sum?s les vices, les pr?jug?s, le scepticisme, l'ignorance et l'esprit de ces boh?mes dont l'histoire superficielle semble suffire ? l'ambition de votre ami Rodolphe....>>
Sur la mort d'un agent de change.
Le lendemain, dans l'apr?s-midi, Destroy descendit chez ses voisines, avec quelques autres pr?occupations que celles d'y faire simplement de la musique. En traversant l'antichambre, il aper?ut, par la porte entre-b?ill?e d'une petite cuisine, le vieux Fr?d?ric qui attisait les charbons d'un fourneau. La m?re et la fille accueillirent Max comme elles faisaient toujours, avec un empressement affectueux.
Il est ? remarquer que celui-ci, dans sa conversation avec Rodolphe, avait singuli?rement att?nu? la beaut? surprenante de Mme Thillard: peut-?tre avait-il craint que la vivacit? de son enthousiasme n'inspir?t quelque ?pigramme ? son ami. Outre qu'elle ?tait grande, pas trop cependant, et svelte, elle avait des ?paules incomparables, que le deuil faisait plus belles encore. Son visage ovale, d'une chaude p?leur, n'offrait, quoique d'une r?gularit? parfaite, aucun de ces contours arr?t?s, d?licats, qui donnent aux figures anglaises quelque chose de si froid; le model? en ?tait gras, doux, harmonieux; on n'y e?t pas d?couvert l'ombre d'un pli. Un regard de ses yeux noirs produisait l'effet d'un ?clair; quand elle souriait, l'ivoire l?g?rement dor? de ses dents ne faisait point mal sur le rouge des l?vres un peu fortes. Il semblait qu'elle rougit de ses charmes, par exemple, de sa chevelure brune, dont elle essayait, mais en vain, de dissimuler l'exub?rance splendide; de ses mains blanches coquettement enfouies sous des nuages de dentelles; des courbes gracieuses de son pied que gardaient en jaloux les ombres de sa robe. Par-dessus cela, tout, dans ses mouvements, ?tait souplesse et gr?ce, et du bout de son pied ? l'extr?mit? de ses cheveux, les s?ductions ruisselaient vraiment de sa personne. Si, ? la voir, le moins qu'on p?t faire ?tait de l'aimer, aux sons de sa voix musicale et sympathique, c'?tait miracle que cet amour n'all?t pas jusqu'? l'adoration.
L'autre femme, avec sa grave et belle figure, encadr?e de boucles blanches, comparables ? des flocons de soie, avec ses yeux d'o? la bont? coulait comme d'une source, ?tait bien la digne m?re de Mme Thillard. D'un mot, Destroy faisait de Mme Ducornet un ?loge auquel on ne peut rien ajouter: <
<
L'?me de Max d?bordait de r?veries.
<
Au moment o? Mme Thillard et Destroy achevaient la sonate, le vieux Fr?d?ric se trouvait l? et se disposait ? sortir. C'?tait un petit homme maigre, enti?rement chauve, toujours frais ras?, plein de verdeur encore, sur le visage duquel brillait ce que l'on peut appeler la passion du sacrifice. Max l'avait toujours vu en cravate blanche, avec la m?me redingote bleu ? petit collet et le m?me pantalon gris-souris. Il ne s'en alla pas qu'il n'e?t donn? un coup d'oeil ? toutes choses et n'e?t pris humblement cong? de la m?re et de la fille. Destroy, que br?lait l'envie de le questionner, le suivit de pr?s et le joignit bient?t, comme par hasard.
Le bonhomme avait pour Max une pr?dilection marqu?e; il fut visiblement enchant? de la circonstance. Promenant sa manche sur une tabati?re ronde en buis qu'il tira de sa poche, il respira une forte pinc?e de tabac, apr?s en avoir offert ? Destroy. Celui-ci, pour le faire jaser, usa d'ambages au moins inutiles. Fr?d?ric, tout discret qu'il ?tait, ne pouvait songer ? taire les points essentiels d'une histoire que les journaux avaient colport?e dans toute la France. D'un air navr?, en termes amers, il en indiqua ? grands traits les phases notables. Depuis nombre d'ann?es d?j? il ?tait au service de M. Ducornet, quand Thillard, encore imberbe, y ?tait entr? au titre le plus humble. Des dehors s?duisants, de l'application, une pr?coce intelligence des affaires, et notamment une souplesse d'esprit peu commune, lui avaient rapidement concili? les bonnes gr?ces du patron; et, tout entier ? l'ambition d'exploiter cette bienveillance, il avait fait un chemin qui, vu le point de d?part, dut le surprendre lui-m?me. En moins de dix ann?es, apr?s en avoir employ? la moiti? au plus ? conqu?rir la place de premier commis, il ?tait devenu, sans poss?der un sou vaillant, l'associ? de M. Ducornet, puis son gendre, finalement son successeur. Jusque-l?, il est vrai, rien n'?tait plus l?gitime. Mais comment devait-il en user et acquitter sa dette envers une famille qui, eu ?gard seulement au chiffre de sa fortune, pouvait exiger dans un gendre bien autre chose que du m?rite.
Son beau-p?re mourut. A observer l'effet de cette mort sur Thillard, on e?t dit d'un homme qu'on d?barrasse de cha?nes pesantes, ? la suite d'une longue et dure r?clusion. Toute la vertu de son pass? n'?tait qu'une imperturbable hypocrisie. Actuellement, aux plus mauvais instincts, ? un ?go?sme incommensurable, il fallait joindre une vanit? sans contre-poids de parvenu et le vertige dont le frappait l'?clat d'une fortune inesp?r?e. Sa femme et sa belle-m?re, engou?es de lui ? en perdre toute clairvoyance, ne discontinu?rent pas d'?tre ses dupes et ses victimes. Elles furent les derni?res ? conna?tre ses d?sordres, et, hormis un luxe ruineux, elles crurent jusqu'? la fin n'avoir point de reproche ? lui faire. Cependant, bien qu'il se montr?t vis-?-vis d'elles toujours aussi empress?, toujours aussi jaloux de leur plaire, sa pens?e s'?loignait de plus en plus de sa femme et de son int?rieur. Entra?n? par gloriole au milieu de ces rentiers parasites autour de qui r?dent des industriels de toutes sortes, comme font les requins autour d'un navire, il achetait le triste honneur de cette compagnie par un m?pris de l'argent analogue ? celui d'un homme qui n'est pas le fils de ses oeuvres ou qui l'est devenu trop vite. En proie au jeu, ? d'insatiables courtisanes, ? une dissipation effr?n?e, bient?t ? l'usure, quand, apr?s quatre ann?es de ces exc?s, l'embarras de ses affaires exigeait des mesures urgentes, ?nergiques, radicales, il achevait de compromettre irr?parablement sa position en se jetant pieds et poings li?s dans des sp?culations hasardeuses. Enfin, aux d?fiances dont il ?tait l'objet, ? son cr?dit ?branl?, il n'?tait plus possible de pr?voir comment, ? moins d'un miracle, il parviendrait ? conjurer sa ruine.
< --Quel mis?rable! dit Max indign?. --Oui, mis?rable, en effet, ajouta le vieillard en secouant la t?te, et plus que vous ne pensez. Aussi, il avait trop d'avantages superficiels pour ne pas ?tre mauvais au fond. Un homme ne peut pas tout avoir, que diable! Je n'avais pas attendu jusqu'? ce jour pour reconna?tre qu'il manquait absolument de coeur. Il sortait de parents extr?mement pauvres qui s'?taient impos? les plus dures privations pour lui faire apprendre quelque chose. Eh bien! il en rougissait, il les reniait, il les consignait ? sa porte et les laissait dans la mis?re. Le malheureux semblait n'avoir d'autre vocation que celle de prendre en haine ceux qui lui avaient fait du bien ou l'aimaient. Comment expliquer autrement qu'il d?laiss?t madame Thillard, la beaut?, l'amour, le d?vouement en personne, pour de malhonn?tes femmes, souvent laides, quelquefois vieilles, toujours d?go?tantes par leurs moeurs, qui le volaient, le ruinaient et se moquaient de lui? --Mais, dit Max tout ? coup, o? un pareil homme a-t-il pris le courage de se tuer?>> Fr?d?ric s'arr?ta et regarda Destroy avec ?tonnement. < Il y avait moins de crainte que de surprise et de curiosit? dans l'air dont Destroy s'?cria aussit?t: < --Non, non, r?p?ta le vieillard d'un air pensif. D'ailleurs, la justice, qui a de meilleurs yeux que les miens, n'a rien vu de louche dans cette mort. --Au surplus, ajouta Max, sa fuite ou sa mort, c'?tait tout un: madame Thillard et sa m?re n'en ?taient pas moins irr?vocablement ruin?es. --?videmment, r?pliqua Fr?d?ric sur le point de quitter Destroy. Et, voyez-vous,--ici il prit un air capable et respira voluptueusement une ?norme prise,--quand je songe ? tout cela, je suis tent? de me demander ce que fait le bon Dieu l?-haut!...>> Int?rieur de Cl?ment. Cl?ment occupait, dans une vieille maison situ?e rue du Cherche-Midi, un appartement au troisi?me. L'ameublement, simple et propre, offrait, dans la forme et les couleurs, cette disparit? des meubles achet?s d'occasion chez divers marchands. On y avait ?vit? avec soin tout ce qui ?tait susceptible d'?veiller la tristesse. Aux murs et aux fen?tres des pi?ces ?lev?es du logement, rempli de lumi?re, ?taient un papier et des rideaux d'une nuance claire, sem?e de grosses fleurs rouges, vertes et bleues. Une vieille femme vint ouvrir. Avant que Max n'e?t parl?, elle dit: < < Ils furent bient?t install?s dans une petite pi?ce qui rappelait un cabinet d'hommes d'affaires, ? cause d'une biblioth?que en acajou, combl?e de livres ? reliure uniforme, d'un grand casier dont la double pile de cartons verts ?tait s?par?e par des registres arm?s de m?tal poli, et d'un bureau devant lequel s'ouvraient les bras circulaires d'un fauteuil recouvert de cuir rouge. < La vieille femme accourut. < --Je l'avais devin? ? son air, repartit Max. Ce n'est pas pour t'entendre ?lever la voix que je suis ?tonn?. A te parler franchement, depuis mon entr?e ici, je ne remarque que des choses qui me confondent. --Qu'est-ce qui t'?tonne donc tant? demanda Cl?ment. --Comment! fit Destroy, quand on t'a vu, comme je t'ai vu pendant dix ans, vivre au jour la journ?e, changer d'h?tel tous les quinze jours, prendre racine dans les bals, te railler infatigablement de la vie bourgeoise, tu ne veux pas que je m'?tonne de te trouver mari?, p?re de famille, travaillant, ?conomisant, vivant au coin de ton feu, ni plus ni moins qu'un notaire ou qu'un sous-pr?fet? --C'est pr?cis?ment parce que j'ai v?cu ainsi, dit Cl?ment avec assez de raison, que tu ne devrais pas t'?tonner de me voir vivre d'une autre mani?re. --Crois au moins, s'empressa d'ajouter Max, que ma surprise n'a rien de d?sobligeant pour toi: elle ?clate, au contraire, du plaisir que j'?prouve ? te rencontrer tout autre. Certes, je t'aime mieux ici que dans cet horrible bouge de la rue Saint-Louis en l'Ile o? je t'ai vu avec Rosalie l'avant-dernier automne, je crois.>> Le tressaillement qui agita les nerfs de Cl?ment attesta que Max venait de lui rappeler un souvenir extr?mement p?nible.
Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page