Read Ebook: Bouvard et Pécuchet by Flaubert Gustave
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Ebook has 3221 lines and 85536 words, and 65 pages
Cependant, il haletait dans cette petite chambre chauff?e depuis le matin par les ardoises de la toiture.
Bouvard lui dit:--? votre place, j'?terais ma flanelle!
--Comment! et P?cuchet baissa la t?te, s'effrayant ? l'hypoth?se de ne plus avoir son gilet de sant?.
--Faites-moi la conduite reprit Bouvard l'air ext?rieur vous rafra?chira.
Enfin P?cuchet repassa ses bottes, en grommelant: Vous m'ensorcelez ma parole d'honneur!--et malgr? la distance, il l'accompagna jusque chez lui au coin de la rue de B?thune, en face le pont de la Tournelle.
La chambre de Bouvard, bien cir?e, avec des rideaux de percale et des meubles en acajou, jouissait d'un balcon ayant vue sur la rivi?re. Les deux ornements principaux ?taient un porte-liqueurs au milieu de la commode, et le long de la glace des daguerr?otypes repr?sentant des amis; une peinture ? l'huile occupait l'alc?ve.
--Mon oncle! dit Bouvard, et le flambeau qu'il tenait ?claira un monsieur.
Des favoris rouges ?largissaient son visage surmont? d'un toupet frisant par la pointe. Sa haute cravate avec le triple col de la chemise, du gilet de velours, et de l'habit noir l'engon?aient. On avait figur? des diamants sur le jabot. Ses yeux ?taient brid?s aux pommettes, et il souriait d'un petit air narquois.
P?cuchet ne put s'emp?cher de dire:--On le prendrait plut?t pour votre p?re!
--C'est mon parrain r?pliqua Bouvard, n?gligemment, ajoutant qu'il s'appelait de ses noms de bapt?me Fran?ois, Denys, Bartholom?e. Ceux de P?cuchet ?taient Juste, Romain, Cyrille;--et ils avaient le m?me ?ge: quarante-sept ans! Cette co?ncidence leur fit plaisir; mais les surprit, chacun ayant cru l'autre beaucoup moins jeune. Ensuite, ils admir?rent la Providence dont les combinaisons parfois sont merveilleuses.--Car, enfin, si nous n'?tions pas sortis tant?t pour nous promener, nous aurions pu mourir avant de nous conna?tre! et s'?tant donn? l'adresse de leurs patrons, ils se souhait?rent une bonne nuit.
--N'allez pas voir les dames! cria Bouvard dans l'escalier.
P?cuchet descendit les marches sans r?pondre ? la gaudriole.
Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos fr?res,--tissus d'Alsace rue Hautefeuille 92, une voix appela:--Bouvard! Monsieur Bouvard!
Celui-ci passa la t?te par les carreaux et reconnut P?cuchet qui articula plus fort.
--Je ne suis pas malade! Je l'ai retir?e!
--Quoi donc!
--Elle! dit P?cuchet, en d?signant sa poitrine.
Tous les propos de la journ?e, avec la temp?rature de l'appartement et les labeurs de la digestion l'avaient emp?ch? de dormir, si bien que n'y tenant plus, il avait rejet? loin de lui sa flanelle.--Le matin, il s'?tait rappel? son action heureusement sans cons?quence, et il venait en instruire Bouvard qui, par l?, fut plac? dans son estime ? une prodigieuse hauteur.
Il ?tait le fils d'un petit marchand, et n'avait pas connu sa m?re, morte tr?s jeune. On l'avait, ? quinze ans, retir? de pension pour le mettre chez un huissier. Les gendarmes y survinrent; et le patron fut envoy? aux gal?res, histoire farouche qui lui causait encore de l'?pouvante. Ensuite, il avait essay? de plusieurs ?tats, ma?tre d'?tudes, ?l?ve en pharmacie, comptable sur un des paquebots de la haute Seine. Enfin un chef de division s?duit par son ?criture, l'avait engag? comme exp?ditionnaire; mais la conscience d'une instruction d?fectueuse, avec les besoins d'esprit qu'elle lui donnait, irritaient son humeur; et il vivait compl?tement seul sans parents, sans ma?tresse. Sa distraction ?tait, le dimanche, d'inspecter les travaux publics.
Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords de la Loire dans une cour de ferme. Un homme qui ?tait son oncle, l'avait emmen? ? Paris pour lui apprendre le commerce. ? sa majorit?, on lui versa quelques mille francs. Alors il avait pris femme et ouvert une boutique de confiseur. Six mois plus tard, son ?pouse disparaissait, en emportant la caisse. Les amis, la bonne ch?re, et surtout la paresse avaient promptement achev? sa ruine. Mais il eut l'inspiration d'utiliser sa belle main; et depuis douze ans, il se tenait dans la m?me place, MM. Descambos fr?res, tissus, rue Hautefeuille 92. Quant ? son oncle, qui autrefois lui avait exp?di? comme souvenir le fameux portrait, Bouvard ignorait m?me sa r?sidence et n'en attendait plus rien. Quinze cents livres de revenu et ses gages de copiste lui permettaient d'aller, tous les soirs, faire un somme dans un estaminet.
Ainsi leur rencontre avait eu l'importance d'une aventure. Ils s'?taient, tout de suite, accroch?s par des fibres secr?tes. D'ailleurs, comment expliquer les sympathies? Pourquoi telle particularit?, telle imperfection indiff?rente ou odieuse dans celui-ci enchante-t-elle dans celui-l?? Ce qu'on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoy?rent.
Souvent, ils venaient se chercher ? leur comptoir. D?s que l'un paraissait, l'autre fermait son pupitre et ils s'en allaient ensemble dans les rues. Bouvard marchait ? grandes enjamb?es, tandis que P?cuchet multipliant les pas, avec sa redingote qui lui battait les talons semblait glisser sur des roulettes. De m?me leurs go?ts particuliers s'harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le fromage, prenait r?guli?rement sa demi-tasse. P?cuchet prisait, ne mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le caf?. L'un ?tait confiant, ?tourdi, g?n?reux. L'autre discret, m?ditatif, ?conome.
Pour lui ?tre agr?able, Bouvard voulut faire faire ? P?cuchet la connaissance de Barberou. C'?tait un ancien commis-voyageur, actuellement boursier, tr?s bon enfant, patriote, ami des dames, et qui affectait le langage faubourien. P?cuchet le trouva d?plaisant et il conduisit Bouvard chez Dumouchel. Cet auteur-- donnait des le?ons de litt?rature dans un pensionnat de jeunes personnes, avait des opinions orthodoxes et la tenue s?rieuse. Il ennuya Bouvard.
Aucun des deux n'avait cach? ? l'autre son opinion. Chacun en reconnut la justesse. Leurs habitudes chang?rent; et quittant leur pension bourgeoise, ils finirent par d?ner ensemble tous les jours.
Ils faisaient des r?flexions sur les pi?ces de th??tre dont on parlait, sur le gouvernement, la chert? des vivres, les fraudes du commerce. De temps ? autre l'histoire du Collier ou le proc?s de Fuald?s revenait dans leurs discours;--et puis, ils cherchaient les causes de la R?volution.
Ils fl?naient le long des boutiques de bric-?-brac. Ils visit?rent le Conservatoire des Arts et M?tiers, Saint-Denis, les Gobelins, les Invalides, et toutes les collections publiques. Quand on demandait leur passeport, ils faisaient mine de l'avoir perdu, se donnant pour deux ?trangers, deux Anglais.
Dans les galeries du Mus?um, ils pass?rent avec ?bahissement devant les quadrup?des empaill?s, avec plaisir devant les papillons, avec indiff?rence devant les m?taux; les fossiles les firent r?ver, la conchyliologie les ennuya. Ils examin?rent les serres chaudes par les vitres, et fr?mirent en songeant que tous ces feuillages distillaient des poisons. Ce qu'ils admir?rent du c?dre, c'est qu'on l'e?t rapport? dans un chapeau.
Ils s'efforc?rent au Louvre de s'enthousiasmer pour Rapha?l. ? la grande biblioth?que ils auraient voulu conna?tre le nombre exact des volumes.
Une fois, ils entr?rent au cours d'arabe du Coll?ge de France; et le professeur fut ?tonn? de voir ces deux inconnus qui t?chaient de prendre des notes. Gr?ce ? Barberou, ils p?n?tr?rent dans les coulisses d'un petit th??tre. Dumouchel leur procura des billets pour une s?ance de l'Acad?mie. Ils s'informaient des d?couvertes, lisaient les prospectus et par cette curiosit? leur intelligence se d?veloppa. Au fond d'un horizon plus lointain chaque jour, ils apercevaient des choses ? la fois confuses et merveilleuses.
En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n'avoir pas v?cu ? l'?poque o? il servait, bien qu'ils ignorassent absolument cette ?poque-l?. D'apr?s de certains noms, ils imaginaient des pays d'autant plus beaux qu'ils n'en pouvaient rien pr?ciser. Les ouvrages dont les titres ?taient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un myst?re.
Et ayant plus d'id?es, ils eurent plus de souffrances. Quand une malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la campagne.
Un dimanche ils se mirent en marche d?s le matin; et passant par Meudon, Bellevue, Suresnes, Auteuil, tout le long du jour ils vagabond?rent entre les vignes, arrach?rent des coquelicots au bord des champs, dormirent sur l'herbe, burent du lait, mang?rent sous les acacias des guinguettes, et rentr?rent fort tard, poudreux, ext?nu?s, ravis. Ils renouvel?rent souvent ces promenades. Les lendemains ?taient si tristes qu'ils finirent par s'en priver.
La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le grattoir et la sandaraque, le m?me encrier, les m?mes plumes et les m?mes compagnons! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de moins en moins; cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient tous les jours apr?s l'heure, et re?urent des semonces.
Autrefois, ils se trouvaient presque heureux. Mais leur m?tier les humiliait depuis qu'ils s'estimaient davantage;--et ils se renfor?aient dans ce d?go?t, s'exaltaient mutuellement, se g?taient. P?cuchet contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la morosit? de P?cuchet.
--J'ai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques! disait l'un.
--Autant ?tre chiffonnier s'?criait l'autre.
Quelle situation abominable! Et nul moyen d'en sortir! Pas m?me d'esp?rance!
Un apr?s-midi Bouvard ?tant ? son comptoir re?ut une lettre, apport?e par le facteur.
Ses bras se lev?rent, sa t?te peu ? peu se renversait, et il tomba ?vanoui sur le carreau.
Les commis se pr?cipit?rent; on lui ?ta sa cravate; on envoya chercher un m?decin.
Il rouvrit les yeux--puis aux questions qu'on lui faisait:--Ah!... c'est que... c'est que... un peu d'air me soulagera. Non! laissez-moi! permettez! et malgr? sa corpulence, il courut tout d'une haleine jusqu'au minist?re de la marine, se passant la main sur le front, croyant devenir fou, t?chant de se calmer.
Il fit demander P?cuchet.
P?cuchet parut.
--Mon oncle est mort! j'h?rite!
--Pas possible!
Bouvard montra les lignes suivantes:
?TUDE DE Me TARDIVEL, NOTAIRE. Savigny-en-Septaine 14 janvier 39.
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