Read Ebook: Les Roquevillard by Bordeaux Henry
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Ebook has 2217 lines and 65558 words, and 45 pages
--Voil? cent sous. Va manger la soupe ? la maison.
--C'est trois journ?es, dit la pauvresse qui regardait l'?cu tout blanc dans sa main racornie, je n'ai droit qu'? une.
--Prends toujours. Et ta fille?
--Elle est partie pour Lyon.
--Travaille-t-elle?
La vieille femme laissa tomber ses deux bras le long du corps, et ne r?pondit pas.
--Il faut qu'elle travaille.
--Depuis la condamnation, elle ne trouve plus ? se placer. Une voleuse!
L'avocat plaida les circonstances att?nuantes:
--Elle a vol? par ?tourderie, par coquetterie, par vanit?. Elle n'est pas mauvaise. ? son ?ge, on se corrige. De quoi vit-elle?
--Et de quoi voulez-vous qu'elle vive? Des hommes, pardi.
--Comment le sais-tu?
--Les premiers temps, j'avais envoy? un mandat, un petit, pour l'aider. Elle me l'a renvoy? avec un autre, un gros, que j'ai br?l?.
--Que tu as br?l??
--Oui, monsieur Fran?ois, l'argent de la honte.
Et la col?re redressa brusquement la paysanne qui apparut en pleine lumi?re, mena?ante et la main tendue, comme pour accuser le destin:
--Je ne sais pas comment je l'ai faite. Dans notre famille, il n'y avait que des braves gens. Maintenant j'ai vergogne.
--Ce n'est pas ta faute, Pierrette.
Elle secoua la t?te avec certitude:
--C'est toujours la faute de la famille, vous le savez bien. C'est vous qui l'avez dit.
--Moi?
--Oui, devant moi, ? Julienne, avant la condamnation. Elle m'inqui?tait d?j?. Alors, je vous l'avais amen?e un jour.
--Je me souviens. Et que lui ai-je dit?
--Que lorsqu'on avait la chance d'appartenir ? une famille honn?te, il fallait se respecter davantage. Parce que dans les familles, on met tout en commun, la terre et les dettes, la bonne conduite et la mauvaise.
--Personne ne peut te jeter la pierre.
--On me la jette quand m?me. On a raison. Par bonheur, j'ai perdu mon homme avant.
--Il t'aurait d?fendue.
--Il l'aurait tu?e.
--Et toi, tu l'aimes toujours?
--C'est mon enfant.
--Allons, Pierrette, ne te d?courage pas. Tant qu'on n'est pas mort, il n'y a rien de perdu.
Rentre ? la maison; moi, je vais au pressoir v?rifier les cuves.
--Merci, monsieur Fran?ois.
De tout temps, elle avait, ? la Vigie, collabor? aux lessives, aux vendanges et m?me par int?rim ? la cuisine: de l? son usage des pr?noms.
M. Roquevillard, quand elle fut partie, ne se pressa pas de la suivre. D'un coup d'oeil amoureux il embrassa tout le domaine qui s'?tendait ? ses pieds: les vignes d?pouill?es dont il retrouverait au vin joyeux les tons de pourpre ou d'or, les pr?s deux fois d?v?tus, les vergers, et, par del? le petit ruisseau anonyme qui s?pare les communes de Cognin et de Saint-Cassin, le bois de ch?nes, de h?tres et de fayards nuanc? par l'automne comme un bouquet p?le. Sur cette terre aux cultures diverses, il ne lisait pas ? cette heure l'histoire des saisons, mais celle de sa famille. Tel a?eul avait achet? ce champ, tel autre plant? ce vignoble, et lui-m?me n'avait-il pas franchi la fronti?re de la commune pour acqu?rir ces arbres trop serr?s qui r?clamaient une coupe? Se retournant vers les b?timents de ferme, il reconnut la baraque primitive, chang?e en remise, que les premiers Roquevillard, des paysans, avaient construite, et il la compara ? sa maison d'habitation solide et vaste, que d?corait une ?clatante vigne vierge. C'?tait, sur les m?mes lieux, la m?me race, mais fortifi?e mat?riellement et moralement par un pass? d'honneur, de travail et d'?conomie. Il lui fit hommage de son m?rite en r?p?tant la parole de la Fauchois:
--C'est toujours la faute de la famille.
La sienne avait, en outre, fourni au pays des hommes capables de servir utilement la chose publique, comme ils avaient administr? leurs propres biens. Ainsi les g?n?rations se soutenaient les unes les autres pour prosp?rit? commune. Les plus lointains a?eux n'avaient-ils pas pr?par? son oeuvre? Cette terre qu'il foulait, ils l'avaient convoit?e avant lui. Cet horizon les avait, avant lui, captives et exalt?s. Et, non sans peine, il d?tacha les yeux de son domaine pour revoir ce qu'ils avaient vu, l'ensemble de lignes et de teintes que lui offrait le paysage, et dont leur sensibilit?, comme la sienne, d?pendait. Car les cultures peuvent modifier la forme imm?diate du sol, l'homme ne change rien ? la lumi?re ni ? l'?tendue: il y ajoute seulement quelques points de rep?re ?mouvants, un toit qui fume et ?voque la douceur du foyer, un chemin, une haie qui font souvenir de la vie sociale, un clocher qui symbolise la pri?re.
Seul sur la colline, il ajouta ? la beaut? du soir la satisfaction de communier avec sa race. Il sentit jusque dans un pass? obscur l'importance de ce coin de terre. En face de lui, la cha?ne de L?pine, rompue dans sa monotonie par la cime du Signal, se bordait de rouge. Son regard descendit dans la plaine, suivit un instant la fuite gracieuse de la route des ?chelles, ? qui les derniers contreforts des montagnes semblent composer de chaque c?t? une escorte, puis remonta aux dentelures du Corbelet, de Joigny et du Granier, pour revenir aux coteaux plus proches, aux vallonnements ?tag?s dont les courbes sont plus harmonieuses. Dans cette nature heurt?e, tour ? tour image de hardiesse et de mollesse, il retrouvait des caract?res de parent?: l'audace de son grand-p?re qui, sous la R?volution, fut aux arm?es, la nonchalance de son p?re qui, se laissant glisser dans la contemplation, compromit, sans y prendre garde, le patrimoine sacr?.
"Personne, songeait-il, ne peut de cette place envisager de la sorte le spectacle du couchant. Un jour, quand je ne serai plus, l'un de mes enfants reprendra ces comparaisons. Mes enfants, qui continueront notre oeuvre, et seront gens de bien."
Du pass? qui aboutissait ? lui-m?me, il envisageait l'avenir avec s?curit?. Absorb? dans ses r?flexions, il ne vit pas venir ? lui une femme qui sortait de la maison. C'?tait une femme d?j? ?g?e, qui portait sur les ?paules un ch?le sombre et s'appuyait sur une canne avec un grand air de lassitude, d'?puisement. Son visage, qui recevait le reflet du soir, avait d? ?tre beau. Les ann?es l'avaient fl?tri sans lui ?ter une expression de puret? qui surprenait tout d'abord, puis attirait. C'?tait l'empreinte visible d'une ?me droite, exempte de tout mal et m?me un peu mystique.
--Si, Valentine, les voil?.
Tous deux s'entendaient pour parler de leurs enfants. Il lui montra au bras de la rampe, sur le chemin montant, un groupe nombreux. En t?te marchaient deux b?b?s que leur grand'm?re reconnut:
--Pierre et Adrienne. Ils prennent le raccourci. Je ne vois pas le petit Julien.
--Il doit tenir la main de sa tante Marguerite. Il ne la quitte pas.
--En effet. Je l'aper?ois entre Marguerite et son fianc?. Il les s?pare, le m?chant gar?on. Et sa m?re, o? est-elle?
--Elle vient derri?re eux, tranquillement selon son habitude, avec son fr?re Hubert.
--Notre fils a?n?. Distingues-tu sa d?coration?
M. Roquevillard sourit en regardant sa compagne.
--Comment veux-tu, ? cette distance?
Elle prit le parti de rire ? son tour, gracieusement.
--Il y a un grand ruban rouge sur la montagne.
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