Read Ebook: Les misères de Londres 1. La nourrisseuse d'enfants by Ponson Du Terrail
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Ebook has 3474 lines and 49940 words, and 70 pages
LA NOURISSEUSE D'ENFANTS
Cinquante navires de ce genre sillonnent en tous sens et ? toute heure ce fleuve immense qu'on appelle la Tamise, et dans les flots ternes duquel Londres, la ville colossale, plonge ses pieds boueux.
Sur cette partie du navire, hommes et femmes consid?raient, les uns avec curiosit?, d'autres avec compassion, quelques-uns avec convoitise, une femme de vingt-quatre ? vingt-cinq ans qui tenait un enfant d'une dizaine d'ann?es par la main. Pauvre ?tait leur accoutrement, plus pauvre encore leur bagage.
La femme portait un vieux chapeau, un vieux ch?le ? carreaux, des bas bleus de grosse laine, et des souliers encore couverts de la poussi?re d'une longue route.
L'enfant avait le bas des jambes nu, point de chapeau sur sa t?te couverte d'une belle chevelure ch?tain en broussaille; et sa m?re lui avait enroul? autour de sa veste frip?e un lambeau de plaid qui avait d? ?tre rouge et vert, mais qui n'offrait plus que des tons jaunes et gris.
Pourquoi donc ces infortun?s attiraient-ils ainsi l'attention g?n?rale, sur ce pont encombr?, au milieu de cette navigation en tumulte, en d?pit du sifflet des locomotives passant et repassant la Tamise, de Cannon-street ? London-Bridge, et de London-Bridge ? Charing-Cross?
Quelques gentlemen correctement v?tus s'?taient m?me joints, sur l'avant, au menu peuple qui entourait ces deux cr?atures, et leur ?tonnement, leur curiosit? ne le c?daient en rien ? la curiosit?, ? l'?tonnement et m?me ? l'admiration contenue dont la m?re et l'enfant ?taient l'objet.
C'est que la m?re, en ses haillons, ?tait plus belle que toutes les ladys qu'on voit le matin dans Hyde-Park ou dans les jardins de Kingsington sur un cheval de sang, c'est que jamais peintre ?namour? de l'id?al n'avait r?v? une figure de ch?rubin plus jolie que celle de l'enfant.
La m?re ?tait blanche, avec des l?vres rouges, l'oeil d'un bleu sombre et les cheveux d'?b?ne.
L'enfant avait un signe bizarre.
Au milieu de ses cheveux ch?tains et presque noirs, une touffe de cheveux rouges, mince et fine, lui descendait vers le milieu du front.
Tous deux, la m?re et l'enfant, regardaient avec une stupeur inqui?te cette ville immense se dressant aux deux rives du fleuve, avec ses ?glises sans nombre, ses gares gigantesques, ses ponts cyclop?ens et ses maisons noires et enfum?es.
D'o? venaient-ils? Nul ne le savait.
Ils s'?taient embarqu?s ? Greenwich, o? ils ?taient arriv?s ? pied.
La m?re avait, en soupirant, tir? de sa bourse, o? se heurtaient deux ou trois schillings avec un peu de monnaie de cuivre, les quatre pence n?cessaires ? l'achat du ticket ou billet d'embarquement.
Puis elle s'?tait assise sur le pont, prenant son fils dans ses bras.
Longtemps, elle n'avait adress? la parole ? personne.
--Oui et non, lui avait r?pondu un gros homme aux cheveux rouges, un ?cossais marchand de poisson, qui remontait jusqu'? London-Bridge. Cela d?pend, ma petite m?re. Londres est partout, et il ne finit jamais. O? allez-vous?
La jeune femme h?sita un moment.
--Bon, dit l'?cossais, je connais ?a. Saint-Gilles, c'est une ?glise catholique.
--Oui.
--Vous ?tes Irlandaise?
--Oui, dit encore la jeune femme.
Le marchand de poisson ?tait un brave homme assez bavard; une jolie femme ne lui d?plaisait pas, et quand il entrait dans un public-house, bien qu'il e?t des pr?tentions ? ?tre gentleman, au lieu d'aller boire sur le comptoir du box des gens bien mis, il allait fumer une pipe au parloir o? il pouvait s'asseoir et causer tout ? son aise.
--Vous avez un bout de chemin ? faire, ma petite m?re, dit-il. Vous descendrez ? la station de Charing-Cross; vous trouverez le Strand, puis vous monterez toujours droit devant vous; c'est une vilaine rue que Lawrence-street, et une pauvre ?glise que Saint-Gilles, mais il y a de belles rues pour vous y conduire. Et quand vous aurez travers? Piccadilly, vous n'en serez pas loin. Est-ce que vous allez chez des parents?
--Non, je ne connais personne ? Londres, mais on m'a dit que dans Lawrence-street, poursuivit la femme, il y avait un Irlandais du nom de Patrick qui me logerait, moi et mon enfant.
--Tous les Irlandais s'appellent Patrick, ma petite m?re, dit le marchand de poisson, et si vous n'avez d'autres renseignements, vous courez grand risque de coucher ? la belle ?toile.
L'Irlandaise leva les yeux au ciel d'un air r?sign?.
--Dieu est bon, dit-elle, il ne nous abandonnera pas.
Le gros ?cossais reprit:
--Vous venez ? Londres pour travailler, n'est-ce pas?
--Je ne sais, dit-elle.
Cette r?ponse ?tait au moins ?trange, si on prenait garde aux v?tements de la jeune femme.
--A Londres, reprit l'?cossais, il n'y a que les lords qui ne travaillent pas.
--J'ai une mission, dit l'Irlandaise. C'est demain le 27 octobre, n'est-ce pas?
--Oui, certes.
--Demain, ? huit heures, il faut que je soie ? l'?glise de Saint-Gilles, aupr?s de l'autel, et que je pr?sente mon fils au pr?tre qui c?l?brera la messe.
--Pourquoi donc ?a? demanda na?vement l'?cossais.
--Son p?re mourant me l'a command?.
--Ma petite m?re, dit alors l'?cossais, ma femme est une brave femme, et si vous voulez venir chez nous, nous vous donnerons une bonne tasse de th?, des sandwich et une tranche de saumon fum? ? vous et ? votre enfant. Puis vous coucherez chez nous, et, demain, vous aurez tout le temps de vous rendre ? Saint-Gilles.
L'?cossais faisait son offre de bon coeur, et son visage rougeaud ?tait plein de loyaut?:
L'Irlandaise h?sita un moment et regarda son pauvre enfant accabl? de fatigue.
--Non, non, dit-elle enfin, merci mille fois, il faut que j'aille l? o? j'ai ordre d'aller.
--Adieu donc, dit l'?cossais, et Dieu vous garde!
Et il sauta sur le ponton qui servait au d?barquement.
Alors le brouillard se d?chira sous l'effort d'un rayon de soleil et la m?re et l'enfant se prirent ? contempler le spectacle grandiose qu'ils avaient sous les yeux.
A droite le palais de Sommerset, ? gauche les noires maisons du Southwark, devant eux le pont de Waterloo, et plus loin encore celui de Westminster, et, ? demi-estomp?s par le brouillard, la vieille abbaye et le parlement plongeant ses assises dans les flots, et tout ? fait perdu dans la brume, sur la rive droite de la Tamise, Lambeth-Palace, la somptueuse demeure des archev?ques de Cantorb?ry.
C'?tait le Londres opulent, le Londres des palais, la ville des ma?tres du monde, qui apparaissait tout ? coup aux yeux ?blouis de ces modestes voyageurs.
Et cependant l'enfant, le pauvre Irlandais en guenilles, glissa alors des bras de sa m?re, se dressa ? l'avant et promena sur cette ville immense un fier regard.
On e?t dit un jeune aiglon au bord de son aire contemplant avec s?r?nit? les vastes plaines de l'air dont il est d?sormais le roi.
Et le gentleman, qui n'avait jamais perdu de vue la m?re et l'enfant, surprit ce regard et tressaillit.
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