Read Ebook: En Kabylie: Voyage d'une Parisienne au Djurjura by Vilbort J Joseph
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Ebook has 1028 lines and 69097 words, and 21 pages
--Oui, Monsieur, ajouta le postillon, des perdrix rouges.
--Que n'ai-je mon fusil! dit M. Jules en soupirant.
--Quoi! exclama le G?n?ral, tuer ces pauvres petites b?tes!... et devant moi!
Le Caporal s'enfon?a repentant dans son coin.
Tout ? coup le d?cor change.
Quel fl?au a pass? par ici? Quel Vandale a pi?tin? le tapis de velours brod? par la f?e? Plus une fleur, plus un brin d'herbe! Quel sauvage a arrach? leur robe verte ? ces arbres dont les troncs et les bras nus se tordent d'un air d?sesp?r?? Pas un oiseau, pas un insecte! Le silence de la mort r?gne dans ces lieux d?sol?s que recouvre aussi loin que s'?tend la vue un linceul de poussi?re grise et noire.
--Ce sont ces coquins d'Arabes, dit le postillon, qui ont mis le feu aux broussailles du c?t? de la mer, il y a quinze jours environ. L'incendie, pouss? par le vent, prit sa course d'une telle vitesse, que mes chevaux, lanc?s au grand galop, pouvaient ? grand'peine le devancer. Nous venions de Tizi-Ouzou, et ce diable de feu se mit ? nous poursuivre aux approches de l'Alma. Je vous r?ponds que je n'avais pas besoin de jouer du violon ? mes b?tes. Le curieux de l'histoire, c'est que devant nous, ? deux ou trois cents m?tres, sur la route, galopait un lion...
--Un lion! en ?tes-vous bien s?r, postillon, et n'?tait-ce pas aussi un lapin?
--Un vrai lion, Madame, de la grande esp?ce fauve: car il y a aussi le lion noir qui est moins grand et moins commun, sinon moins dangereux.
--Et duquel, mon ami, e?tes-vous le plus peur, de ce diable de feu ou de ce grand lion fauve?
--Et comment pr?tes-vous cong? de ce compagnon?
--L?-bas derri?re nous, ? l'endroit o? la route fait un angle, l'incendie suivit son chemin en droite ligne dans la direction du vent, et le Sidi disparut dans les broussailles en rugissant...
--Oui, de plaisir?
--Il ne m'a pas laiss? le temps de le lui demander, Madame.
Nous descendons par une pente rapide au fond d'un ravin pour passer un ruisseau de mauvaise mine: le Bou-Douaou, fr?re ou cousin de celui de la Regha?a.
Nous entrons dans le village de l'Alma, cr?? en 1856. Ce n'est pas un colon qui nous regarde avec ces yeux ternes; c'est la fi?vre en personne! Quel barbare ou quel ?tourdi, apr?s l'exp?rience d'un quart de si?cle, a condamn? ses fr?res de France ? d?p?rir mis?rablement au fond de ce mar?cage, quand il pouvait les faire vivre bien portants et heureux sur cette riante colline qui re?oit en plein, l'?t?, le souffle tonique et rafra?chissant de la mer? Combien d'hommes ont d?j? pay? et payeront encore de leur vie cette faute d'une ignorance ou d'une l?g?ret? ?galement coupables!
On change de chevaux. Les braves b?tes qui nous ont amen?s d'Alger viennent de faire, sans d?brider, neuf lieues au train de poste. Ils n'ont souffl? que pendant une minute ou deux ? la Maison-Carr?e. Ils font ce trajet tous les jours, et il est des gens qui disent que les chevaux arabes n'ont pas de fonds!
Tandis qu'on m?ne ces courageux sous un hangar o? ils se s?chent en se roulant sur la liti?re, le Conscrit est envoy? ? la cuisine de l'auberge. Nos estomacs crient famine; le G?n?ral veut savoir si le d?jeuner est ? point et quel en est le menu. Bient?t l'impatience le gagne et grandit avec sa fringale. Le Conscrit ne repara?t pas.
--Il n'aura pas trouv? la cuisine! allez, Caporal, allez!
L'instant d'apr?s, M. Jules revient avec un visage constern?.
--Ce n'est pas ici qu'on d?jeune, Madame.
--Ah!... mais o? donc?
--Aux Issers.
--A trente kilom?tres!
--Venez!
Nous suivons le G?n?ral dans l'auberge.
--Que pouvez-vous nous servir?
--Madame, tout ce qu'il vous plaira.
--A la bonne heure! Eh bien, servez-nous.
--Quoi? de l'absinthe?
C'est la premi?re chose qu'on vous offre dans toute l'Alg?rie, depuis huit heures du matin jusqu'? six heures du soir; c'est aussi la plus pernicieuse.
--Des champoreaux?
--Merci! nous venons d'en prendre. Servez-nous un poulet, des oeufs, du jambon...
--C'est que...
Le G?n?ral fronce le sourcil.
--Nos poules ne pondent pas encore, nos jambons sont mang?s; et quant ? un poulet, il faudrait le temps de le saigner, de le plumer et de le mettre ? la broche.
--Du pain alors!
--Et du fromage, oui, Madame; et du vin, si madame le d?sire.
--Sans doute.
--Du cachet?! vieux m?doc, avec la marque de Bordeaux.
Nous d?vorons ? belles dents un pain savoureux, confectionn? avec de la farine de bl? dur qu'on r?pudiait, il y a quelques ann?es, comme impropre ? la panification. O pr?jug?! quand cesseras-tu d'outrager la nature? La faim assouvie, c'est la soif qui nous tourmente. Nous d?bouchons le m?doc authentique. Madame Elvire demande de l'eau: l'aubergiste secoue la t?te; elle fronce les sourcils.
--Pouah! c'est votre vin qui est de la poison, s'?crie le Conscrit en faisant une affreuse grimace. C'?tait du bleu, le terrible bleu de Cette qu'on boit ? Alger, ? Oran, ? Constantine, ? Biskra, ? Laghouat, ? G?ryville, au nord, au sud, partout et jusqu'? Tougourt, o? le drapeau tricolore flotte sur la lisi?re du Grand-D?sert. En Alg?rie, bordeaux, bourgogne, m?con, c?te r?tie, crus de la Gironde ou crus du Rh?ne, du bleu, toujours l'in?vitable bleu! Le plus f?cheux, c'est que ce vin, dur ? la gorge, pesant ? l'estomac et qui offense tout palais d?licat, est remont? avec du trois-six qui en fait une boisson aussi malsaine que d?sagr?able. Et pourtant le soleil africain est l'amant de la vigne; sous ses baisers ardents, elle s'?panouit, devient f?conde, et se couvre de magnifiques grappes blondes ou vermeilles. A M?d?ah, j'ai d?gust? d'excellents ?chantillons de vins blancs ou rouges. L'Alg?rie, les plateaux du littoral surtout, peuvent produire une grande richesse vinicole: il ne faut pour cela que de bons vignerons.
Nous remontons en voiture, et bient?t nous arrivons au milieu d'admirables cultures. Ce n'est pas la charrue arabe qui a ouvert des sillons profonds dans cette terre brunie par des d?tritus s?culaires. Le laboureur indig?ne effleure avec un soc trop court la surface du sol. S'il rencontre un de ces pieds de palmier nain qui sont la vermine de la Mitidja, il ne l'arrache point, mais tourne ? l'entour avec son ch?tif attelage de deux boeufs maigres: en sorte qu'un champ arabe est un fouillis de mauvaises herbes au milieu desquelles le bl? est parcimonieusement sem?. Ici, de ces cultures qui vous transportent tout d'un coup dans la Beauce ou la Flandre, s'?l?ve, avec l'encens de l'humus, un hymne sacr? ? la C?r?s africaine dont la mamelle in?puisable nourrissait jadis les conqu?rants du monde. Dans vingt ans, dans dix ans, si la France ne d?daigne pas, comme aujourd'hui, d'attacher ses l?vres ? cette g?n?reuse mamelle, elle y puisera non seulement plus de force et de bien-?tre pour elle-m?me, mais elle pourra encore par surcro?t nourrir ses amis les Anglais. Ils se d?piteront peut-?tre de manger le pain fran?ais; mais en appr?cieront-ils moins la saveur?
Nous arrivons au col des Beni-A?cha. En face de nous, ? l'horizon, se dresse un gigantesque bloc de pierre d'un bleu fonc?, presque noir, et qui se d?coupe sur le ciel en ar?tes verticales. Sa masse imposante et sombre est orn?e d'un collier de neige qui resplendit au soleil. Salut au Djurjura! Salut ? la r?publique kabyle! Par ce col ont pass? les cohortes de Rome, les Vandales de Gens?ric, les Arabes de la premi?re et de la deuxi?me invasion, les seffras de janissaires turcs. Tous se flattaient d'imposer leur joug aux ?paules berb?res. Mais le fier g?nie de l'ind?pendance qui, du haut de ces pics, d?fiait tous les conqu?rants, ne devait succomber qu'en 1857, sous les coups redoubl?s de la France et au bout de vingt ans de combats h?ro?ques.
Dans la nuit du 17 au 18 mai 1837, huit jours apr?s l'attaque de la Regha?a par les Kabyles, nos soldats p?n?tr?rent pour la premi?re fois sur leur territoire par le col des Beni-A?cha. Ils trouv?rent l?, parmi les ruines romaines du Bas-Empire, une inscription tronqu?e exprimant ce voeu proph?tique: <
Nous traversons l'Oued Isser, puis l'Oued Djem? qui sillonnent une plaine ondul?e, tr?s-fertile, o? les cultures abondent. D'ici au pied du Djurjura et m?me jusqu'? sa cime, nos yeux ne seront plus attrist?s par ces grandes landes abandonn?es au palmier nain ou ? la broussaille, qui nous donnaient un avant-go?t du d?sert aux portes m?mes d'Alger. Plus on avance en pays kabyle, et plus ou rencontre de terres labour?es. Les moissons ne sont pas beaucoup plus riches qu'en pays arabe, les ?pis sont maigres et rares; des herbes parasites, parmi lesquelles pullulent les pieds-d'alouette, d?vorent les meilleurs sucs de ces sillons qu'ouvrit un soc trop court, et o? le grain fut sem? d'une main trop avare. Mais ici du moins la terre n'est pas d?laiss?e comme dans la zone d'Alger, o? les colons n'ont pas remplac? les indig?nes qui recul?rent vers le sud devant l'invasion fran?aise. Les terrains incultes que nous apercevons ?? et l? ne sont que des champs en jach?re. Le Kabyle, comme l'Arabe, ?puise le sillon qui le nourrit; il ne lui apporte que peu ou point d'engrais, laissant ? la nature le soin de refaire le sol appauvri par une ou plusieurs r?coltes. Mais ce n'est pas de sa part indiff?rence ou paresse: le b?tail est rare en Kabylie, o? l'herbe et le fourrage n'abondent pas. Donc, peu de fumier; ce qu'il y en a est n?cessaire aux oliviers et aux figuiers, dont la racine ne trouve souvent sur le rocher qu'une mince couche v?g?tale, insuffisante pour vivre. Le paysan berb?re ne pratique gu?re jusqu'? pr?sent l'art des prairies artificielles; d'ailleurs, o? ce n'est pas la terre, c'est souvent l'eau qui manque. Aussi, l'hiver, n'a-t-il presque ? offrir ? ses boeufs et ? ses ch?vres que des feuilles de fr?ne; et ces bons animaux, qui font partie de sa famille et ont leur place ? son foyer, s'en contentent en voyant leur ma?tre mordre dans une dure galette de glands doux.
Madame Elvire b?illa ?loquemment, et tandis que M. Jules tournait vers elle un regard constern?, le Philosophe s'?cria:
--Ce plaisir-l? et tous les plaisirs du monde, je les donnerais en ce moment pour un beefsteak aux pommes de terre!
Je n'en fus pas du tout mortifi?. Je n'avais ?tal? cette science d'emprunt que pour tromper ma faim et celle des autres. Nos estomacs, un instant endormis par la cro?te cass?e ? l'Alma, se r?veillaient en pleine r?volte. Il ?tait une heure apr?s-midi et nous n'avions pas d?jeun?!
--Mais, dit le Caporal, j'ai deux saucissons, moi, un de Lyon et un d'Arles.
Le G?n?ral sourit.
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