Read Ebook: D'Alembert by Bertrand Joseph
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Ebook has 631 lines and 49790 words, and 13 pages
D'ALEMBERT
PAR
JOSEPH BERTRAND
MEMBRE DE L'ACAD?MIE FRAN?AISE ET SECR?TAIRE PERP?TUEL DE L'ACAD?MIE DES SCIENCES
CHAPITRE I
L'ENFANCE DE D'ALEMBERT
Leibniz, dit-on, ne faisait cas de la science que parce qu'elle lui donnait le droit d'?tre ?cout? quand il parlait de philosophie et de religion. L'id?e certes est g?n?reuse et digne de son grand esprit, mais si tous ceux qui abordent ces hautes questions devaient commencer par ?tre des Leibniz, ils deviendraient singuli?rement rares. Quelque haut d'ailleurs qu'ils fussent plac?s, leurs discours ?loquents ou vulgaires, orthodoxes ou h?r?tiques, vaudraient seulement par eux-m?mes et nullement par le nom de l'auteur. Les plus illustres sur ce terrain sont les ?gaux des plus humbles, et l'autorit? n'y peut ?tre accept?e dans aucune mesure. Que les luth?riens ne triomphent donc pas pour avoir compt? dans leurs rangs K?pler et Leibniz, car les catholiques leur opposeraient Descartes et Pascal, et si ces grands hommes se sont hautement d?clar?s chr?tiens, on pourrait, parmi les penseurs les plus libres et les sceptiques les plus hardis, citer des g?nies du m?me ordre, au premier rang desquels se place d'Alembert.
Le nom de d'Alembert rappelle aux g?om?tres l'?mule de Clairaut et d'Euler, le pr?d?cesseur de Lagrange et de Laplace, le successeur d'Huygens et de Newton; d'Alembert est, pour les lettr?s, l'orateur spirituel, dont l'?loquence toujours pr?te fut, pendant un quart de si?cle, pour deux Acad?mies, le plus grand attrait des s?ances solennelles.
Les curieux d'anecdotes litt?raires savent ses relations avec un grand homme et avec un grand roi, qu'il osait, tout en les respectant et les aimant, et sans m?conna?tre l'honneur de leur amiti?, contredire souvent, bl?mer quelquefois et conseiller avec une ind?pendante sagesse.
A la fin comme au commencement de sa vie, la destin?e de d'Alembert le mit en lutte avec le malheur. Vainqueur dans son enfance, il a su, par la force de son caract?re et la gr?ce de son esprit, triompher d'une situation difficile et cruelle. Bris? par le chagrin aux approches de la vieillesse, il a courb? tristement la t?te et, sans accepter les consolations de l'amiti? ni se soucier des distractions de la gloire, attendu la mort comme une d?livrance.
D'Alembert fut expos? quelques heures apr?s sa naissance, le 17 novembre 1717, sur les marches de l'?glise Saint-Jean-Lerond.
Cette petite ?glise, d?molie en 1748, avant d'?tre un sanctuaire particulier, avait ?t? une chapelle d?pendant de la cath?drale ou, pour parler plus exactement, le baptist?re m?me de Notre-Dame de Paris, accol? ? la gauche de la fa?ade, dont Claude Frollo, pendant sa chute, apercevait le toit, <
Dans plusieurs ?glises, ? Sens et ? Auxerre notamment, les chapelles r?serv?es aux c?r?monies du bapt?me s'appellent ?galement Saint-Jean-Lerond.
La m?re de d'Alembert, en le livrant ? la charit? publique, s'?tait r?serv? heureusement le moyen de le retrouver un jour. L'enfant, baptis? par les soins d'un commissaire de police, re?ut le nom de Jean-Baptiste Lerond. On l'envoya en nourrice au village de Cr?mery, pr?s de Montdidier; il y resta six semaines. La premi?re nourrice, Anne Frayon, femme de Louis Lemaire, en le rendant le 1er janvier 1718, re?ut 5 livres pour le premier mois et 2 livres 5 sols pour les quatorze premiers jours du second. Molin, m?decin du roi, probablement accoucheur de la m?re, l'avait r?clam? en prenant l'engagement de pourvoir ? ses besoins. On ne rencontre plus dans la vie de d'Alembert l'intervention de ce praticien c?l?bre par son avarice. <
D?sireuse avant tout d'?viter le scandale, elle ne demandait ? l'enfant, s'il vivait, que de ne pas faire parler de lui. C?dant cependant aux instances de Destouches, elle lui donna, quoique ? regret, le moyen de retrouver le pauvre abandonn?.
Destouches ne cessa jamais de veiller sur lui. Lors de sa mort en 1726, l'enfant, ?g? de neuf ans, laissait pr?voir d?j? ce qu'il serait un jour. On l'avait plac? dans un pensionnat du faubourg Saint-Antoine, celui de B?r?e, o? Mme Rousseau, son excellente nourrice, passait pour sa m?re et m?ritait ce titre par son empressement, sa tendresse et son orgueil d'avoir un tel fils. Jean Lerond profita beaucoup des le?ons de B?r?e, qui, d?s l'?ge de dix ans, d?clarait n'avoir plus rien ? lui apprendre.
Destouches en mourant ne laissa son fils ni sans ressource, ni sans appui: il lui l?guait 1 200 livres de rente et le recommandait ? l'affectueuse protection de son excellente famille. C'est par l'influence des parents de son p?re que d'Alembert, ? l'?ge de douze ans, toujours sous le nom de Lerond, fut admis au coll?ge des Quatre-Nations. C'?tait une grande faveur.
Ce coll?ge, fond? par la volont? du cardinal Mazarin, ne recevait que des boursiers choisis par la famille du cardinal, fils de familles nobles, s'il ?tait possible, et originaires de l'une des provinces r?cemment annex?es ? la France. Jean Lerond y fut admis comme gentilhomme.
D'Alembert, sans ignorer le nom et la situation de sa m?re dans le monde, n'a jamais eu de relations avec elle. Il n'est pas vrai que devenu c?l?bre il ait refus? de la voir. C'est Mme de Tencin qui le fuyait comme un remords. Le r?cit de Mme Suard, dans ses M?moires, a toutes les apparences de la v?rit?:
< < < < < < < Quelle est l'origine de ce nom de Daremberg? Pourquoi la famille de Destouches voulait-elle le lui imposer? Pourquoi Jean Lerond, comme par une transaction, adoptait-il trois ans plus tard celui de d'Alembert, qu'il a rendu illustre? Ces questions paraissent insolubles. Je proposerai une remarque au moins singuli?re. L'anagramme de BATISTE LEROND est D'ALENBERT, SOIT. Il n'est pas impossible que le jeune g?om?tre, familier avec la th?orie des permutations, ait tourn? lui-m?me cette inversion assez conforme aux habitudes de l'?poque. Quoi qu'il en soit, dans la famille Destouches on le nommait d?s l'enfance le chevalier Daremberg. Les Archives nationales poss?dent l'inventaire apr?s d?c?s de Michel-Camus Destouches, commissaire g?n?ral de l'artillerie, fr?re et h?ritier du p?re de d'Alembert. On y lit: Le legs serait-il un souvenir de sa m?re, le seul qu'il en ait jamais re?u? Les Archives nationales poss?dent une lettre de d'Alembert du mois de mars 1779, adress?e au ministre de la maison du roi et commen?ant par ces mots: < Apr?s avoir pass?--c'est ainsi que lui-m?me juge ses ?tudes--sept ou huit ans ? apprendre des mots ou ? parler sans rien dire, il commen?a ou, pour mieux dire, on crut lui faire commencer l'?tude des choses: c'?tait la d?finition de la philosophie. On d?signait alors sous ce nom la logique ou, ? tr?s peu pr?s, ce que le ma?tre de philosophie se proposait d'apprendre ? M. Jourdain: Bien concevoir, par le moyen des universaux; bien juger, par le moyen des cat?gories, et bien construire un syllogisme, par le moyen des figures: On se demandait si la logique est un art ou une science, si la conclusion est de l'essence du syllogisme. Par le respect de ces r?gles excellentes, ing?nieux th?or?mes dans la science du raisonnement, on faisait preuve d'?ducation classique, ? peu pr?s comme la connaissance de l'escrime ou de l'?quitation faisait para?tre un ?l?ve des acad?mies vraisemblablement de bonne famille. L'?ducation, ? toutes les ?poques--on aurait grand tort de s'en plaindre,--a joint aux connaissances r?ellement utiles ? tous un savoir convenu, sorte de franc-ma?onnerie entre ceux qui le poss?dent. A quoi sert l'orthographe, sinon ? d?montrer qu'on a ?t? bien ?lev?? En Chine, les lettr?s ont une langue ? part, cela n'est ni sans intention ni sans avantage. La physique de Descartes enseign?e pendant les ann?es de philosophie convenait moins encore ? l'esprit rigoureux de d'Alembert. Les cart?siens de coll?ge d?raisonnaient en termes obscurs sur des questions mal d?finies et mal comprises; d'Alembert ne conserva de ses ma?tres en physique que le souvenir de paralogismes qu'il parodiait avec gaiet?. C'est en songeant ? son professeur de physique qu'il avait con?u l'id?e d'une antiphysique dans laquelle on expliquerait et d?montrerait, par des raisonnements non moins plausibles que ceux de l'?cole, le contraire pr?cis?ment de la v?rit?. Par malheur pour ces explications, les faits y sont absolument oppos?s. La baisse du barom?tre annonce la pluie, et la gr?le, en ?t?, tombe plus souvent qu'en hiver. Les raisons sont pr?f?rables cependant ? celles qu'on invoquait chaque jour dans l'?tude de la physique. La liste peut s'?tendre, et d'Alembert formait le projet d'y introduire tous les ph?nom?nes physiques. La premi?re n'est pas la plus importante; elle s'apprend ? tout ?ge. Si la seconde ? vingt ans n'est pas acquise, on risque fort de l'ignorer toujours. Jean Lerond, apr?s avoir subi l'examen du baccalaur?at es arts, suivit pendant deux ann?es les le?ons de l'?cole de droit. Il s'inscrivit pour les cours des professeurs Amyot, Legendre, de Ferri?re et Rousseau. On lit sur les registres dix mentions relatives ? d'Alembert. Il suffira d'en citer une: D'Alembert, licenci? en droit, pouvait plaider, et son brillant esprit lui promettait de grands succ?s, mais la profession ne lui plaisait pas. Il n'aurait accept? que de bonnes causes, et elles sont rares. Il faut se garder d'en ?valuer le nombre ? la moiti? de celles qui se plaident. Quand l'un des plaideurs a tort, il n'est pas certain que l'autre ait raison; d'Alembert connaissait les fables de La Fontaine. Riche de 1 200 livres de rente, il vivait chez sa m?re adoptive, heureux d'apporter dans la modeste vie de la famille sinon l'aisance au moins la s?curit?. Jamais le Palais ne le vit ? la barre. Il voulut ?tudier en m?decine. Lui-m?me l'a racont?, mais son passage ? la Facult? n'a pas laiss? de traces. Les professeurs du coll?ge Mazarin, presque tous pr?tres, se faisaient aimer de leurs ?l?ves. Jans?nistes ardents, ils servaient volontiers de directeurs ? leurs consciences et de guides ? leurs premiers pas dans le monde. Les pamphlets succ?daient aux pamphlets, et si d'Alembert, comme il s'en est vant?, lisait avec conscience tous ceux qu'on lui pr?tait, la pol?mique la plus violente occupait une grande part de son temps. Tant d'excellentes pages cependant et tant de pieuses annotations cachaient le poison jans?niste. Il fallait ?tre jans?niste ou moliniste. Boindin, auteur comique fort oubli?, disait: < Quoique la bulle f?t de 1713, au moment o? d'Alembert quitta le coll?ge, en 1735, la pol?mique redoublait de violence. Les gu?risons du cimeti?re de Saint-M?dard sur le tombeau du diacre P?ris accroissaient l'ardeur fanatique des jans?nistes, tout fiers des miracles que Dieu faisait pour eux. On discutait sur les limites de l'observance due ? la cour de Rome: s'?tend-elle aux questions de fait? Le probl?me, comme au temps de Pascal, avait deux solutions oppos?es, ?videntes chacune pour ceux qui l'adoptaient. Pour se faire une id?e de l'acharnement des partis, il faut les laisser parler.
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