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Read Ebook: Le positivisme anglais: Etude sur Stuart Mill by Taine Hippolyte

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Ebook has 97 lines and 27167 words, and 2 pages

LE POSITIVISME ANGLAIS

?TUDE SUR STUART MILL

par

HIPPOLYTE TAINE

PR?FACE

Janvier 1804.

?TUDE

SUR STUART MILL

Un jour, je lui dis:--La philosophie vous manque, j'entends celle que les Allemands appellent m?taphysique. Vous avez des savants, vous n'avez pas de penseurs. Votre Dieu vous g?ne; il est la cause supr?me, et vous n'osez raisonner sur les causes par respect pour lui. Il est le personnage le plus important de l'Angleterre, je le sais, et je vois bien qu'il le m?rite; car il fait partie de la constitution, il est le gardien de la morale, il juge en dernier ressort dans toutes les questions, il remplace avec avantage les pr?fets et les gendarmes dont les peuples du continent sont encore encombr?s. N?anmoins ce haut rang a l'inconv?nient de toutes les positions officielles; il produit un jargon, des pr?jug?s, une intol?rance et des courtisans. Voici tout pr?s de nous le pauvre M. Max Millier qui, pour acclimater ici les ?tudes sanscrites, a ?t? forc? de d?couvrir dans les V?das l'adoration d'un dieu moral, c'est-?-dire la religion de Paley et d'Addison. Il y a quinze jours, ? Londres, je lisais une proclamation de la reine qui d?fend aux gens de jouer aux cartes, m?me chez eux, le dimanche. Il para?t que, si j'?tais vol?, je ne pourrais appeler mon voleur en justice sans pr?ter le serment th?ologique pr?alable; sinon, on a vu le juge renvoyer le plaignant, lui refuser justice et l'injurier par-dessus le march?. Chaque ann?e, quand nous lisons dans vos journaux le discours de la couronne, nous y trouvons la mention oblig?e de la divine Providence; cette mention arrive m?caniquement, comme l'apostrophe aux dieux immortels ? la quatri?me page d'un discours de rh?torique, et vous savez qu'un jour la p?riode pieuse ayant ?t? omise, on fit tout expr?s une seconde communication au parlement pour l'ins?rer. Toutes ces tracasseries et toutes ces p?danteries indiquent ? mon gr? une monarchie c?leste; naturellement celle-ci ressemble ? toutes les autres: je veux dire qu'elle s'appuie plus volontiers sur la tradition et sur l'habitude que sur l'examen et la raison. Jamais monarchie n'invita les gens ? v?rifier ses titres. Comme d'ailleurs la v?tre est utile, voulue et morale, elle ne vous r?volte pas; vous lui restez soumis sans difficult?, vous lui ?tes attach?s de coeur; vous craindriez, en la touchant, d'?branler la constitution et la morale. Vous la laissez au plus haut des cieux parmi les hommages publics; vous vous repliez, vous vous r?duisez aux questions de fait, aux dissections menues, aux op?rations de laboratoire. Vous allez cueillir des plantes et ramasser des coquilles. La science se trouve d?capit?e; mais tout est pour le mieux, car la vie pratique s'am?liore, et le dogme reste intact.

Alors, nous allons prendre les choses en logiciens, par le commencement. Stuart Mill a ?crit une logique. Qu'est-ce que la logique? C'est une science. Quel est son objet? Ce sont les sciences: car supposez que vous ayez parcouru l'univers et que vous le connaissiez tout entier, astres, terre, soleil, chaleur, pesanteur, affinit?s, esp?ces min?rales, r?volutions g?ologiques, plantes, animaux, ?v?nements humains, et tout ce qu'expliquent ou embrassent les classifications et les th?ories; il vous restera encore ? conna?tre ces classifications et ces th?ories. Non-seulement il y a l'ordre des ?tres, mais il y a encore l'ordre des pens?es qui les repr?sentent; non-seulement il y a des plantes et des animaux, mais encore il y a une botanique et une zoologie; non-seulement il y a des lignes, des surfaces, des volumes et des nombres, mais encore il y a une g?om?trie et une arithm?tique. Les sciences sont donc des choses r?elles comme les faits eux-m?mes: elles peuvent donc ?tre, comme les faits, un sujet d'?tude. On peut les analyser comme on analyse les faits, rechercher leurs ?l?ments, leur composition, leur ordre, leurs rapports et leur fin. Il y a donc une science des sciences: c'est cette science qu'on appelle logique, et qui est l'objet du livre de Stuart Mill. Ou n'y d?compose point les op?rations de l'esprit en elles-m?mes, la m?moire, l'association des id?es, la perception ext?rieure: ceci est une affaire de psychologie. On n'y discute pas la valeur de ces op?rations, la v?racit? de notre intelligence, la certitude absolue de nos connaissances ?l?mentaires; ceci est une affaire de m?taphysique. On y suppose nos facult?s en exercice, et l'on y admet leurs d?couvertes originelles. On prend l'instrument tel que la nature nous le fournit, et l'on se fie ? son exactitude. On laisse ? d'autres le soin de d?monter son m?canisme et la curiosit? de contr?ler ses r?sultats. On part de ses op?rations primitives; on recherche comment elles s'ajoutent les unes aux autres, comment elles se combinent les unes avec les autres, comment elles se transforment les unes les autres; comment, ? force d'additions, de combinaisons et de transformations, elles finissent par composer un syst?me de v?rit?s li?es et croissantes. On fait la th?orie de la science comme d'autres font la th?orie de la v?g?tation, de l'esprit, des nombres. Voil? l'id?e de la logique, et il est clair qu'elle a, au m?me titre que les autres sciences, sa mati?re r?elle, son domaine distinct, son importance visible, sa m?thode propre et son avenir certain.

Or, quand nous regardons attentivement l'id?e que nous nous faisons d'une chose, qu'y trouvons-nous? Prenez d'abord les substances, c'est-?-dire les corps et les esprits. Cette table est brune, longue, large et haute de trois pieds ? l'oeil: cela signifie qu'elle fait une petite tache dans le champ de la vision, en d'autres termes qu'elle produit une certaine sensation dans le nerf optique. Elle p?se dix livres: cela signifie qu'il faudra pour la soulever un effort moindre que pour un poids de onze livres, et plus grand que pour un poids de neuf livres, en d'autres termes qu'elle produit une certaine sensation musculaire. Elle est dure et carr?e: cela signifie encore qu'?tant pouss?e, puis parcourue par la main, elle y suscitera deux esp?ces distinctes de sensations musculaires. Et ainsi de suite. Quand j'examine de pr?s ce que je sais d'elle, je trouve que je ne sais rien d'autre que les impressions qu'elle fait sur moi. Notre id?e d'un corps ne comprend pas autre chose: nous ne connaissons de lui que les sensations qu'il excite en nous; nous le d?terminons par l'esp?ce, le nombre et l'ordre de ces sensations; nous ne savons rien de sa nature intime, ou s'il en a une; nous affirmons simplement qu'il est la cause inconnue de ces sensations. Quand nous disons qu'en l'absence de nos sensations il a dur?, nous voulons dire simplement que si, pendant ce temps-l?, nous nous ?tions trouv?s ? sa port?e, nous aurions eu les sensations que nous n'avons pas eues. Nous ne le d?finissons jamais que par nos impressions pr?sentes ou pass?es, futures ou possibles, complexes ou simples. Cela est si vrai, que des philosophes comme Berkeley ont soutenu avec vraisemblance que la mati?re est un ?tre imaginaire, et que tout l'univers sensible se r?duit ? un ordre de sensations. A tout le moins, il est tel pour notre connaissance, et les jugements qui composent nos sciences ne portent que sur les impressions par lesquelles il se manifeste ? nous.

Il en est de m?me pour l'esprit. Nous pouvons bien admettre qu'il y a en nous une ?me, un moi, un sujet ou <> des sensations et de nos autres fa?ons d'?tre, distinct de ces sensations et de nos autres fa?ons d'?tre; mais nous n'en connaissons rien. <> Nous n'avons pas plus d'id?e de l'esprit que de la mati?re; nous ne pouvons rien dire de plus sur lui que sur la mati?re. Ainsi les substances, quelles qu'elles soient, corps ou esprit, en nous ou hors de nous, ne sont jamais pour nous que des tissus plus ou moins compliqu?s, plus ou moins r?guliers, dont nos impressions ou mani?res d'?tre forment tous les fils.

Cette petite phrase est l'abr?g? de tout le syst?me; p?n?trez-vous en. Elle explique toutes les th?ories de Mill. C'est ? ce point de vue qu'il a tout d?fini. C'est d'apr?s ce point de vue qu'il a partout innov?. Il n'a reconnu dans toutes les formes et ? tous les degr?s de la connaissance que la connaissance des faits et de leurs rapports.

Je sais bien qu'aujourd'hui on se moque des gens qui raisonnent sur la d?finition; j'esp?re pour vous que vous ne commettez pas cette sottise. Il n'y a pas de th?orie plus f?conde en cons?quences universelles et capitales; elle est la racine par laquelle tout l'arbre de la science humaine v?g?te et se soutient. Car d?finir les choses, c'est marquer leur nature. Apporter une id?e neuve de la d?finition, c'est apporter une id?e neuve de la nature des choses; c'est dire ce que sont les ?tres, de quoi ils se composent, en quels ?l?ments ils se r?duisent. Voil? le m?rite de ces sp?culations si s?ches; le philosophe a l'air d'aligner des formules; la v?rit? est qu'il y renferme l'univers.

Prenez, disent les logiciens, un animal, une plante, un sentiment, une figure de g?om?trie, un objet ou un groupe d'objets quelconques. Sans doute l'objet a ses propri?t?s, mais il a aussi son essence. Il se manifeste au dehors par une multitude ind?finie d'effets et de qualit?s, mais toutes ces mani?res d'?tre sont les suites ou les oeuvres de sa nature intime. Il y a en lui un certain fonds cach?, seul primitif, seul important, sans lequel il ne peut ni exister ni ?tre con?u, et qui constitue son ?tre et sa notion. Ils appellent d?finitions les propositions qui la d?signent, et d?cident que le meilleur de notre science consiste en ces sortes de propositions.

Point du tout, r?pond Mill, car si cela est, le raisonnement ne sert ? rien. Il n'est point un progr?s, mais une r?p?tition. Quand j'ai affirm? que tous les hommes sont mortels, j'ai affirm? par cela m?me que le prince Albert est mortel. En parlant de la classe enti?re, c'est-?-dire de tous les individus, j'ai parl? de chaque individu, et notamment du prince Albert, qui est l'un d'eux. Je ne dis donc rien de nouveau maintenant que j'en parle. Ma conclusion ne m'apprend rien; elle n'ajoute rien ? ma connaissance positive; elle ne fait que mettre sous une autre forme une connaissance que j'avais d?j?. Elle n'est point fructueuse, elle est purement verbale. Donc, si le raisonnement est ce que disent les logiciens, le raisonnement n'est point instructif. J'en sais autant en le commen?ant qu'apr?s l'avoir fini. J'ai transform? des mots en d'autres mots; j'ai pi?tin? sur place. Or cela ne peut ?tre, puisqu'en fait le raisonnement nous apprend des v?rit?s neuves. J'apprends une v?rit? neuve quand je d?couvre que le prince Albert est mortel, et je la d?couvre par la vertu du raisonnement, puisque le prince Albert ?tant encore en vie, je n'ai pu l'apprendre par l'observation directe. Ainsi les logiciens se trompent, et par del? la th?orie toute scolastique du syllogisme qui r?duit le raisonnement ? des substitutions de mots, il faut chercher une th?orie de la preuve, toute positive, qui d?m?le dans le raisonnement des d?couvertes de faits.

Pour cela, il suffit de remarquer que la proposition g?n?rale n'est point la v?ritable preuve de la proposition particuli?re. Elle le para?t, elle ne l'est pas. Ce n'est pas de la mortalit? de tous les hommes que je conclus la mortalit? du prince Albert; les pr?misses sont ailleurs, et par derri?re. La proposition g?n?rale n'est qu'un m?mento, une sorte de registre abr?viatif, o? j'ai consign? le fruit de mes exp?riences. Tous pouvez consid?rer ce m?mento comme un livre de notes o? vous vous reportez quand vous voulez rafra?chir votre m?moire; mais ce n'est point du livre que vous tirez voire science: vous la tirez des objets que vous avez vus. Mon m?mento n'a de valeur que par les exp?riences qu'il rappelle. Ma proposition g?n?rale n'a de valeur que par les faits particuliers qu'elle r?sume. <>--<> C'est d'eux que nous avons tir? la proposition g?n?rale; ce sont eux qui lui communiquent sa port?e et la v?rit?; elle se borne ? les mentionner sous une forme plus courte; elle re?oit d'eux toute sa substance; ils agissent par elle et ? travers elle pour amener la conclusion qu'elle semble engendrer. Elle n'est que leur repr?sentant, et ? l'occasion ils se passent d'elle. Les enfants, les ignorants, les animaux savent que le soleil se l?vera, que l'eau les noiera, que le feules br?lera, sans employer l'interm?diaire de cette proposition. Ils raisonnent et nous raisonnons aussi, non du g?n?ral au particulier, mais du particulier au particulier. <>--<> Ici, comme plus haut, les logiciens se sont m?pris: ils ont donn? le premier rang aux op?rations verbales; ils ont laiss? sur l'arri?re-plan les op?rations fructueuses. Ils ont donn? la pr?f?rence aux mots sur les faits. Ils ont continu? la science nominale du moyen ?ge. Ils ont pris l'explication des noms pour la nature des choses, et la transformation des id?es pour le progr?s de l'esprit. C'est ? nous de renverser cet ordre en logique, puisque nous l'avons renvers? dans les sciences, de relever les exp?riences particuli?res et instructives, et de leur rendre dans nos th?ories la primaut? et l'importance que notre pratique leur conf?re depuis trois cents ans.

Reste une sorte de forteresse philosophique o? se r?fugient les id?alistes. A l'origine de toutes les preuves il y a la source de toutes les preuves, j'entends les axiomes. Deux lignes droites ne peuvent enclore un espace; deux quantit?s ?gales ? une troisi?me sont ?gales entre elles; si l'on ajoute des quantit?s ?gales ? des quantit?s ?gales, les sommes ainsi form?es sont encore ?gales: voil? des propositions instructives, car elles expriment non des sens de mots, mais des rapports de choses; et de plus, ce sont des propositions f?condes, car toute l'arithm?tique, l'alg?bre et la g?om?trie sont des suites de leur v?rit?. D'autre part, cependant, elles ne sont point l'oeuvre de l'exp?rience, car nous n'avons pas besoin de voir effectivement et avec nos yeux deux lignes droites pour savoir qu'elles ne peuvent enclore un espace; il nous suffit de consulter la conception int?rieure que nous en avons: le t?moignage de nos sens ? cet ?gard est inutile; notre croyance na?t tout enti?re, et avec toute sa force, de la simple comparaison de nos id?es. De plus, l'exp?rience ne suit ces deux lignes que jusqu'? une distance born?e, dix, cent, mille pieds, et l'axiome est vrai pour mille, cent mille, un million de lieues, et ? l'infini; donc, ? partir de l'endroit o? l'exp?rience cesse, ce n'est plus elle qui ?tablit l'axiome. Enfin l'axiome est n?cessaire, c'est-?-dire que le contraire est inconcevable. Nous ne pouvons imaginer un espace enclos par deux lignes droites; sit?t que nous imaginons l'espace comme enclos, les deux lignes cessent d'?tre droites; sit?t que nous imaginons les deux lignes comme droites, l'espace cesse d'?tre enclos. Dans l'affirmation des axiomes, les id?es constitutives s'attirent invinciblement. Dans la n?gation des axiomes, les id?es constitutives se repoussent invinciblement. Or cela n'a pas lieu dans ces propositions d'exp?rience; elles constatent un rapport accidentel, et non un rapport n?cessaire; elles posent que deux faits sont li?s, et non que les deux faits doivent ?tre li?s; elles ?tablissent que les corps sont pesants, et non que les corps doivent ?tre pesants. Ainsi les axiomes ne sont pas et ne peuvent pas ?tre les produits de l'exp?rience. Ils ne le sont pas, puis-qu'on peut les former de t?te et sans exp?rience. Ils ne peuvent pas l'?tre puisqu'ils d?passent, par la nature et la port?e de leurs v?rit?s, les v?rit?s de l'exp?rience. Ils ont une autre source et une source plus profonde. Ils vont plus loin et ils viennent d'ailleurs.

Point du tout, r?pond Mill. Ici, comme tout ? l'heure, vous raisonnez en scolastique; vous oubliez les faits cach?s derri?re les conceptions: car regardez d'abord votre premier argument. Sans doute vous pouvez d?couvrir, sans employer vos yeux et par une pure contemplation mentale, que deux lignes ne sauraient enclore un espace; mais cette contemplation n'est que l'exp?rience d?plac?e. Les lignes imaginaires remplacent ici les lignes r?elles; vous reportez les figures en vous-m?me, au lieu de les reporter sur le papier: votre imagination fait le m?me office qu'un tableau; vous vous fiez ? l'une comme vous vous fiez ? l'autre, et une substitution vaut l'autre, car en fait de figures et de lignes l'imagination reproduit exactement la sensation. Ce que vous avez vu les yeux ouverts, vous le voyez exactement de m?me une minute apr?s, les yeux ferm?s, et vous ?tudiez les propri?t?s g?om?triques transplant?es dans le champ de la vision int?rieure aussi s?rement que vous les ?tudieriez maintenues dans le champ de la vision ext?rieure. Il y a donc une exp?rience de t?te comme il y en a une des yeux, et c'est justement d'apr?s une exp?rience pareille que vous refusez aux deux lignes droites, m?me prolong?es ? l'infini, le pouvoir d'enclore un espace. Vous n'avez pas besoin pour cela de les suivre ? l'infini, vous n'avez qu'? vous transporter par l'imagination ? l'endroit o? elles convergent, et vous avez ? cet endroit l'impression d'une ligne qui se courbe, c'est-?-dire qui cesse d'?tre droite. Cette pr?sence imaginaire tient lieu d'une pr?sence r?elle; vous affirmez par l'une ce que vous affirmeriez par l'autre, et du m?me droit. La premi?re n'est que la seconde plus maniable, ayant plus de mobilit? et de port?e. C'est un t?lescope au lieu d'un oeil. Or les t?moignages du t?lescope sont des propositions d'exp?rience, donc les t?moignages de l'imagination en sont aussi. Quant ? l'argument qui distingue les axiomes et les propositions d'exp?rience, sous pr?texte que le contraire des unes est concevable et le contraire des autres inconcevable, il est nul, car cette distinction n'existe pas. Rien n'emp?che que le contraire de certaines propositions d'exp?rience soit concevable, et le contraire de certaines autres inconcevable. Cela d?pend de la structure de notre esprit. Il se peut qu'en certains cas il puisse d?mentir son exp?rience, et qu'en certains autres il ne le puisse pas. Il se peut qu'en certains cas la conception diff?re de la perception, et qu'en certains autres elle n'en diff?re pas. Il se peut qu'en certains cas la vue ext?rieure s'oppose ? la vue int?rieure, et qu'en certains autres elle ne s'y oppose pas. Or on a d?j? vu qu'en mati?re de figures, la vue int?rieure reproduit exactement la vue ext?rieure. Donc, dans les axiomes de figure, la vue int?rieure ne pourra s'opposer ? la vue ext?rieure; l'imagination ne pourra contredire la sensation. En d'autres termes, le contraire des axiomes sera inconcevable. Ainsi les axiomes, quoique leur contraire soit inconcevable, sont des exp?riences d'une certaine classe, et c'est parce qu'ils sont des exp?riences d'une certaine classe que leur contraire est inconcevable. De toutes parts surnage cette conclusion, qui est l'abr?g? du syst?me: toute proposition instructive ou f?conde vient d'une exp?rience, et n'est qu'une liaison de faits.

Il suit de l? que l'induction est la seule clef de la nature. Cette th?orie est le chef d'oeuvre de Mill. Il n'y avait qu'un partisan aussi d?vou? de l'exp?rience qui p?t faire la th?orie de l'induction.

Cela revient ? dire que le cours de la nature est uniforme. Mais l'induction ne part pas de cet axiome, elle y conduit; nous ne la trouvons pas au commencement, mais ? la fin de nos recherches. Au fond l'exp?rience ne pr?suppose rien hors d'elle-m?me. Nul principe ? priori ne vient l'autoriser ni la guider. Nous remarquons que cette pierre est tomb?e, que ce charbon rouge nous a br?l?s, que cet homme est mort, et nous n'avons d'autre ressource pour induire que l'addition et la comparaison de ces petits faits isol?s et momentan?s. Nous apprenons par la simple pratique que le soleil ?claire, que les corps tombent, que l'eau apaise la soif, et nous n'avons d'autre ressource pour ?tendre ou contr?ler ces inductions que d'autres inductions semblables. Chaque remarque, comme chaque induction, tire sa valeur d'elle-m?me et de ses voisines. C'est toujours l'exp?rience qui juge l'exp?rience, et l'induction qui juge l'induction.

Le corps de nos v?rit?s n'a point une ?me diff?rente de lui-m?me, qui lui communique la vie; il subsiste par l'harmonie de toutes ses parties prises ensemble et par la vitalit? de chacune de ses parties prises ? part. Vous refuseriez de croire un voyageur qui vous dirait qu'il y a des hommes dont la t?te est au-dessous des ?paules. Vous ne refuseriez pas de croire un voyageur qui vous dirait qu'il y a des cygnes noirs. Et cependant votre exp?rience de la chose est la m?me dans les deux cas; vous n'avez jamais vu que des cygnes blancs, comme vous n'avez jamais vu que des hommes ayant la t?te au-dessus des ?paules. D'o? vient donc que le second t?moignage vous para?t plus croyable que le premier? <> Il n'y a qu'elle et elle est partout.

Consid?rons donc comment sans autre secours que le sien nous pouvons former des propositions g?n?rales, particuli?rement les plus nombreuses et les plus importantes de toutes, celles qui joignent deux ?v?nements successifs en disant que le premier est la cause du second.

Il y a l? un grand mot, celui de cause. Pesez-le. Il porte dans son sein toute une philosophie. De l'id?e que vous y attachez, d?pend toute votre id?e de la nature. Renouveler la notion de cause, c'est transformer la pens?e humaine; et vous allez voir comment Mill, avec Hume et M. Comte, mais mieux que Hume et M. Comte, a transform? cette notion.

Ce sont l? des formules, un fait sera plus clair. En voici un: vous allez voir les m?thodes en exercice; il y a un exemple qui les rassemble presque toutes. Il s'agit de la th?orie de la ros?e du docteur Well. Je cite les propres paroles de Mill; elles sont si nettes, qu'il faut vous donner le plaisir de les m?diter.

<> La ros?e ainsi d?finie, quelle en est la cause, et comment l'a-t-on trouv?e?

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Ce ne sont pas l? tous les proc?d?s des sciences, mais ceux-ci m?nent aux autres. Vous allez voir comme chez Mill tout s'encha?ne. Il n'y a pas d'esprit plus rigoureux. Sans doute ces proc?d?s d'isolement en beaucoup de cas sont impuissants, et ces cas sont ceux o? l'effet, ?tant produit par un concours de causes, ne peut ?tre divis? en ses ?l?ments. Les m?thodes d'isolement sont alors impraticables. Nous ne pouvons plus ?liminer, et par cons?quent nous ne pouvons plus induire. Et cette difficult? si grave se rencontre dans presque tous les cas du mouvement, car presque tout mouvement est l'effet d'un concours de forces, et les effets respectifs des diverses forces se trouvent en lui m?l?s ? un tel point qu'on ne peut les s?parer sans le d?truire, en sorte qu'il semble impossible de savoir quelle part chaque force a dans la production de ce mouvement. Prenez un corps sollicit? par deux forces dont les directions font un angle, il se meut suivant la diagonale; chaque partie, chaque moment, chaque position, chaque ?l?ment de son mouvement est l'effet combin? des deux forces sollicitantes. Les deux effets se p?n?trent tellement qu'on n'en peut isoler aucun et le rapporter ? sa source. Pour apercevoir s?par?ment chaque effet, il faudrait consid?rer des mouvements diff?rents, c'est-?-dire supprimer le mouvement donn? et le remplacer par d'autres. Ni la m?thode de concordance ou de diff?rence, ni la m?thode des r?sidus ou des variations concomitantes, qui sont toutes d?composantes et ?liminatives, ne peuvent servir contre un ph?nom?ne qui par nature exclut toute ?limination et toute d?composition. Il faut donc tourner l'obstacle, et c'est ici qu'appara?t la derni?re clef de la nature, la m?thode de d?duction. Nous quittons le ph?nom?ne, nous nous reportons ? c?t? de lui, nous en ?tudions d'autres plus simples, nous ?tablissons leurs lois, et nous lions chacun d'eux ? sa cause par les proc?d?s de l'induction ordinaire; puis, supposant le concours de deux ou plusieurs de ces causes, nous concluons d'apr?s leurs lois connues quel devra ?tre leur effet total. Nous v?rifions ensuite si le mouvement donn? est exactement semblable au mouvement pr?dit, et si cela est, nous l'attribuons aux causes d'o? nous l'avons d?duit. Ainsi, pour d?couvrir les causes des mouvements des plan?tes, nous recherchons par des inductions simples les lois de deux causes, l'une qui est la force d'impulsion primitive dirig?e selon la tangente, l'autre qui est la force acc?l?ratrice attractive. De ces lois induites nous d?duisons par le calcul le mouvement d'un corps qui serait soumis ? leurs sollicitations combin?es, et, v?rifiant que les mouvements plan?taires observ?s co?ncident exactement avec les mouvements pr?vus, nous concluons que les deux forces en question sont effectivement les causes des mouvements plan?taires. <> Ses d?tours nous ont conduits plus loin que la voie directe; elle a tir? son efficacit? de son imperfection.

Que si nous comparons maintenant les deux m?thodes, leur opportunit?, leur office, leur domaine, nous y trouverons comme en abr?g? l'histoire, les divisions, les esp?rances et les limites de la science humaine. La premi?re appara?t au d?but, la seconde ? la fin. La premi?re a d? prendre l'empire au temps de Bacon, et commence ? le perdre; la seconde a d? perdre l'empire au temps de Bacon, et commence ? le prendre: en sorte que la science, apr?s avoir pass? de l'?tat d?ductif ? l'?tat exp?rimental, passe de l'?tat exp?rimental ? l'?tat d?ductif. La premi?re a pour province les ph?nom?nes d?composables et sur lesquels nous pouvons exp?rimenter. La seconde a pour domaine les ph?nom?nes ind?composables, ou sur lesquels nous ne pouvons exp?rimenter. La premi?re est efficace en physique, en chimie, en zoologie, en botanique, dans les premi?res d?marches de toute science, partout o? les ph?nom?nes sont m?diocrement compliqu?s, proportionn?s ? notre force, capables d'?tre transform?s par les moyens dont nous disposons. La seconde est puissante en astronomie, dans les parties sup?rieures de la physique, en physiologie, en histoire, dans les derni?res d?marches de toute science, partout o? les ph?nom?nes sont fort compliqu?s, comme la vie animale et sociale, ou plac?s hors de nos prises, comme le mouvement des corps c?lestes et les r?volutions de l'enveloppe terrestre. Quand la m?thode convenable n'est pas employ?e, la science s'arr?te; quand la m?thode convenable est pratiqu?e, la science marche. L? est tout le secret de son pass? et de son pr?sent. Si les sciences physiques sont rest?es immobiles jusqu'? Bacon, c'est qu'on d?duisait lorsqu'il fallait induire. Si la physiologie et les sciences morales aujourd'hui sont en retard, c'est qu'on y induit lorsqu'il faudrait d?duire. C'est par d?ductions et d'apr?s les lois physiques et chimiques qu'on pourra expliquer les ph?nom?nes physiologiques. C'est par d?duction et d'apr?s les lois mentales qu'on pourra expliquer les ph?nom?nes historiques. Et ce qui est l'instrument de ces deux sciences se trouve le but de toutes les autres. Toutes tendent ? devenir d?ductives; toutes aspirent ? se r?sumer en quelques propositions g?n?rales desquelles le reste puisse se d?duire. Moins ces propositions sont nombreuses, plus la science est avanc?e. Moins une science exige de suppositions et de donn?es, plus elle est parfaite. Cette r?duction est son ?tat final. L'astronomie, l'acoustique, l'optique, lui offrent son mod?le. Nous conna?trons la nature quand nous aurons d?duit ses millions de faits de deux ou trois lois.

J'ose dire que la th?orie que vous venez d'entendre est parfaite. J'en ai omis plusieurs traits, mais vous en avez assez vu pour reconna?tre que nulle part l'induction n'a ?t? expliqu?e d'une fa?on si compl?te et si pr?cise, avec une telle abondance de distinctions fines et justes, avec des applications si ?tendues et si exactes, avec une telle connaissance des pratiques effectives et des d?couvertes acquises, avec une plus enti?re exclusion des principes ? priori et des suppositions m?taphysiques, dans un esprit plus conforme aux proc?d?s rigoureux de l'exp?rience moderne. Vous me demandiez tout ? l'heure ce que nous avons fait en philosophie; je r?ponds: la th?orie de l'induction. Mill est le dernier d'une grande lign?e qui commence ? Bacon, et qui, par Hobbes, Newton, Locke, Hume, Herschel, s'est continu?e jusqu'? nous. Ils ont port? dans la philosophie notre esprit national; ils ont ?t? positifs et pratiques; ils ne se sont point envol?s au-dessus des faits; ils n'ont point tent? des routes extraordinaires; ils ont purg? le cerveau humain de ses illusions, de ses ambitions, de ses fantaisies. Ils l'ont employ? du seul c?t? o? il puisse agir; ils n'ont voulu que planter des barri?res et des flambeaux sur le chemin d?j? fray? par les sciences fructueuses. Ils n'ont point voulu d?penser vainement leur travail hors de la voie explor?e et v?rifi?e. Ils ont aid? ? la grande oeuvre moderne, la d?couverte des lois applicables; ils ont contribu?, comme les savants sp?ciaux, ? augmenter la puissance de l'homme. Trouvez-moi beaucoup de philosophies qui en aient fait autant.

Vous allez me dire que mon philosophe s'est coup? les ailes pour fortifier les jambes. Certainement, et il a bien fait. L'exp?rience borne la carri?re qu'elle nous ouvre; elle nous a donn? notre but; elle nous donne aussi nos limites. Nous n'avons qu'? regarder les ?l?ments qui la composent et les ?v?nements dont elle part pour comprendre que sa port?e est restreinte. Sa nature et son proc?d? r?duisent sa marche ? quelques pas. Et d'abord les lois derni?res de la nature ne peuvent ?tre moins nombreuses que les esp?ces distinctes de nos sensations. Nous pouvons bien r?duire un mouvement ? un autre mouvement, mais non la sensation de chaleur ? la sensation d'odeur, ou de couleur, ou de son, ni l'une ou l'autre ? un mouvement. Nous pouvons bien ramener l'un ? l'autre des ph?nom?nes de degr? diff?rent, mais non des ph?nom?nes d'esp?ce diff?rente. Nous trouvons les sensations distinctes au fond de toutes nos connaissances, comme des ?l?ments simples, ind?composables, absolument s?par?s les uns des autres, absolument incapables d'?tre ramen?s les uns aux autres. L'exp?rience a beau faire, elle ne peut supprimer ces diversit?s qui la fondent. D'autre part, l'exp?rience a beau faire, elle ne peut se soustraire aux conditions dans lesquelles elle agit. Quel que soit son domaine, il est limit? dans le temps et dans l'espace; le fait qu'elle observe est born? et amen? par une infinit? d'autres qu'elle ne peut atteindre. Elle est oblig?e de supposer ou de reconna?tre quelque ?tat primordial d'o? elle part et qu'elle n'explique pas. Tout probl?me a ses donn?es accidentelles ou arbitraires: on en d?duit le reste, mais on ne les d?duit de rien. Le soleil, la terre, les plan?tes, l'impulsion initiale des corps c?lestes, les propri?t?s primitives des substances chimiques, sont de ces donn?es. Si nous les poss?dions toutes, nous pourrions tout expliquer par elles, mais nous ne saurions les expliquer elles-m?mes. Pourquoi, demande Mill, ces agents naturels ont-ils exist? ? l'origine plut?t que d'autres? Pourquoi ont-ils ?t? m?l?s en telles ou telles proportions? Pourquoi ont-ils ?t? distribu?s de telle ou telle mani?re dans l'espace? C'est l? une question ? laquelle nous ne pouvons r?pondre. Bien plus, nous ne pouvons d?couvrir rien de r?gulier dans cette distribution m?me; nous ne pouvons la r?duire ? quelque uniformit?, ? quelque loi. L'assemblage de ces agents n'est pour nous qu'un pur accident. Et l'astronomie, qui tout ? l'heure nous offrait le mod?le de la science achev?e, nous offre maintenant l'exemple de la science limit?e. Nous pouvons bien pr?dire les innombrables positions de tous les corps plan?taires; mais nous sommes oblig?s de supposer, outre l'impulsion primitive et son degr?, outre la force attractive et sa loi, les masses et les distances de tous les corps dont nous parlons. Nous comprenons des millions de faits, mais au moyen d'une centaine de faits que nous ne comprenons pas; nous atteignons des cons?quences n?cessaires, mais au moyen d'ant?c?dents accidentels, en sorte que, si la th?orie de notre univers ?tait achev?e, elle aurait encore deux grandes lacunes: l'une au commencement du monde physique, l'autre au d?but du monde moral; l'une comprenant les ?l?ments de l'?tre, l'autre renfermant les ?l?ments de l'exp?rience; l'une contenant les sensations primitives, l'autre contenant les agents primitifs. <>

Pouvons-nous au moins affirmer que ces donn?es irr?ductibles ne le sont qu'en apparence et au regard de notre esprit? Pouvons-nous dire qu'elles ont des causes comme les faits d?riv?s dont elles sont les causes? Pouvons-nous d?cider que tout ?v?nement ? tout point du temps et de l'espace arrive selon des lois, et que notre petit monde si bien r?gl? est un abr?g? du grand? Pouvons-nous, par quelque axiome, sortir de notre enceinte si ?troite, et affirmer quelque chose de l'univers? En aucune fa?on, et c'est ici que Mill pousse aux derni?res cons?quences; car la loi qui attribue une cause ? tout ?v?nement n'a pour lui d'autre fondement, d'autre valeur et d'autre port?e que notre exp?rience. Elle ne renferme point sa n?cessit? en elle-m?me; elle tire toute son autorit? du grand nombre des cas o? on l'a reconnue vraie; elle ne fait que r?sumer une somme d'observations; elle lie deux donn?es qui, consid?r?es en elles-m?mes, n'ont point de liaison intime; elle joint l'ant?c?dent et le cons?quent pris en g?n?ral, comme la loi de la pesanteur joint un ant?c?dent et un cons?quent pris en particulier; elle constate un couple, comme font toutes les lois exp?rimentales, et participe ? leur incertitude comme ? leurs restrictions. Ecoutez ces fortes paroles: <> Pratiquement, nous pouvons nous fier ? une loi si bien ?tablie; mais <> Nous sommes donc chass?s irr?vocablement de l'infini; nos facult?s et nos assertions n'y peuvent rien atteindre; nous restons confin?s dans un tout petit cercle; notre esprit ne porte pas au del? de son exp?rience; nous ne pouvons ?tablir entre les faits aucune liaison universelle et n?cessaire; peut-?tre m?me n'existe-t-il entre les faits aucune liaison universelle et n?cessaire. Mill s'arr?te l?; mais certainement, en menant son id?e jusqu'au bout, on arriverait ? consid?rer le monde comme un simple morceau de faits. Nulle n?cessit? int?rieure ne produirait leur liaison ni leur existence. Ils seraient de pures donn?es, c'est-?-dire des accidents. Quelquefois, comme dans notre syst?me, ils se trouveraient assembl?s de fa?on ? amener des retours r?guliers; quelquefois ils seraient assembl?s de mani?re ? n'en pas amener du tout. Le hasard, comme chez D?mocrite, serait au coeur des choses. Les lois en d?riveraient, et n'en d?riveraient que ?? et l?. Il en serait des ?tres comme des nombres, comme des fractions par exemple, qui, selon le hasard des deux facteurs primitifs, tant?t s'?talent, tant?t ne s'?talent pas en p?riodes r?guli?res. Voil? sans doute une conception originale et haute. Elle est la derni?re cons?quence de l'id?e primitive et dominante que nous avons d?m?l?e au commencement du syst?me, qui a transform? les th?ories de la d?finition, de la proposition et du syllogisme; qui a r?duit les axiomes ? des v?rit?s d'exp?rience; qui a d?velopp? et perfectionn? la th?orie de l'induction; qui a ?tabli le but, les bornes, les provinces, et les m?thodes de la science; qui dans la nature et dans la science a partout supprim? les liaisons int?rieures; qui a remplac? le n?cessaire par l'accidentel, la cause par l'ant?c?dent, et qui consiste ? pr?tendre que toute assertion utile a pour effet de former un couple, c'est-?-dire de joindre deux faits qui, par leur nature, sont s?par?s.

L'ABSTRACTION

--Un ab?me de hasard et un ab?me d'ignorance. La perspective est sombre; il n'importe, si elle est vraie. A tout le moins, cette th?orie de la science est celle de la science anglaise. Rarement, je vous l'accorde, un penseur a mieux r?sum? par sa doctrine la pratique de son pays; rarement un homme a mieux repr?sent? par ses n?gations et ses d?couvertes les limites et la port?e de sa race. Les proc?d?s dont celui-ci compose la science sont ceux o? vous excellez par-dessus tous les autres, et les proc?d?s qu'il exclut de la science sont ceux qui vous manquent plus qu'? personne. Il a d?crit l'esprit anglais en croyant d?crire l'esprit humain. C'est l? sa gloire, mais c'est aussi l? sa faiblesse. Il y a dans votre id?e de la connaissance une lacune qui, incessamment ajout?e ? elle-m?me, finit par creuser ce gouffre de hasard du fond duquel, selon lui, les choses naissent, et ce gouffre d'ignorance au bord duquel, selon lui, notre science doit s'arr?ter. Et voyez ce qui en advient. En retranchant de la science la connaissance des premi?res causes, c'est-?-dire des choses divines, vous r?duisez l'homme ? devenir sceptique, positif, utilitaire, s'il a l'esprit sec, ou bien mystique, exalt?, m?thodiste, s'il a l'imagination vive. Dans ce grand vide inconnu que vous placez au del? de notre petit monde, les gens ? t?te chaude ou ? conscience triste peuvent loger tous leurs r?ves, et les hommes ? jugement froid, d?sesp?rant d'y rien atteindre, n'ont plus qu'? se rabattre dans la recherche des recettes pratiques qui peuvent am?liorer notre condition. Il me semble que le plus souvent ces deux dispositions se rencontrent dans une t?te anglaise. L'esprit religieux et l'esprit positif y vivent c?te ? c?te et s?par?s. Cela fait un m?lange bizarre, et j'avoue que j'aime mieux la mani?re dont les Allemands ont concili? la science et la foi.

--Mais leur philosophie n'est qu'une po?sie mal ?crite.--Peut-?tre. --Mais ce qu'ils appellent raison ou intuition des principes n'est que la puissance de b?tir des hypoth?ses.--Peut-?tre.--Mais les syst?mes qu'ils ont arrang?s n'ont pas tenu devant l'exp?rience.--Je vous abandonne leur oeuvre.--Mais leur absolu, leur sujet, leur objet et le reste ne sont que de grands mots.--Je vous abandonne leur style. -Alors que gardez-vous?--Leur id?e de la cause.--Vous croyez, comme eux, qu'on d?couvre les causes par une r?v?lation de la raison?--Point du tout.--Vous croyez comme nous qu'on d?couvre les causes par la simple exp?rience?--Pas davantage.--Vous pensez qu'il y a une facult? autre que l'exp?rience et la raison propre ? d?couvrir les causes?--Oui.--Vous croyez qu'il y a une op?ration moyenne, situ?e entre l'illumination et l'observation, capable d'atteindre des principes comme on l'assure de la premi?re, capable d'atteindre des v?rit?s comme on l'?prouve pour la seconde?--Oui.--Laquelle?--L'abstraction. Reprenons votre id?e primitive; je t?cherai de dire en quoi je la trouve incompl?te, et en quoi il me semble que vous mutilez l'esprit humain. Seulement il faudra que vous m'accordiez de l'espace; ce sera tout un plaidoyer.

Voil? la grande omission du syst?me: l'abstraction y est laiss?e sur l'arri?re-plan, ? peine mentionn?e, recouverte par les autres op?rations de l'esprit, trait?e comme un appendice des exp?riences; nous n'avons qu'? la r?tablir dans la th?orie g?n?rale pour reformer les th?ories particuli?res o? elle a manqu?.

D'abord la d?finition. Il n'y a pas, dit Mill, de d?finition des choses, et quand on me d?finit la sph?re le solide engendr? par la r?volution d'un demi-cercle autour de son diam?tre, on ne me d?finit qu'un nom. Sans doute on vous apprend par l? le sens d'un nom, mais on vous apprend encore bien autre chose. On vous annonce que toutes les propri?t?s de toute sph?re d?rivent de cette formule g?n?ratrice. On r?duit une donn?e infiniment complexe ? deux ?l?ments. On transforme la donn?e sensible en donn?es abstraites; on exprime l'essence de la sph?re, c'est-?-dire la cause int?rieure et primordiale de toutes ses propri?t?s. Voil? la nature de toute vraie d?finition; elle ne se contente pas d'expliquer un nom, elle n'est pas un simple signalement; elle n'indique pas simplement une propri?t? distinctive, elle ne se borne pas ? coller sur l'objet une ?tiquette propre ? le faire reconna?tre entre tous. Il y a en dehors de la d?finition plusieurs fa?ons de faire reconna?tre l'objet; il y a telle autre propri?t? qui n'appartient qu'? lui; on pourrait d?signer la sph?re en disant que, de tous les corps, elle est celui qui, ? surface ?gale, occupe le plus d'espace, et autrement encore. Seulement ces d?signations ne sont pas des d?finitions; elles exposent une propri?t? caract?ristique et d?riv?e, non une propri?t? g?n?ratrice et premi?re; elles ne ram?nent pas la chose ? ses facteurs, elles ne la recr?ent pas sous nos yeux, elles ne montrent pas sa nature intime et ses ?l?ments irr?ductibles. La d?finition est la proposition qui marque dans un objet la qualit? d'o? d?rivent les autres, et qui ne d?rive point d'une autre qualit?. Ce n'est point l? une proposition verbale, car elle vous enseigne la qualit? d'une chose. Ce n'est point l? l'affirmation d'une qualit? ordinaire, car elle vous r?v?le la qualit? qui est la source du reste. C'est une assertion d'une esp?ce extraordinaire, la plus f?conde et la plus pr?cieuse de toutes, qui r?sume toute une science, et en qui toute science aspire ? se r?sumer. Il y a une d?finition dans chaque science; il y en a une pour chaque objet. Nous ne la poss?dons pas partout, mais nous la cherchons partout. Nous sommes parvenus ? d?finir le mouvement des plan?tes par la force tangentielle et l'attraction qui le composent; nous d?finissons d?j? en partie le corps chimique par la notion d'?quivalent, et le corps vivant par la notion de type. Nous travaillons ? transformer chaque groupe de ph?nom?nes en quelques lois, forces ou notions abstraites. Nous nous effor?ons d'atteindre en chaque objet les ?l?ments g?n?rateurs, comme nous les atteignons dans la sph?re, dans le cylindre, dans le cercle, dans le c?ne, et dans tous les compos?s math?matiques. Nous r?duisons les corps naturels ? deux ou trois sortes de mouvements, attraction, vibration, polarisation, comme nous r?duisons les corps g?om?triques ? deux ou trois sortes d'?l?ments, le point, le mouvement, la ligne, et nous jugeons notre science partielle ou compl?te, provisoire ou d?finitive, suivant que cette r?duction est approximative ou absolue, imparfaite ou achev?e.

M?me changement dans la th?orie de la preuve. Selon Mill, on ne prouve pas que le prince Albert mourra en posant que tous les hommes sont mortels, car ce serait dire deux fois la m?me chose, mais en posant que Jean, Pierre et compagnie, bref tous les hommes dont nous avons entendu parler, sont morts.--Je r?ponds que la vraie preuve n'est ni dans la mortalit? de Jean, Pierre et compagnie, ni dans la mortalit? de tous les hommes, mais ailleurs. On prouve un fait, dit Aristote, en montrant sa cause. On prouvera donc la mortalit? du prince Albert en montrant la cause qui fait qu'il mourra. Et pourquoi mourra-t-il, sinon parce que le corps humain, ?tant un compos? chimique instable, doit se dissoudre au bout d'un temps; en d'autres termes, parce que la mortalit? est jointe ? la qualit? d'homme? Voil? la cause et voil? la preuve. C'est cette loi abstraite qui, pr?sente dans la nature, am?nera la mort du prince, et qui, pr?sente dans mon esprit, me montre la mort du prince. C'est cette proposition abstraite qui est probante; ce n'est ni la proposition particuli?re, ni la proposition g?n?rale. Elle est si bien la preuve qu'elle prouve les deux autres. Si Jean, Pierre et compagnie sont morts, c'est parce que la mortalit? est jointe ? la qualit? d'homme. Si tous les hommes sont morts ou mourront, c'est encore parce que la mortalit? est jointe ? la qualit? d'homme. Ici, une fois de plus, le r?le de l'abstraction a ?t? oubli?. Mill l'a confondue avec les exp?riences; il n'a pas distingu? la preuve et les mat?riaux de la preuve, la loi abstraite et le nombre fini ou ind?fini de ses applications. Les applications contiennent la loi et la preuve, mais elles ne sont ni la loi ni la preuve. Les exemples de Pierre, Jean et des autres contiennent la cause, mais ils ne sont pas la cause. Ce ne n'est pas assez d'additionner les cas, il faut en retirer la loi. Ce n'est pas assez d'exp?rimenter, il faut abstraire. Voil? la grande op?ration scientifique. Le syllogisme ne va pas du particulier au particulier, comme dit Mill, ni du g?n?ral au particulier, comme disent les logiciens ordinaires, mais de l'abstrait au concret, c'est-?-dire de la cause ? l'effet. C'est ? ce titre qu'il fait partie de la science; il en fait et il en marque tous les cha?nons; il relie les principes aux effets; il fait communiquer les d?finitions avec les ph?nom?nes. Il porte sur toute l'?chelle de la science l'abstraction que la d?finition a port?e au sommet.

La m?me op?ration explique aussi les axiomes. Selon Mill, si nous savons que des grandeurs ?gales ajout?es ? des grandeurs ?gales font des sommes ?gales, ou que deux droites ne peuvent enclore un espace, c'est par une exp?rience ext?rieure faite avec nos yeux, ou par une exp?rience int?rieure faite avec notre imagination. Sans doute on peut savoir ainsi que deux droites ne sauraient enclore un espace, mais on peut le savoir encore d'une autre fa?on. On peut se repr?senter une droite par l'imagination, et l'on peut la concevoir aussi par la raison. On peut consid?rer son image ou sa d?finition. On peut l'?tudier en elle-m?me ou dans les ?l?ments g?n?rateurs. Je puis me repr?senter une droite toute faite, mais je puis aussi la r?soudre en ses facteurs. Je puis assister ? sa formation, et d?gager les ?l?ments abstraits qui l'engendrent, comme j'ai assist? ? la formation du cylindre et d?gag? le rectangle en r?volution qui l'a engendr?. Je puis dire non pas que la ligne droite est la plus courte d'un point ? un autre, ce qui est une propri?t? d?riv?e, mais qu'elle est la ligne form?e par le mouvement d'un point qui tend ? se rapprocher d'un autre, et de cet autre seulement; ce qui revient ? dire que deux points suffisent ? d?terminer une droite, en d'autres termes que deux droites ayant deux points communs co?ncident dans toute leur ?tendue interm?diaire; d'o? l'on voit que si deux droites enfermaient un espace, elles ne feraient qu'une droite et n'enfermeraient rien du tout. Voil? une seconde mani?re de conna?tre l'axiome, et il est clair qu'elle diff?re beaucoup de la premi?re. Dans la premi?re, on le constate; dans la seconde, on le d?duit. Dans la premi?re, on ?prouve qu'il est vrai; dans la seconde, on prouve qu'il est vrai. Dans la premi?re, on l'admet; dans la seconde, on l'explique. Dans la premi?re, on remarquait seulement que le contraire de l'axiome est inconcevable; dans la seconde, on d?couvre en plus que le contraire de l'axiome est contradictoire. ?tant donn? la d?finition de la ligne droite, l'axiome que deux droites ne peuvent enclore un espace s'y trouve compris; il en d?rive comme une cons?quence de son principe. En somme, il n'est qu'une proposition identique, ce qui veut dire que son sujet contient son attribut; il ne joint pas deux termes s?par?s, irr?ductibles l'un ? l'autre: il unit deux termes dont le second est une portion du premier. Il est une simple analyse. Et tous les axiomes sont ainsi. Il suffit de les d?composer pour apercevoir qu'ils vont non d'un objet ? un objet diff?rent, mais du m?me au m?me. Il suffit de r?soudre les notions d'?galit?, de cause, de substance, de temps et d'espace en leurs abstraits, pour d?montrer les axiomes d'?galit?, de substance, de cause, de temps et d'espace. Il n'y a qu'un axiome, celui d'identit?. Les autres ne sont que ses applications ou ses suites. Cela admis, on voit ? l'instant que la port?e de notre esprit se trouve chang?e. Nous ne sommes plus simplement capables de connaissances relatives et born?es: nous sommes capables aussi de connaissances absolues et infinies; nous poss?dons dans les axiomes des donn?es qui non-seulement s'accompagnent l'une l'autre, mais encore dont l'une enferme l'autre. Si, comme dit Mill, elles ne faisaient que s'accompagner, nous serions forc?s de conclure, comme Mill, que peut-?tre elles ne s'accompagnent pas toujours. Nous ne verrions point la n?cessit? int?rieure de leur jonction, nous ne la poserions qu'en fait; nous dirions que les deux donn?es ?tant de leur nature isol?es, il peut se rencontrer des circonstances qui les s?parent; nous n'affirmerions la v?rit? des axiomes qu'au regard de notre monde et de notre esprit. Si au contraire les deux donn?es sont telles que la premi?re enferme la seconde, nous ?tablissons par cela m?me la n?cessit? de leur jonction: partout o? sera la premi?re, elle emportera la seconde, puisque la seconde est une partie d'elle-m?me, et qu'elle ne peut pas se s?parer de soi. Il n'y a point de place entre elles deux pour une circonstance qui vienne les disjoindre, car elles ne font qu'une seule chose sous deux aspects. Leur liaison est donc absolue et universelle, et nous poss?dons des v?rit?s qui ne souffrent ni doute, ni limites, ni conditions, ni restrictions. L'abstraction rend aux axiomes leur valeur en montrant leur origine, et nous restituons ? la science la port?e qu'on lui ?te en restituant ? l'esprit la facult? qu'on lui ?tait.

Reste l'induction, qui semble le triomphe de la pure exp?rience. Et c'est justement l'induction qui est le triomphe de l'abstraction. Lorsque je d?couvre par induction que le froid cause la ros?e, ou que le passage de l'?tat liquide ? l'?tat solide produit la cristallisation, j'?tablis un rapport entre deux abstraits. Ni le froid, ni la ros?e, ni le passage de l'?tat solide ? l'?tat liquide, ni la cristallisation n'existent en soi. Ce sont des portions de ph?nom?nes, des extraits de cas complexes, des ?l?ments simples enferm?s dans des ensembles plus compos?s. Je les en retire et je les isole; j'isole la ros?e prise en g?n?ral de toutes les ros?es locales, temporaires, particuli?res, que je puis observer; j'isole le froid pris en g?n?ral de tous les froids sp?ciaux, vari?s, distincts, qui peuvent se produire parmi toutes les diff?rences de texture, toutes les diversit?s de substance, toutes les in?galit?s de temp?rature, toutes les complications de circonstances. Je joins un ant?c?dent abstrait ? un cons?quent abstrait, et je les joins, comme le montre Mill lui-m?me, par des retranchements, des suppressions, des ?liminations. J'expulse des deux groupes qui les contiennent toutes les circonstances adjacentes; je d?m?le le couple dans l'entourage qui l'offusque; je d?tache, par une s?rie de comparaisons et d'exp?riences, tous les accidents parasites qui se sont coll?s ? lui, et je finis ainsi par le mettre ? nu. J'ai l'air de consid?rer vingt cas diff?rents, et dans le fond je n'en consid?re qu'un seul; j'ai l'air de proc?der par addition, et en somme je n'op?re que par soustraction. Tous les proc?d?s de l'induction sont donc des moyens d'abstraire, et toutes les oeuvres de l'induction sont donc des liaisons d'abstraits.

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