Read Ebook: Edouard by Duras Claire De Durfort Duchesse De
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re poss?dait au milieu des montagnes du Forez, entre Bo?n et Saint-Etienne, des forges et une maison. Nous allions chaque ann?e passer ? ces forges les deux mois de vacances. Ce temps d?sir? et savour? avec d?lices s'?coulait toujours trop vite. La position de ce lieu avait quelque beaut?: la rivi?re qui faisait aller la forge descendait d'un cours rapide et souvent bris? par les rochers; elle formait au-dessous de la forge une grande nappe d'eau plus tranquille; puis elle se d?tournait brusquement et disparaissait entre deux hautes montagnes recouvertes de sapins. La maison d'habitation ?tait petite; elle ?tait situ?e au-dessus de la forge, de l'autre c?t? du chemin, et plac?e ? peu pr?s au tiers de la hauteur de la montagne. Environn?e d'une vieille for?t de sapins, elle ne poss?dait pour tout jardin qu'une petite plate-forme dessin?e avec des buis, orn?e de quelques fleurs, et d'o? l'on avait la vue de la forge, des montagnes et de la rivi?re. Il n'y avait point l? de village; il ?tait situ? ? un quart de lieue plus haut, sur le bord du torrent, et chaque matin la population, qui travaillait aux forges presque tout enti?re, passait sous la plate-forme en se rendant aux travaux. Les visages noirs et enfum?s des habitants, leurs v?tements en lambeaux, faisaient un triste contraste avec leur vive gaiet?, leurs chants, leurs danses et leurs chapeaux orn?s de rubans. Cette forge ?tait pour moi, ? la campagne, ce qu'?taient ? Lyon la petite pointe de sable et le cour majestueux du Rh?ne: le mouvement me jetait dans les m?mes r?veries que le repos. Le soir, quand la nuit ?tait sombre, on ne pouvait m'arracher de la plate-forme: la forge ?tait alors dans toute sa beaut?; les torrents de feu qui s'?chappaient de ses fourneaux ?clairaient ce seul point d'une lumi?re rouge sur laquelle tous les objets se dessinaient comme des spectres; les ouvriers, dans l'activit? de leurs travaux, arm?s de leurs grands pieux aigus, ressemblaient aux d?mons de cette esp?ce d'enfer; des ruisseaux d'un feu liquide coulaient au dehors; des fant?mes noirs coupaient ce feu et en emportaient des morceaux au bout de leur baguette magique, et bient?t le feu lui-m?me prenait entre leurs mains une nouvelle forme. La vari?t? des attitudes, l'?clat de cette lumi?re terrible dans un seul point du paysage, la lune qui se levait derri?re les sapins et qui argentait ? peine l'extr?mit? de leur feuillage, tout ce spectacle me ravissait. J'?tais fix? sur cette plate-forme comme par l'effet d'un enchantement, et, quand on venait m'en tirer, on me r?veillait comme d'un songe.
Cependant je n'?tais pas aussi ?tranger aux jeux de l'enfance que cette disposition pourrait le faire croire; mais c'?tait surtout le danger qui me plaisait. Je gravissais les rochers les plus inaccessibles, je grimpais sur les arbres les plus ?lev?s; je croyais toujours poursuivre je ne sais quel but que je n'avais encore pu atteindre, mais que je trouverais au del? de ce qui m'?tait d?j? connu. Je m'associais d'autres enfants dans mes entreprises; mais j'?tais leur chef, et je me plaisais ? les surpasser en t?m?rit?. Souvent je leur d?fendais de me suivre, et ce sentiment du danger perdait tout son charme pour moi si je le voyais partag?.
J'allais avoir quatorze ans; mes ?tudes ?taient fort avanc?es, mais je restais toujours au m?me point pour le fruit que je pouvais en tirer, et mon p?re d?sesp?rait d'?veiller en moi ce feu de l'?me sans lequel tout ce que l'esprit peut acqu?rir n'est qu'une richesse st?rile, lorsqu'une circonstance, l?g?re en apparence, vint faire vibrer cette corde cach?e au fond de mon ?me et commen?a pour moi une existence nouvelle. J'ai parl? de mes jeux: un de ceux qui me plaisaient le plus ?tait de traverser la rivi?re en sautant de rocher en rocher par-dessus ses ondes bouillonnantes; souvent m?me je prolongeais ce jeu p?rilleux, et, non content de traverser la rivi?re, je la remontais ou je la descendais de la m?me fa?on. Le danger ?tait grand, car, en approchant de la forge, la rivi?re encaiss?e se pr?cipitait violemment sous les lourds marteaux qui broyaient la mine et sous les roues que le courant faisait mouvoir. Un jour, un enfant un peu plus jeune que moi me dit: "Ce que tu fais n'est pas difficile. -- Essaye donc," r?pondis-je. Il saute, fait quelques pas, glisse et dispara?t dans les flots. Je n'eus pas le temps de la r?flexion: je me pr?cipite, je me cramponne aux rochers, et l'enfant, entra?n? par le courant, vient s'arr?ter contre l'obstacle que je lui pr?sente. Nous ?tions ? deux pas des roues, et, les forces me manquant, nous allions p?rir, lorsqu'on vint ? notre secours. Je fondis en larmes quand le danger fut pass?. Mon p?re, ma m?re accoururent et m'embrass?rent; mon coeur palpita de joie en recevant leurs caresses. Le lendemain, en ?tudiant, je croyais lire des choses nouvelles; je comprenais ce que jusque-l? je n'avais fait qu'apprendre; j'avais acquis la facult? d'admirer; j'?tais ?mu de ce qui ?tait bien, enflamm? de ce qui ?tait grand. L'esprit de mon p?re me frappait comme si je ne l'eusse jamais entendu: je ne sais quel voile s'?tait d?chir? dans les profondeurs de mon ?me. Mon coeur battait dans les bras de ma m?re, et je comprenais son regard. Ainsi un jeune arbre, apr?s avoir langui longtemps, prend tout ? coup l'essor; il pousse des branches vigoureuses, et on s'?tonne de la beaut? de son feuillage: c'est que sa racine a enfin rencontr? le filon de terre qui convient ? sa substance; j'avais rencontr? aussi le terrain qui m'?tait propre, j'avais d?vou? ma vie pour un autre!
De ce moment je sortis de l'enfance. Mon p?re, encourag? par le succ?s, m'ouvrit les voies nouvelles qu'on ne parcourt qu'avec l'imagination. En me faisant appliquer les sentiments aux faits, il forma ? la fois mon coeur et mon jugement. "Savoir et sentir, disait-il souvent, voil? toute l'?ducation."
Les lois furent ma principale ?tude; mais, par la mani?re dont cette ?tude ?tait conduite, elle embrassait toutes les autres. Les lois furent faites en effet pour les hommes et pour les moeurs de tous les temps; elles suivirent les besoins. Compagnes de l'histoire, elles sont le mot de toutes les difficult?s, le flambeau de tous les myst?res; elles n'ont point de secret pour qui sait les ?tudier, point de contradiction pour qui sait les comprendre.
Mon p?re ?tait le plus aimable des hommes; son esprit servait ? tout, et il n'en avait jamais que ce qu'il fallait; il poss?dait au supr?me degr? l'art de faire sortir la plaisanterie de la raison. L'opposition du bon sens aux id?es fausses est presque toujours comique: mon p?re m'apprit ? trouver ridicule ce qui manquait de v?rit?. Il ne pouvait mieux en conjurer le danger.
C'est un danger pourtant et un grand malheur que la passion dans l'appr?ciation des choses de la vie, m?me quand les principes les plus purs et la raison la plus saine sont vos guides. On ne peut ha?r fortement ce qui est mal sans adorer ce qui est bien, et ces mouvements violents sont-ils faits pour le coeur de l'homme? H?las! ils le laissent vide et d?vast? comme une ruine, et cet accroissement momentan? de la vie am?ne et produit la mort.
Je ne faisais pas alors ces r?flexions; le monde s'ouvrait ? mes yeux comme un oc?an sans bornes. Je r?vais la gloire, l'admiration, le bonheur; mais je ne les cherchais pas hors de la profession qui m'?tait destin?e. Noble profession, o? l'on prend en main la d?fense de l'opprim?, o? l'on confond le crime et fait triompher l'innocence! Mes r?veries, qui avaient alors quelque chose de moins vague, me repr?sentaient toutes les occasions que j'aurais de me distinguer, et je cr?ais des malheurs et des injustices chim?riques pour avoir la gloire et le plaisir de les r?parer.
La r?volution qui s'?tait faite dans mon caract?re n'avait produit aucun changement dans mes go?ts. Comme aux jours de mon enfance, je fuyais la soci?t?; je ne sais quelle d?plaisance s'attachait pour moi ? vivre avec des gens, respectables sans doute, mais dont aucun ne r?alisait ce type que je m'?tais form? au fond de l'?me, et qui, au vrai, n'avait que mon p?re pour mod?le. Dans l'intimit? de notre famille, entre mon p?re et ma m?re, j'?tais heureux; mais, d?s qu'il arrivait un ?tranger, je m'en allais dans ma chambre vivre dans ce monde que je m'?tais cr??, et auquel celui-l? ressemblait si peu.
Ma m?re avait beaucoup d'esprit, de la douceur et une raison sup?rieure; elle aimait les id?es re?ues, peut-?tre les id?es communes, mais elle les d?fendait par des motifs nouveaux et piquants. La longue habitude de vivre avec mon p?re et de l'aimer avait fait d'elle comme un reflet de lui; mais ils pensaient souvent les m?mes choses par des motifs diff?rents, et cela rendait leurs entretiens ? la fois paisibles et anim?s. Je ne les vis jamais diff?rer que sur un seul point. H?las! je vois aujourd'hui que ma m?re avait raison.
Mon p?re avait d? la plus grande partie de son talent et de sa c?l?brit? comme avocat ? une profonde connaissance du coeur humain. Je lui ai ou? dire que les pi?ces d'un proc?s servaient moins ? ?tablir son opinion que le tact qui lui faisait p?n?trer jusqu'au fond de l'?me des parties int?ress?es. Cette sagacit?, cette p?n?tration, cette finesse d'aper?us, ?taient des qualit?s que mon p?re aurait voulu me donner; peut-?tre m?me la solitude habituelle o? nous vivions avait-elle pour but de me pr?parer ? ?tre plus frapp? du spectacle de la soci?t? qu'on ne l'est lorsque graduellement on s'est familiaris? avec ses vices et ses ridicules, et qu'on arrive blas? sur l'impression qu'on en peut recevoir. Mon p?re voulait montrer le monde ? mes yeux, lorsqu'il se serait assur? que le go?t du bien, la solidit? des principes, et la facult? de l'observation seraient assez m?ris en moi pour retirer de ce spectacle le profit qu'il se plaisait ? en attendre.
Mon p?re avait ?t? assez heureux, dans sa jeunesse, pour sauver dans un proc?s fameux la fortune et l'honneur du mar?chal d'Olonne. Les rapports o? les avait mis cette affaire avaient cr?? entre eux une amiti? qui depuis trente ans ne s'?tait jamais d?mentie. Malgr? des destin?es si diff?rentes, leur intimit? ?tait rest?e la m?me: tant il est vrai que la parit? de l'?me est le seul lien r?el de la vie. Une correspondance fr?quente alimentait leur amiti?; il ne se passait pas de semaine que mon p?re ne re??t de lettres de M. le mar?chal d'Olonne, et la plus intime confiance r?gnait entre eux. C'est dans cette maison que mon p?re comptait me mener quand j'aurais atteint ma vingti?me ann?e; c'est l? qu'il se flattait de me faire voir la bonne compagnie et de me faire acqu?rir ces qualit?s de l'esprit qu'il d?sirait tant que je poss?dasse. J'ai vu ma m?re s'opposer ? ces desseins. "Ne sortons point de notre ?tat, disait-elle ? mon p?re; pourquoi mener Edouard dans un monde o? il ne doit pas vivre, et qui le d?go?tera peut-?tre de notre paisible int?rieur? -- Un avocat, disait mon p?re, doit avoir ?tudi? tous les rangs; il faut qu'il se familiarise d'avance avec la politesse des gens de la cour pour n'en ?tre pas ?bloui. Ce n'est que dans le monde qu'il peut acqu?rir la puret? du langage et la gr?ce de la plaisanterie. La soci?t? seule enseigne les convenances et toute cette science de go?t qui n'a point de pr?ceptes, et que pourtant on ne vous pardonne pas d'ignorer. -- Ce que vous dites est vrai, reprenait ma m?re; mais j'aime mieux, je vous l'avoue, qu'Edouard ignore tout cela et qu'il soit heureux. On ne l'est qu'en s'associant avec ses ?gaux:
-- La citation est exacte, r?pondit mon p?re; mais le po?te ne l'entend que de l'?galit? morale, et, sur ce point, je suis de son avis: j'ai le droit de l'?tre. -- Oui, sans doute, reprit ma m?re; mais le mar?chal d'Olonne est une exception. Respectons les convenances sociales; admirons m?me la hi?rarchie des rangs: elle est utile, elle est respectable; d'ailleurs n'y tenons-nous pas notre place? Mais gardons-la, cette place; on se trouve toujours mal d'en sortir." Ces conversations se renouvelaient souvent, et j'avoue que le d?sir de voir des choses nouvelles, et je ne sais quelle inqui?tude cach?e au fond de mon ?me, me mettaient du parti de mon p?re et me faisaient ardemment souhaiter d'avoir vingt ans pour aller ? Paris et pour voir le mar?chal d'Olonne.
Je ne vous parlerai pas des deux ann?es qui s'?coul?rent jusqu'? cette ?poque. Des ?tudes s?rieuses occup?rent tout mon temps: le droit, les math?matiques, les langues, employaient toutes les heures de mes journ?es; et cependant ce travail aride, qui aurait d? fixer mon esprit, me laissa tel que la nature m'avait cr??, et tel sans doute que je dois mourir.
A vingt ans, j'attendais un grand bonheur, et la Providence m'envoya la plus grande de toutes les peines: je perdis ma m?re. Comme nous allions partir pour Paris, elle tomba malade, et ? cette maladie succ?da un ?tat de langueur qui se prolongea six mois. Elle expira doucement dans mes bras; elle me b?nit, elle me consola. Dieu eut piti? d'elle et de moi; il lui ?pargna la douleur de me voir malheureux, et ? moi celle de d?chirer son ?me; elle ne me vit pas tomber dans ce pi?ge que sa raison avait su pr?voir, et dont elle avait inutilement cherch? ? me garantir. H?las! puis-je dire que je regrette la paix que j'ai perdue? voudrais-je aujourd'hui de cette existence tranquille que ma m?re r?vait pour moi? Non sans doute. Je ne puis plus ?tre heureux, mais cette douleur que je porte au fond de mon ?me m'est plus ch?re que toutes les joies communes de ce monde; elle fera encore la gloire du dernier de mes jours, apr?s avoir fait le charme de ma jeunesse. A vingt-trois ans, des souvenirs sont tout ce qui me reste; mais qu'importe? ma vie est finie, et je ne demande plus rien ? l'avenir.
Dans le premier moment de sa douleur, mon p?re renon?a au voyage de Paris. Nous all?mes en Forez, o? nous croyions nous distraire et o? nous trouv?mes partout l'image de celle que nous pleurions. Qu'elle est cruelle, l'absence de la mort! absence sans retour! Nous la sentions, m?me quand nous croyions l'oublier. Toujours seul avec mon p?re, je ne sais quelle s?cheresse se glissait quelquefois dans nos entretiens. C'est par ma m?re que la d?cision de mon p?re et mes r?veries se rencontraient sans se heurter: elle ?tait comme la nuance harmonieuse qui unit deux couleurs vives et trop tranch?es. A pr?sent qu'elle n'y ?tait plus, nous sentions pour la premi?re fois, mon p?re et moi, que nous n'?tions pas toujours d'accord.
Au mois de novembre, nous part?mes pour Paris. Mon p?re alla loger chez un fr?re de ma m?re, M. d'Herbelot, fermier g?n?ral fort riche. Il avait une belle maison ? la Chauss?e-d'Antin, o? il nous re?ut ? merveille. Il nous donna de grands d?ners, me mena au spectacle, au bal, me fit voir toutes les curiosit?s de Paris. Mais c'?tait M. le mar?chal d'Olonne que je d?sirais voir, et il ?tait ? Fontainebleau, d'o? il ne devait revenir que dans quinze jours. Ce temps se passa dans des f?tes continuelles. Mon oncle ne me faisait gr?ce d'aucune fa?on de s'amuser: les pique-niques, les parties de toute esp?ce, les com?dies, les concerts, G?liot, et Mlle Arnould. J'?tais d?j? fatigu? de Paris, quand mon p?re re?ut un billet de M. le mar?chal d'Olonne, qui lui mandait qu'il ?tait arriv? et qu'il l'invitait ? d?ner pour ce m?me jour. "Amenez votre Edouard," disait-il. Combien cette expression me toucha!
Je vous raconterai ma premi?re visite ? l'h?tel d'Olonne, parce qu'elle me frappa singuli?rement. J'?tais accoutum? ? la magnificence chez mon oncle M. d'Herbelot; mais tout le luxe de la maison d'un fermier g?n?ral fort riche ne ressemblait en rien ? la noble simplicit? de la maison de M. le mar?chal d'Olonne. Le pass?, dans cette maison, servait d'ornement au pr?sent: des tableaux de famille, qui portaient des noms historiques et chers ? la France, d?coraient la plupart des pi?ces; de vieux valets de chambre marchaient devant vous pour vous annoncer. Je ne sais quel sentiment de respect vous saisissait en parcourant cette vaste maison, o? plusieurs g?n?rations s'?taient succ?d?, faisant honneur ? la fortune et ? la puissance plut?t qu'elles n'en ?taient honor?es. Je me rappelle jusqu'au moindre d?tail de cette premi?re visite; plus tard, tout est confondu dans un seul souvenir. Mais alors j'examinais avec une vive curiosit? ce qui avait fait si souvent le sujet des conversations de mon p?re et cette soci?t? dont il m'avait parl? tant de fois.
Ces mati?res ?taient s?rieuses, mais elles ne le paraissaient pas. Ce n'est pas la frivolit? qui produit la l?g?ret? de la conversation: c'est cette justesse qui, comme l'?clair, jette une lumi?re vive et prompte sur tous les objets. Je sentis, en ?coutant mon p?re, qu'il n'y a rien de si piquant que le bon sens d'un homme d'esprit.
Je me suis ?tendu sur cette premi?re visite pour vous montrer ce qu'?tait mon p?re dans la soci?t? de M. le mar?chal d'Olonne. Ne devais-je pas me plaire dans un lieu o? je le voyais respect?, honor? comme il l'?tait de moi-m?me? Je me rappelais les paroles de ma m?re: "sortir de son ?tat!" Je ne leur trouvais point de sens... Rien ne m'?tait ?tranger dans la maison de M. le mar?chal d'Olonne: peut-?tre m?me je me trouvais chez lui plus ? l'aise que chez M. d'Herbelot. Je ne sais quelle simplicit?, quelle facilit? dans les habitudes de la vie me rendait la maison de M. le mar?chal d'Olonne comme le toit paternel. H?las! elle allait bient?t me devenir plus ch?re encore.
"Natalie est rest?e ? Fontainebleau, dit M. le mar?chal d'Olonne ? mon p?re; je l'attends ce soir. Vous la trouverez un peu grandie, ajouta-t-il en souriant. Vous rappelez-vous le temps o? vous disiez qu'elle ne ressemblerait ? nulle autre et qu'elle plairait plus que toute autre? Elle avait neuf ans alors. -- Mme la duchesse de Nevers promettait, d?s ce temps-l?, tout ce qu'elle est devenue depuis, dit mon p?re. -- Oui, reprit le mar?chal, elle est charmante; mais elle ne veut pas se remarier, et cela me d?sole. Je vous ai parl? de mes derniers chagrins ? ce sujet; rien ne peut vaincre son obstination." Mon p?re r?pondit quelques mots, et nous part?mes. "Je suis du parti de Mme de Nevers, me dit mon p?re. Mari?e ? douze ans, elle n'a jamais vu qu'? l'autel ce mari, qui, dit-on, m?ritait peu une personne aussi accomplie. Il est mort pendant ses voyages. Veuve ? vingt ans, libre et charmante, elle peut ?pouser qui elle voudra; elle a raison de ne pas se presser, de bien choisir et de ne pas se laisser sacrifier une seconde fois ? l'ambition." Je me r?criai sur ces mariages d'enfants. "L'usage les autorise, dit mon p?re; mais je n'ai jamais pu les approuver."
Ce fut le lendemain de ce jour que je vis pour la premi?re fois Mme la duchesse de Nevers! Ah! mon ami! comment vous la peindre? Si elle n'?tait que belle, si elle n'?tait qu'aimable, je trouverais des expressions dignes de cette femme c?leste; mais comment d?crire ce qui tout ensemble formait une s?duction irr?sistible? Je me sentis troubl? en la voyant, j'entrevis mon sort; mais je ne vous dirai pas que je doutai un instant si je l'aimerais: cet ange p?n?tra mon ?me de toute part, et je ne m'?tonnai point de ce qu'elle me faisait ?prouver. Une ?motion de bonheur inexprimable s'empara de moi; je sentis s'?vanouir l'ennui, le vide, l'inqui?tude qui d?voraient mon coeur depuis si long-temps; j'avais trouv? ce que je cherchais, et j'?tais heureux. Ne me parlez ni de ma folie ni de mon imprudence; je ne d?fends rien. Je paye de ma vie d'avoir os? l'aimer: eh bien, je ne m'en repens pas; j'ai au fond de mon ?me un tr?sor de douleur et de d?lices que je conserverai jusqu'? la mort. Ma destin?e m'a s?par? d'elle: je n'?tais pas son ?gal, elle se f?t abaiss?e en se donnant ? moi; un souffle de bl?me e?t terni sa vie; mais du moins je l'ai aim?e comme nul autre que moi ne pouvait l'aimer, et je mourrai pour elle, puisque rien ne m'engage plus ? vivre.
Cette premi?re journ?e que je passai avec elle, et qui devait ?tre suivie de tant d'autres, a laiss? comme une trace lumineuse dans mon souvenir. Elle s'occupa de mon p?re avec la gr?ce qu'elle met ? tout; elle voulait lui prouver qu'elle se souvenait de ce qu'il lui avait autrefois enseign?; elle r?p?tait les graves le?ons de mon p?re, et le choix de ses expressions semblait en faire des pens?es nouvelles. Mon p?re le remarqua et parla du charme que les mots ajoutent aux id?es. "Tout a ?t? dit, assurait mon p?re; mais la mani?re de dire est in?puisable." Mme de Nevers se m?lait ? cette conversation. Je me souviens qu'elle dit qu'elle ?tait n?e d?fiante, et qu'elle ne croyait que l'accent et la physionomie de ceux qui lui parlaient. Elle me regarda en disant ces mots: je me sentis rougir, elle sourit; peut-?tre vit-elle en ce moment en moi la preuve de la v?rit? de sa remarque.
Depuis ce jour, je retournai chaque jour ? l'h?tel d'Olonne. Habituellement peu confiant, je n'eus pas ? dissimuler: l'id?e que je pusse aimer Mme de Nevers ?tait si loin de mon p?re qu'il n'eut pas le moindre soup?on; il croyait que je me plaisais chez M. le mar?chal d'Olonne, o? se r?unissait la soci?t? la plus spirituelle de Paris, et il s'en r?jouissait. Mon p?re, assur?ment, ne manquait ni de sagacit? ni de finesse d'observation; mais il avait pass? l'?ge des passions, il n'avait jamais eu d'imagination, et le respect des convenances r?gnait en lui ? l'?gal de la religion, de la morale et de l'honneur; je sentais aussi quel serait le ridicule de para?tre occup? de Mme de Nevers, et je renfermais au fond de mon ?me une passion qui prenait chaque jour de nouvelles forces.
Je ne sais si d'autres femmes sont plus belles que Mme de Nevers, mais je n'ai vu qu'? elle cette r?union compl?te de tout ce qui pla?t: la finesse de l'esprit et la simplicit? du coeur, la dignit? du maintien et la bienveillance des mani?res; Partout la premi?re, elle n'inspirait point l'envie; elle avait cette sup?riorit? que personne ne conteste, qui semble servir d'appui et exclut la rivalit?. Les f?es semblaient l'avoir dou?e de tous les talents et de tous les charmes. Sa voix venait jusqu'au fond de mon ?me y porter je ne sais quelles d?lices qui m'?taient inconnues. Ah! mon ami! qu'importe la vie quand on a senti ce qu'elle m'a fait ?prouver! Quelle longue carri?re pourrait me rendre le bonheur d'un tel amour?
Il convenait ? ma position dans le monde de me m?ler peu de la conversation. M. le mar?chal d'Olonne, par bont? pour mon p?re, me reprochait quelquefois le silence que je pr?f?rais garder, et je ne r?sistais pas toujours ? montrer devant Mme de Nevers que j'avais une ?me et que j'?tais peut-?tre digne de comprendre la sienne; mais habituellement c'est elle que j'aimais ? entendre: je l'?coutais avec d?lices, je devinais ce qu'elle allait dire, ma pens?e achevait la sienne, je voyais se r?fl?chir sur son front l'impression que je recevais moi-m?me, et cependant elle m'?tait toujours nouvelle, quoique je la devinasse toujours.
Un des rapports les plus doux que la soci?t? puisse cr?er, c'est la certitude qu'on est ainsi devin?. Je ne tardai pas ? m'apercevoir que Mme de Nevers sentait que rien n'?tait perdu pour moi de tout ce qu'elle disait. Elle m'adressait rarement la parole, mais elle m'adressait presque toujours la conversation. Je voyais qu'elle ?vitait de la laisser tomber sur des sujets qui m'?taient ?trangers, sur un monde que je ne connaissais pas; elle parlait litt?rature; elle parlait quelquefois de la France, de Lyon, de l'Auvergne; elle me questionnait sur nos montagnes et sur la v?rit? des descriptions de d'Urf?. Je ne sais pourquoi il m'?tait p?nible qu'elle s'occup?t ainsi de moi. Les jeunes gens qui l'entouraient ?taient aussi d'une extr?me politesse, et j'en ?tais involontairement bless?; j'aurais voulu qu'ils fussent moins polis, ou qu'il me f?t permis de l'?tre davantage. Une esp?ce de souffrance sans nom s'emparait de moi d?s que je me voyais l'objet de l'attention. J'aurais voulu qu'on me laiss?t seul, dans mon silence, entendre et admirer Mme de Nevers.
Parmi les jeunes gens qui lui rendaient des soins et qui venaient assid?ment ? l'h?tel d'Olonne, il y en avait deux qui fixaient plus particuli?rement mon attention: le duc de L... et le prince d'Enrichemont. Ce dernier ?tait de la maison de B?thune et descendait du grand Sully; il poss?dait une fortune immense, une bonne r?putation, et je savais que M. le mar?chal d'Olonne d?sirait qu'il ?pous?t sa fille. Je ne sais ce qu'on pouvait reprendre dans le prince d'Enrichemont, mais je ne vois pas non plus qu'il y e?t rien ? admirer. J'avais appris un mot nouveau depuis que j'?tais dans le monde, et je vais m'en servir pour lui: ses formes ?taient parfaites. Jamais il ne disait rien qui ne f?t convenable et agr?ablement tourn?; mais aussi jamais rien d'involontaire ne trahissait qu'il e?t dans l'?me autre chose que ce que l'?ducation et l'usage du monde y avaient mis. Cet acquis ?tait fort ?tendu et comprenait tout ce qu'on ne croirait pas de son ressort. Le prince d'Enrichemont ne se serait jamais tromp? sur le jugement qu'il fallait porter d'une belle action ou d'une grande faute; mais, jusqu'? son admiration, tout ?tait factice: il savait les sentiments, il ne les ?prouvait pas, et l'on restait froid devant sa passion et s?rieux devant sa plaisanterie, parce que la v?rit? seule touche, et que le coeur m?conna?t tout pouvoir qui n'?mane pas de lui.
Je pr?f?rais le duc de L..., quoiqu'il e?t mille d?fauts. Inconsid?r?, moqueur, l?ger dans ses propos, imprudent dans ses plaisanteries, il aimait pourtant ce qui ?tait bien, et sa physionomie exprimait avec fid?lit? les impressions qu'il recevait. Mobiles ? l'exc?s, elles n'?taient pas de longue dur?e; mais enfin il avait une ?me, et c'?tait assez pour comprendre celle des autres. On aurait cru qu'il prenait la vie pour un jour de f?te, tant il se livrait ? ses plaisirs; toujours en mouvement, il mettait autant de prix ? la rapidit? de ses courses que s'il e?t eu les affaires les plus importantes. Il arrivait toujours trop tard, et cependant il n'avait jamais mis que cinquante minutes pour venir de Versailles; il entrait sa montre ? la main, en racontant une histoire ridicule ou je ne sais quelle folie qui faisait rire tout le monde. G?n?reux, magnifique, le duc de L... m?prisait l'argent et la vie; et, quoiqu'il prodigu?t l'un et l'autre d'une mani?re souvent indigne du prix du sacrifice, j'avoue ? ma honte que j'?tais s?duit par cette sorte de d?dain de ce que les hommes prisent le plus. Il y a de la gr?ce dans un homme ? ne reconna?tre aucun obstacle, et, quand on expose gaiement sa vie dans une course de chevaux ou qu'on risque sa fortune sur une carte, il est difficile de croire qu'on n'exposerait pas l'une et l'autre avec encore plus de plaisir dans une occasion s?rieuse. L'?l?gance du duc de L... me convenait donc beaucoup plus que les mani?res un peu compass?es du prince d'Enrichemont; mais je n'avais qu'? me louer de tous deux. Les bont?s de M. le mar?chal d'Olonne m'avaient ?tabli dans sa soci?t? de la mani?re qui pouvait le moins me faire sentir l'inf?riorit? de la place que j'y occupais. Je n'avais presque pas senti cette inf?riorit? dans les premiers jours; maintenant elle commen?ait ? peser sur moi. Je me d?fendais par le raisonnement, mais le souvenir de Mme de Nevers ?tait encore un meilleur pr?servatif: il m'?tait bien facile de m'oublier quand je pensais ? elle, et j'y pensais ? chaque instant.
Un jour, on avait parl? longtemps dans le salon du d?vouement de Mme de B..., qui s'?tait enferm?e avec son amie intime, Mme d'Anville, malade et mourante de la petite v?role. Tout le monde avait lou? cette action, et l'on avait cit? plusieurs amiti?s de jeunes femmes dignes d'?tre compar?es ? celle-l?. J'?tais debout devant la chemin?e et pr?s du fauteuil de Mme de Nevers. "Je ne vous vois point d'amie intime, lui dis-je. -- J'en ai une qui m'est bien ch?re, me r?pondit-elle: c'est la soeur du duc de L.... Nous sommes li?es depuis l'enfance, mais je crains que nous ne soyons s?par?es pour bien longtemps: le marquis de C..., son mari, est ministre en Hollande, et elle est ? La Haye depuis six mois. -- Ressemble-t-elle ? son fr?re? demandai-je. -- Pas du tout, reprit Mme de Nevers; elle est aussi calme qu'il est ?tourdi. C'est un grand chagrin pour moi que son absence, dit Mme de Nevers. Personne ne m'est n?cessaire que Madame de C...: elle est ma raison; je ne me suis jamais mise en peine d'en avoir d'autre, et ? pr?sent que je suis seule je ne sais plus me d?cider ? rien. -- Je ne vous aurais jamais cru cette ind?cision dans le caract?re, lui dis-je. -- Ah! reprit-elle, il est si facile de cacher ses d?fauts dans le monde! Chacun met ? peu pr?s le m?me habit, et ceux qui passent n'ont pas le temps de voir que les visages sont diff?rents. -- Je rends gr?ces au Ciel d'avoir ?t? ?lev? comme un sauvage, repris-je: cela me pr?serve de voir le monde dans cette ennuyeuse uniformit?; je suis frapp?, au contraire, de ce que personne ne se ressemble. -- C'est, dit-elle, que vous avez le temps d'y regarder; mais, quand on vient de Versailles en cinquante minutes, comment voulez-vous qu'on puisse voir autre chose que la superficie des objets? -- Mais quand c'est vous qu'on voit, lui dis-je, on devrait s'arr?ter en chemin. -- Voil? de la galanterie, dit-elle. -- Ah! m'?criai-je, vous savez bien le contraire!" Elle ne r?pondit rien et se mit ? causer avec d'autres personnes. Je fus ?mu toute la soir?e du souvenir de ce que j'avais dit; il me semblait que tout le monde allait me deviner.
Le lendemain, mon p?re se trouva un peu souffrant. Nous devions d?ner ? l'h?tel d'Olonne, et, pour ne pas me priver d'un plaisir, il fit un effort sur lui-m?me et sortit. Jamais son esprit ne parut si libre et si brillant que ce jour-l?. Plusieurs ?trangers qui se trouvaient ? ce d?ner t?moign?rent hautement leur admiration, et je les entendis qui disaient entre eux qu'un tel homme occuperait en Angleterre les premi?res places. La conversation se prolongea longtemps; enfin la soci?t? se dispersa. Mon p?re resta le dernier, et, en lui disant adieu, M. le mar?chal d'Olonne lui fit promettre de revenir le lendemain. Le lendemain! grand Dieu! il n'y en avait plus pour lui! En traversant le vestibule, mon p?re me dit: "Je sens que je me trouve mal." Il s'appuya sur moi et s'?vanouit. Les domestiques accoururent: les uns all?rent avertir M. le mar?chal d'Olonne; les autres transport?rent mon p?re dans une pi?ce voisine. On le d?posa sur un lit de repos, et l? tous les secours lui furent donn?s. Mme de Nevers les dirigeait avec une pr?sence d'esprit admirable. Bient?t un chirurgien attach? ? la maison de M. le mar?chal d'Olonne arriva, et, voyant que la connaissance ne revenait point ? mon p?re, il proposa de le saigner. Nous attendions Tronchin, que Mme de Nevers avait envoy? chercher. Quelle bont? que la sienne! Elle avait l'air d'un ange descendu du Ciel pr?s de ce lit de douleur; elle essayait de ranimer les mains glac?es de mon p?re en les r?chauffant dans les siennes. Ah! comment la vie ne revenait-elle pas ? cet appel? H?las! tout ?tait inutile. Tronchin arriva et ne donna aucune esp?rance. La saign?e ramena un instant la connaissance. Mon p?re ouvrit les yeux; il fixa sur moi son regard ?teint, et sa physionomie peignit une anxi?t? douloureuse. M. le mar?chal d'Olonne le comprit; il saisit la main de mon p?re et la mienne. "Mon ami, dit-il, soyez tranquille, Edouard sera mon fils." Les yeux de mon p?re exprim?rent la reconnaissance; mais cette vie fugitive disparut bient?t; il poussa un profond g?missement: il n'?tait plus! Comment vous peindre l'horreur de ce moment? Je ne le pourrais m?me pas. Je me jetai sur le corps de mon p?re, et je perdis ? la fois la connaissance et le sentiment de mon malheur. En revenant ? moi, j'?tais dans le salon; tout avait disparu. Je crus sortir d'un songe horrible, mais je vis pr?s de moi Mme de Nevers en larmes. M. le mar?chal d'Olonne me dit: "Mon cher Edouard, il vous reste encore un p?re." Ce mot me prouva que tout ?tait fini. H?las! je doutais encore... Mon ami, quelle douleur! Accabl?, an?anti, mes larmes coulaient sans diminuer le poids affreux qui m'oppressait. Nous rest?mes longtemps dans le silence; je leur savais gr? de ne pas chercher ? me consoler. "J'ai perdu l'ami de toute ma vie, dit enfin M. le mar?chal d'Olonne. -- Il vous a d? sa derni?re consolation, r?pondis-je. -- Edouard, me dit M. le mar?chal d'Olonne, de ce jour je remplace celui que vous venez de perdre: vous restez chez moi. J'ai donn? l'ordre qu'on pr?par?t pour vous l'appartement de mon neveu, et j'ai envoy? l'abb? Tercier pr?venir M. d'Herbelot de notre malheur. Mon cher Edouard, je ne vous donnerai pas de vulgaires consolations; mais votre p?re ?tait un chr?tien, vous l'?tes vous-m?me: un autre monde nous r?unira tous." Voyant que je pleurais, il me serra dans ses bras. "Mon pauvre enfant, dit-il, je veux vous consoler, et j'aurais besoin de l'?tre moi-m?me!" Nous retomb?mes dans le silence. J'aurais voulu remercier M. le mar?chal d'Olonne, et je ne pouvais que verser des larmes. Au milieu de ma douleur, je ne sais quel sentiment doux se glissait pourtant dans mon ?me: les pleurs que je voyais r?pandre ? Mme de Nevers ?taient d?j? une consolation; je me la reprochais, mais sans pouvoir m'y soustraire.
D?s que je fus seul dans ma chambre, je me jetai ? genoux; je priai pour mon p?re, ou plut?t je priai mon p?re. H?las! il avait fourni sa longue carri?re de vertu, et je commen?ais la mienne en ne voyant devant moi que des orages. "Je fuyais ses sages conseils quand il vivait, me disais-je, et que deviendrai-je maintenant que je n'ai plus que moi-m?me pour guide et pour juge de mes actions! Je lui cachais les folies de mon coeur; mais il ?tait l? pour me sauver; il ?tait ma force, ma raison, ma pers?v?rance; j'ai tout perdu avec lui. Que ferai-je dans le monde sans son appui, sans le respect qu'il inspirait? Je ne suis rien, je n'?tais quelque chose que par lui; il a disparu, et je reste seul comme une branche d?tach?e de l'arbre et emport?e par les vents!" Mes larmes recommenc?rent; je repassai les souvenirs de mon enfance; je pleurai de nouveau ma m?re, car toutes les douleurs se tiennent, et la derni?re r?veille toutes les autres! Plong? dans mes tristes pens?es, je restai longtemps immobile et dans l'esp?ce d'abattement qui suit les grandes douleurs: il me semblait que j'avais perdu la facult? de penser et de sentir; enfin, je levai les yeux par hasard, et j'aper?us un portrait de Mme de Nevers... Indigne fils! en le contemplant, je perdis un instant le souvenir de mon p?re! Qu'?tait-elle donc pour moi? Quoi! d?j? son seul souvenir suspendait dans mon coeur la plus am?re de toutes les peines! Mon ami, ce sera un sujet ?ternel de remords pour moi que cette faute dont je vous fais l'aveu: non, je n'ai point assez senti la douleur de la mort de mon p?re! Je mesurais toute l'?tendue de la perte que j'avais faite; je pleurais son exemple, ses vertus; son souvenir d?chirait mon coeur, et j'aurais donn? mille fois ma vie pour racheter quelques jours de la sienne; mais, quand je voyais Mme de Nevers, je ne pouvais pas m'emp?cher d'?tre heureux.
Mon p?re t?moignait par son testament le d?sir de reposer pr?s de ma m?re. Je me d?cidai ? le conduire moi-m?me ? Lyon. L'accomplissement de ce devoir soulageait un peu mon coeur. Quitter Mme de Nevers me semblait une expiation du bonheur que je trouvais pr?s d'elle malgr? moi. Mon p?re me recommandait aussi de terminer des affaires relatives ? la tutelle des enfants d'un de ses amis: je voulais lui ob?ir; je me disais que je reviendrais bient?t, que j'habiterais sous le m?me toit que Mme de Nevers, que je la verrais ? toute heure; et mon coupable coeur battait de joie ? de telles pens?es!
La veille de mon d?part, M. le mar?chal d'Olonne alla passer la journ?e ? Versailles; je d?nai seul avec Mme de Nevers et l'abb? Tercier. Cet abb? demeurait ? l'h?tel d'Olonne depuis cinquante ans; il avait ?t? attach? ? l'?ducation du mar?chal, et la protection de cette famille lui avait valu un b?n?fice et de l'aisance. Il faisait les fonctions de chapelain, et ?tait un meuble aussi fid?le du salon de l'h?tel d'Olonne que les fauteuils et les ottomanes de tapisseries des Gobelins qui le d?coraient. Un attachement si long, de la part de cet abb?, avait tellement li? sa vie ? l'existence de la maison d'Olonne qu'il n'avait d'int?r?t, de gloire, de succ?s et de plaisirs que les siens; mais c'?tait dans la mesure d'un esprit fort calme et d'une imagination temp?r?e par cinquante ans de d?pendance. Il avait un caract?re fort facile: il ?tait toujours pr?t ? jouer aux ?checs ou au trictrac, ou ? d?vider les ?cheveaux de soie de Mme de Nevers, et, pourvu qu'il e?t bien d?n?, il ne cherchait querelle ? personne. La veille donc du jour o? je devais partir, voyant que Mme de Nevers ne voulait faire usage d'aucun de ses petits talents, l'abb? s'?tablit apr?s d?ner dans une grande berg?re aupr?s du feu, et s'endormit bient?t profond?ment. Je restai ainsi presque t?te ? t?te avec celle qui m'?tait d?j? si ch?re. J'aurais d? ?tre heureux, et cependant un embarras ind?finissable vint me saisir quand je me vis seul avec elle. Je baissai les yeux, et je restai dans le silence. Ce fut elle qui le rompit. "A quelle heure partez-vous demain? me demanda-t-elle. -- A cinq heures, r?pondis-je; si je commen?ais ici la journ?e, je ne saurais plus comment partir. -- Et quand reviendrez-vous? dit-elle encore. -- Il faut que j'ex?cute les volont?s de mon p?re, r?pondis-je; mais je crois que cela ne peut durer plus de quinze jours, et ces jours seront si longs que le temps ne me manquera pas pour les affaires. -- Irez-vous en Forez? demanda-t-elle. -- Je le crois; je compte revenir par l?, mais sans m'y arr?ter. -- Ne d?sirez-vous donc pas revoir ce lieu? me dit-elle; on aime tant ceux o? l'on a pass? son enfance! -- Je ne sais ce qui m'est arriv?, lui dis-je; mais il me semble que je n'ai plus de souvenirs. -- T?chez de les retrouver pour moi, dit-elle. Ne voulez-vous pas me raconter l'histoire de votre enfance et de votre jeunesse? A pr?sent que vous ?tes le fils de mon p?re, je ne dois plus rien ignorer de vous. -- J'ai tout oubli?, lui dis-je; il me semble que je n'ai commenc? ? vivre que depuis deux mois." Elle se tut un instant, puis elle me demanda si le monde avait donc si vite effac? le pass? de ma m?moire. "Ah! m'?criai-je, ce n'est pas le monde!" Elle continua: "Je ne suis pas comme vous, dit-elle; j'ai ?t? ?lev?e jusqu'? l'?ge de sept ans chez ma grand'm?re, ? Faverange, dans un vieux ch?teau, au fond du Limousin, et je me le rappelle jusque dans ses moindres d?tails, quoique je fusse si jeune; je vois encore la vieille futaie de ch?taigniers et ces grandes salles gothiques bois?es de ch?ne et orn?es de troph?es d'armes comme au temps de la chevalerie. Je trouve qu'on aime les lieux comme des amis, et que leur souvenir se rattache ? toutes les impressions qu'on a re?ues. -- Je croyais cela autrefois, lui r?pondis-je; maintenant je ne sais plus ce que je crois ni ce que je suis." Elle rougit, puis elle me dit: "Cherchez dans votre m?moire: peut-?tre trouverez-vous les faits, si vous avez oubli? les sentiments qu'ils excitaient dans votre ?me. Si vous voulez que je pense quelquefois ? vous quand vous serez parti, il faut bien que je sache o? vous prendre, et que je n'ignore pas, comme ? pr?sent, tout le pass? de votre vie."
J'essayai de lui raconter mon enfance et tout ce que contient le commencement de ce cahier; elle m'?coutait avec attention, et je vis une larme dans ses yeux quand je lui dis quelle r?volution avait produite en moi l'accident de ce pauvre enfant dont j'avais sauv? la vie. Je m'aper?us que mes souvenirs n'?taient pas si effac?s que je le croyais, et pr?s d'elle je trouvais mille impressions nouvelles d'objets qui jusqu'alors m'avaient ?t? indiff?rents. Les r?veries de ma jeunesse ?taient comme expliqu?es par le sentiment nouveau que j'?prouvais, et la forme et la vie ?taient donn?es ? tous ces vagues fant?mes de mon imagination.
L'abb? se r?veilla comme je finissais le r?cit des premiers jours de ma jeunesse. Un moment apr?s, M. le mar?chal d'Olonne arriva. Mme de Nevers et lui me dirent adieu avec bont?. Il me recommanda de h?ter autant que je le pourrais la fin de mes affaires, et me dit que pendant mon absence il s'occuperait de moi. Je ne lui demandai pas d'explication. Mme de Nevers ne me dit rien; elle me regarda, et je crus lire un peu d'int?r?t dans ses yeux. Mais que je regrettais la fin de notre conversation! Cependant j'?tais content de moi. "Je ne lui ai rien dit, pensais-je, et elle ne peut m'avoir devin?." C'est ainsi que je rassurais mon coeur. L'id?e que Mme de Nevers pourrait soup?onner ma passion me gla?ait de crainte, et tout mon bonheur ? venir me semblait d?pendre du secret que je garderais sur mes sentiments.
J'accomplis le triste devoir que je m'?tais impos?, et pendant le voyage je fus un peu moins tourment? du souvenir de Mme de Nevers. L'image de mon p?re mort effa?ait toutes les autres. L'amour m?le souvent l'id?e de la mort ? celle du bonheur; mais ce n'est pas la mort dans l'appareil fun?bre dont j'?tais environn?: c'est l'id?e de l'?ternit?, de l'infini, d'une ?ternelle r?union, que l'amour cherche dans la mort; il recule devant un cercueil solitaire.
A Lyon, je retrouvai les bords du Rh?ne et mes r?veries, et Mme de Nevers r?gna dans mon coeur plus que jamais. J'?tais loin d'elle, je ne risquais pas de me trahir, et je n'opposai aucune r?sistance ? la passion qui venait de nouveau s'emparer de toute mon ?me. Cette passion prit la teinte de mon caract?re. Livr? ? mon unique pens?e, absorb? par un seul souvenir, je vivais encore une fois dans un monde cr?? par moi-m?me et bien diff?rent du v?ritable: je voyais Mme de Nevers, j'entendais sa voix; son regard me faisait tressaillir; je respirais le parfum de ses beaux cheveux. Emu, attendri, je versais des larmes de plaisir pour des joies imaginaires. Assis sur une pierre au coin d'un bois, ou seul dans ma chambre, je consumais ainsi des jours inutiles. Incapable d'aucune ?tude et d'aucune affaire, c'?tait l'occupation qui me d?rangeait; et, malgr? que je susse bien que mon retour ? Paris d?pendait de la fin de mes affaires, je ne pouvais prendre sur moi d'en terminer aucune. Je remettais tout au lendemain; je demandais gr?ce pour les heures, et les heures ?taient toutes donn?es ? ce d?lice ineffable de penser sans contrainte ? ce que j'aimais. Quelquefois on entrait dans ma chambre, et on s'?tonnait de me voir impatient et contrari? comme si l'on m'e?t interrompu. En apparence, je ne faisais rien; mais, en r?alit?, j'?tais occup? de la seule chose qui m'int?ress?t dans la vie. Deux mois se pass?rent ainsi. Enfin, les affaires dont mon p?re m'avait charg? finirent, et je fus libre de quitter Lyon.
C'est avec ravissement que je me retrouvai ? l'h?tel d'Olonne; mais cette joie ne fut pas de longue dur?e. J'appris que Mme de Nevers partait dans deux jours pour aller voir ? La Haye son amie Madame de C... Je ne pus dissimuler ma tristesse, et quelquefois je crus remarquer que Mme de Nevers aussi ?tait triste; mais elle ne me parlait presque pas, ses mani?res ?taient s?rieuses; je la trouvais froide, je ne la reconnaissais plus, et, ne pouvant deviner la cause de ce changement, j'en ?tais au d?sespoir.
Apr?s son d?part, je restai livr? ? une profonde tristesse. Mes r?veries n'?taient plus, comme ? Lyon, mon occupation ch?rie; je sortais, je cherchais le monde pour y ?chapper. L'id?e que j'avais d?plu ? Mme de Nevers, et l'impossibilit? de deviner comment j'?tais coupable, faisaient de mes pens?es un tourment continuel. M. le mar?chal d'Olonne attribuait ? la mort de mon p?re l'abattement o? il me voyait plong?. "Notre malheur a fait une cruelle impression sur Natalie, me dit un jour M. le mar?chal d'Olonne; elle ne s'en est point remise, elle n'a pas cess? d'?tre triste et souffrante depuis ce temps-l?. Le voyage, j'esp?re, lui fera du bien. La Hollande est charmante au printemps; Madame de C... la prom?nera, et des objets nouveaux la distrairont."
Ce peu de mots de M. le mar?chal d'Olonne me jeta dans une nouvelle anxi?t?. Quoi! c'?tait depuis la mort de mon p?re que Mme de Nevers ?tait triste! Mais qu'?tait-il arriv?? qu'avais-je fait? Elle ?tait chang?e pour moi: voil? ce dont j'?tais trop s?r et ce qui me d?sesp?rait.
M. le mar?chal d'Olonne, avec sa bont? accoutum?e, s'occupait de me distraire. Il voulait que j'allasse au spectacle et que je visse tout ce qu'il croyait digne d'int?r?t ou de curiosit?; il me questionnait sur ce que j'avais vu, causait avec moi comme l'aurait fait mon p?re, et, pour m'encourager ? la confiance, il me disait que ces conversations l'amusaient et que mes impressions rajeunissaient les siennes. M. le mar?chal d'Olonne, quoiqu'il ne f?t point ministre, avait cependant beaucoup d'affaires. Ami intime du duc d'A..., il passait pour avoir plus de cr?dit qu'en r?alit? il ne s'?tait souci? d'en acqu?rir; mais les grandes places qu'il occupait lui donnaient le pouvoir de rendre d'importants services. Toute la Guyenne, dont il ?tait gouverneur, affluait chez lui. Pendant la plus grande partie de la matin?e, il recevait beaucoup de monde. Quatre fois par semaine il s'occupait de sa correspondance, qui ?tait fort ?tendue. Il avait deux secr?taires qui travaillaient dans un de ses cabinets, mais il me demandait souvent de rester dans celui o? il ?crivait lui-m?me; il me parlait des affaires qui l'occupaient avec une enti?re confiance; il me faisait quelquefois ?crire un m?moire sur une chose secr?te, ou des notes relatives aux affaires qu'il m'avait confi?es, et dont il ne voulait pas que personne e?t connaissance. J'aurais ?t? bien ingrat si je n'eusse ?t? touch? et flatt? d'une telle pr?f?rence. Je devais ? mon p?re les bont?s de M. le mar?chal d'Olonne, mais ce n'?tait pas une raison pour en ?tre moins reconnaissant. Je cherchais ? me montrer digne de la confiance dont je recevais tant de marques, et M. le mar?chal d'Olonne me disait quelquefois, avec un accent qui me rappelait mon p?re, qu'il ?tait content de moi.
Il est singuli?rement doux de se sentir ? son aise avec des personnes qui vous sont sup?rieures. On n'y est point si l'on ?prouve le sentiment de son inf?riorit?; on n'y est pas non plus en apercevant qu'on l'a perdu: mais on y est si elles vous le font oublier. M. le mar?chal d'Olonne poss?dait ce don touchant de la bienveillance et de la bont?; il inspirait toujours la v?n?ration, et jamais la crainte; il avait cette sorte de s?curit? sur ce qui nous est d? qui permet une indulgence sans bornes; il savait bien qu'on n'en abuserait pas et que le respect pour lui ?tait un sentiment auquel on n'avait jamais besoin de penser. Je sentais mon attachement pour lui cro?tre chaque jour, et il paraissait touch? du d?vouement que je lui montrais.
Chez M. le mar?chal d'Olonne, au contraire, cette possession des honneurs et de la fortune ?tait si ancienne qu'il n'y pensait plus; il n'?tait jamais occup? d'en jouir, mais il l'?tait souvent de remplir les obligations qu'elle impose. Des assidus, des commensaux, remplissaient aussi tr?s-souvent le salon de l'h?tel d'Olonne; mais c'?taient des parents pauvres, un neveu officier de marine, venant ? Paris demander le prix de ses services; c'?tait un vieux militaire couvert de blessures et r?clamant la croix de Saint-Louis; c'?taient d'anciens aides de camp du mar?chal; c'?tait un voisin de ses terres; c'?tait, h?las! le fils d'un ancien ami. Il y avait une bonne raison ? donner pour la pr?sence de chacun d'eux; on pouvait dire pourquoi ils ?taient l?, et il y avait une sorte de paternit? dans cette protection bienveillante autour de laquelle ils venaient tous se ranger.
Les hommes distingu?s par l'esprit et le talent ?taient tous accueillis chez M. le mar?chal d'Olonne, et ils y valaient tout ce qu'ils pouvaient valoir: car le bon go?t qui r?gnait dans cette maison gagnait m?me ceux ? qui il n'aurait pas ?t? naturel; mais il faut pour cela que le ma?tre en soit le mod?le, et c'est ce qu'?tait M. le mar?chal d'Olonne.
Je ne crois pas que le bon go?t soit une chose si superficielle qu'on le pense en g?n?ral. Tant de choses concourent ? le former! La d?licatesse de l'esprit, celle des sentiments; l'habitude des convenances, un certain tact qui donne la mesure de tout sans avoir besoin d'y penser. Et il y a aussi des choses de position dans le go?t et le ton qui exercent un tel empire! Il faut une grande naissance, une grande fortune; de l'?l?gance, de la magnificence dans les habitudes de la vie; il faut enfin ?tre sup?rieur ? sa situation par son ?me et ses sentiments, car on n'est ? son aise dans les prosp?rit?s de la vie que quand on s'est plac? plus haut qu'elles. M. le mar?chal d'Olonne et Mme de Nevers pouvaient ?tre atteints par le malheur sans ?tre abaiss?s par lui, car l'?me du moins ne d?choit point, et son rang est invariable.
On attendait Mme de Nevers de jour en jour, et mon coeur palpitait de joie en pensant que j'allais la revoir. Loin d'elle, je ne pouvais croire longtemps que je l'eusse offens?e. Je sentais que je l'aimais avec tant de d?sint?ressement, j'avais tellement conscience que j'aurais donn? ma vie pour lui ?pargner un moment de peine, que je finissais par ne plus croire qu'elle f?t m?contente de moi, ? force d'?tre assur? qu'elle n'avait pas le droit de l'?tre. Mais son retour me d?trompa cruellement!
D?s le m?me soir, je lui trouvai l'air s?rieux et glac? qui m'avait tant afflig?; ? peine me parla-t-elle, et mes yeux ne purent jamais rencontrer les siens. Bient?t il parut que sa mani?re de vivre m?me ?tait chang?e: elle sortait souvent, et quand elle restait ? l'h?tel d'Olonne elle y avait toujours beaucoup de monde; elle ?tait depuis quinze jours ? Paris, et je n'avais encore pu me trouver un instant seul avec elle. Un soir, apr?s souper, on se mit au jeu; Mme de Nevers resta ? causer avec une femme qui ne jouait point. Cette femme, au bout d'un quart d'heure, se leva pour s'en aller, et je me sentis tout ?mu en pensant que j'allais rester t?te ? t?te avec Mme de Nevers. Apr?s avoir reconduit Madame de R..., Mme de Nevers fit quelques pas de mon c?t?; mais, se retournant brusquement, elle se dirigea vers l'autre extr?mit? du salon, et alla s'asseoir aupr?s de M. le mar?chal d'Olonne, qui jouait au whist, et dont elle se mit ? regarder le jeu. Je fus d?sesp?r?. "Elle me m?prise! pensai-je; elle me d?daigne! Qu'est devenue cette bont? touchante qu'elle montra lorsque je perdis mon p?re? C'?tait donc seulement au prix de la plus am?re des douleurs que je devais sentir la plus douce de toutes les joies! Elle pleurait avec moi alors; ? pr?sent, elle d?chire mon coeur, et ne s'en aper?oit m?me pas." Je pensai pour la premi?re fois qu'elle avait peut-?tre p?n?tr? mes sentiments et qu'elle en ?tait bless?e. "Mais pourquoi le serait-elle? me disais-je: c'est un culte que je lui rends dans le secret de mon coeur; je ne pr?tends ? rien, je n'esp?re rien. L'adorer, c'est ma vie: comment pourrais-je m'emp?cher de vivre?" J'oubliais que j'avais mortellement redout? qu'elle ne d?couvr?t ma passion, et j'?tais si d?sesp?r? que je crois qu'en ce moment je la lui aurais avou?e moi-m?me pour la faire sortir, f?t-ce par la col?re, de cette froideur et de cette indiff?rence qui me mettaient au d?sespoir.
Le jeu ?tait fini; M. le mar?chal d'Olonne s'approcha de moi et me dit: "Certainement, Edouard, vous n'?tes pas bien... Depuis quelques jours vous ?tes fort chang?, et ce soir vous avez l'air tout ? fait malade." Je l'assurai que je me portais bien, et je regardai Mme de Nevers. Elle venait de se retourner pour parler ? quelqu'un. Si j'eusse pu croire qu'elle savait que je souffrais pour elle, j'aurais ?t? moins malheureux. Les jours suivants, je crus remarquer un peu plus de bont? dans ses regards, un peu moins de s?rieux dans ses mani?res; mais elle sortait toujours presque tous les soirs, et, quand je la voyais partir ? neuf heures, belle, par?e, charmante, pour aller dans ces f?tes o? je ne pouvais la suivre, j'?prouvais des tourments inexprimables; je la voyais entour?e, admir?e; je la voyais gaie, heureuse, paisible, et je d?vorais en silence mon humiliation et ma douleur.
Il ?tait question depuis quelque temps d'un grand bal chez M. le prince de L..., et l'on vint tourmenter Mme de Nevers pour la mettre d'un quadrille russe que la princesse voulait qu'on dans?t chez elle et o? elle devait danser elle-m?me. Les costumes ?taient ?l?gants et pr?taient fort ? la magnificence. On arrangea le quadrille; il se composait de huit jeunes femmes, toutes charmantes, et d'autant de jeunes gens, parmi lesquels ?taient le prince d'Enrichemont et le duc de L.... Ce dernier fut le danseur de Mme de Nevers, au grand d?plaisir du prince d'Enrichemont. Pendant quinze jours, ce quadrille devint l'unique occupation de l'h?tel d'Olonne: Gardel venait le faire r?p?ter tous les matins; les ouvriers de tout genre employ?s pour le costume prenaient les ordres; on assortissait des pierreries, on choisissait des mod?les, on consultait des voyageurs pour s'assurer de la v?rit? des descriptions et ne pas s'?carter du type national, qu'avant tout on voulait conserver. Je savais mauvais gr? ? Mme de Nevers de cette frivole occupation, et cependant je ne pouvais me dissimuler que, si j'eusse ?t? ? la place du duc de L..., je me serais trouv? le plus heureux des hommes. J'avais l'injustice de dire des mots piquants sur la l?g?ret? en g?n?ral, comme si ces mots eussent pu s'appliquer ? Mme de Nevers! Des sentiments indignes de moi, et que je n'ose rappeler, se glissaient dans mon coeur. H?las! il est bien difficile d'?tre juste dans un rang inf?rieur de la soci?t?, et ce qui nous prime peut difficilement ne pas nous blesser. Mme de Nevers cependant n'?tait pas gaie, et elle se laissait entra?ner ? cette f?te plut?t qu'elle n'y entra?nait les autres. Elle dit une fois qu'elle ?tait lasse de tous ces plaisirs; mais pourtant le jour du quadrille arriva, et Mme de Nevers parut dans le salon ? huit heures en costume et accompagn?e de deux ou trois personnes qui allaient avec elle r?p?ter encore une fois le quadrille chez la princesse avant le bal.
Jamais je n'avais vu Mme de Nevers plus ravissante qu'elle ne l'?tait ce soir-l?. Cette coiffure de velours noir, brod?e de diamants, ne couvrait qu'? demi ses beaux cheveux blonds; un grand voile brod? d'or et tr?s-l?ger surmontait cette coiffure, et tombait avec gr?ce sur son cou et sur ses ?paules, qui n'?taient cach?es que par lui; un corset de soie rouge boutonn?, et aussi orn? de diamants, dessinait sa jolie taille; ses manches blanches ?taient retenues par des bracelets de pierreries, et sa jupe courte laissait voir un pied charmant, ? peine press? dans une petite chaussure en brodequin, de soie aussi et lac?e d'or; enfin, rien ne peut peindre la gr?ce de Mme de Nevers dans cet habit ?tranger, qui semblait fait expr?s pour le caract?re de sa figure et la proportion de sa taille. Je me sentis troubl? en la voyant, une palpitation me saisit; je fus oblig? de m'appuyer contre une chaise. Je crois qu'elle le remarqua: elle me regarda avec douceur. Depuis si longtemps je cherchais ce regard qu'il ne fit qu'ajouter ? mon ?motion. "N'allez-vous pas au spectacle? me demanda-t-elle. -- Non, lui dis-je, ma soir?e est finie. -- Cependant, reprit-elle, il n'est pas encore huit heures? -- N'allez-vous pas sortir?" r?pondis-je. Elle soupira; puis, me regardant tristement: "J'aimerais mieux rester," dit-elle. On l'appela; elle partit. Mais, grand Dieu! quel changement s'?tait fait autour de moi! "J'aimerais mieux rester!" Ces mots si simples avaient boulevers? toute mon ?me! "J'aimerais mieux rester!" Elle me l'avait dit, je l'avais entendu; elle avait soupir?, et son regard disait plus encore! Elle aimerait mieux rester! rester pour moi! O Ciel! cette id?e contenait trop de bonheur: je ne pouvais la soutenir; je m'enfuis dans la biblioth?que; je tombai sur une chaise. Quelques larmes soulag?rent mon coeur. "Rester pour moi!" r?p?tai-je. J'entendais sa voix, son soupir; je voyais son regard, il p?n?trait mon ?me, et je ne pouvais suffire ? tout ce que j'?prouvais ? la fois de sensations d?licieuses. Ah! qu'elles ?taient loin, les humiliations de mon amour-propre! que tout cela me paraissait en ce moment petit et mis?rable! Je ne concevais pas que j'eusse jamais ?t? malheureux. "Quoi! elle aurait piti? de moi!" Je n'osais dire: "Quoi! elle m'aimerait!" Je doutais, je voulais douter! Mon coeur n'avait pas la force de soutenir cette joie! Je le temp?rais comme on ferme les yeux ? l'?clat d'un beau soleil; je ne pouvais la supporter tout enti?re. Mme de Nevers se tenait souvent le matin dans cette m?me biblioth?que o? je m'?tais r?fugi?: je trouvai sur la table un de ses gants; je le saisis avec transport; je le couvris de baisers; je l'inondai de larmes. Mais bient?t je m'indignai contre moi-m?me d'oser ainsi profaner son image par mes coupables pens?es; je lui demandais pardon de la trop aimer. "Qu'elle me permette seulement de souffrir pour elle! me disais-je; je sais bien que je ne puis pr?tendre au bonheur. Mais est-il donc possible que ce qu'elle m'a dit ait le sens que mon coeur veut lui pr?ter? Peut-?tre que si elle f?t rest?e un instant de plus elle aurait tout d?menti." C'est ainsi que le doute rentrait dans mon ?me avec ma raison; mais bient?t cet accent si doux se faisait entendre de nouveau au fond de moi-m?me. Je le retenais, je craignais qu'il ne s'?chapp?t; il ?tait ma seule esp?rance, mon seul bonheur: je le conservais comme une m?re serre un enfant dans ses bras!
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