Read Ebook: Les mystères du peuple Tome III Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges by Sue Eug Ne
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LES KORRIGANS.--375-529.
Ils ont parfois la vie longue, les descendants du bon Joel, qui vivait en ces m?mes lieux, pr?s les pierres sacr?es de la for?t de Karnak, il y a cinq cent cinquante ans et plus.
Lorsque tu liras ceci, mon fils Jocelyn, tu diras sans doute:
A ceci, mon fils Jocelyn, je r?pondrai:
Ton bisa?eul Gildas avait l'horreur des ?critoires et des parchemins; de plus, ainsi que son p?re Ama?l, il avait coutume de remettre toujours au lendemain ce qu'il pouvait se dispenser de faire le jour. Sa vie de laboureur n'?tait d'ailleurs ni moins paisible, ni moins laborieuse que celle de nos p?res. Depuis la descendance de Scanvoch, revenu au berceau de notre famille, apr?s qu'un grand nombre de nos g?n?rations en avaient ?t? ?loign?es par les dures vicissitudes de la conqu?te romaine et de l'esclavage antique, ton bisa?eul Gildas disait d'habitude ? mon p?re:
Et voici comment, de demain en demain, ton bisa?eul Gildas est arriv? jusqu'? quatre-vingt-seize ans sans avoir augment? d'un mot l'histoire de notre famille... Alors, se voyant mourir, il m'a dit:
--Mon enfant, tu ?criras seulement ceci sur notre l?gende:
<
Or, mon fils Jocelyn, voici pourquoi ni ton a?eul, ni son fils Goridek, mort avant son p?re, n'ont pas ?crit un mot sur nos parchemins.
<<--Et pourquoi,--diras-tu,--vous, Ara?m, vous, mon p?re, si vieux d?j?, ayant fils et petit-fils, pourquoi avez-vous pay? si tard votre tribut ? notre chronique?>>
--Il y a deux raisons ? ce retard, mon fils Jocelyn: la premi?re est que je n'avais pas assez ? dire, la seconde est que j'aurais eu trop ? dire.
En ce qui touche ma vie ? moi, vieux laboureur, je n'ai pas, non plus que nos a?eux, depuis Scanvoch, assez ? raconter; car, en v?rit?, voyez un peu l'int?ressant et beau r?cit:
Non, par les glorieux os du vieux Joel! non, il ne pouvait ?tre plus fier de ses trois fils: Guilhern, le laboureur; Mika?l, l'armurier; Albinik, le marin; et de sa douce fille H?na, la vierge de l'?le de S?n, ?le aujourd'hui d?serte, qu'en ce moment, ? travers ma fen?tre, je vois l?-bas, l?-bas... en haute mer, noy?e dans la brume... Non, le bon Joel ne pouvait ?tre plus fier de sa famille que moi, le vieil Ara?m, je ne suis fier de mes petits-enfants!... Mais ses fils, ? lui, ont vaillamment combattu ou sont morts pour la libert?; mais sa fille H?na, dont le saint et doux nom a ?t? jusqu'? aujourd'hui chant? de si?cle en si?cle, a offert vaillamment sa vie ? H?sus pour le salut de la patrie, tandis que les enfants de mon fils mourront ici, obscurs comme leur p?re, dans ce coin de la Gaule; libres du moins ils mourront, puisque les Franks barbares, deux fois venus jusqu'aux fronti?res de notre Bretagne, n'ont os? y p?n?trer: nos ?paisses for?ts, nos marais sans fonds, nos rochers inaccessibles, et nos rudes hommes, soulev?s en armes ? la voix toujours aim?e de nos druides chr?tiens ou non chr?tiens, ont fait reculer ces f?roces pillards, ma?tres pourtant de nos autres provinces depuis pr?s de quinze ans.
H?las! elles se sont enfin r?alis?es apr?s deux si?cles, les sinistres divinations de la soeur de lait de notre a?eul Scanvoch. Victoria la Grande ne l'a que trop justement pr?dit... les Franks ont depuis longtemps conquis et asservi la Gaule, moins notre Armorique, gr?ce aux dieux...
Voici ma r?ponse, mon fils: Lis le r?cit suivant, que j'?cris en ce moment, ? la tomb?e de ce jour d'hiver, pendant que toi, ta femme et tes enfants, vous vous pr?parez ? la veill?e dans la grande salle de la m?tairie, attendant le retour de mon favori Karadeuk, parti ? la chasse au point du jour pour rapporter une pi?ce de venaison... Lis ce r?cit, il te rappellera la soir?e d'hier, mon fils Jocelyn, et t'apprendra aussi ce que tu ignores... et ensuite tu ne diras plus:
<<--Pourquoi le bonhomme Ara?m a-t-il ?crit ceci aujourd'hui plut?t qu'hier ou demain.>>
La neige et le givre de janvier tombent par rafales, le vent siffle, la mer gronde au loin et se brise jusque sur les pierres sacr?es de Karnak... Il est quatre heures, pourtant voici d?j? la nuit: le b?tail affourag? est renferm? dans les chaudes ?tables; les portes de la cour de la m?tairie sont closes, de peur des loups r?deurs; un grand feu flambe au foyer de la salle; le vieux Ara?m est assis dans son si?ge ? bras, au coin de la chemin?e, son grand chien fauve, ? t?te blanchie par l'?ge, ?tendu ? ses pieds... le bonhomme travaille ? un filet pour la p?che; son fils Jocelyn charonne un manche de charrue; Kervan ajuste des att?les neuves ? un joug; Karadeuk aiguise sur une pierre de gr?s la pointe de ses fl?ches: la temp?te durera jusqu'au matin et davantage, car le soleil s'est couch? tout rouge derri?re de gros nuages noirs qui enveloppaient l'?le de S?n comme un brouillard. Or, quand le soleil se couche ainsi, et que le vent souffle de l'ouest, la temp?te dure deux, trois, et parfois quatre ou cinq jours. Le lendemain matin Karadeuk ira donc tirer des corbeaux de mer sur la gr?ve, quand ils raseront de leurs fortes ailes les vagues en furie... C'est le plaisir de ce gar?on; il est si adroit, mon petit-fils Karadeuk, il est si bon archer, mon favori... Pendant qu'il aff?te ses fl?ches, sa m?re et sa soeur Roselyk vont activement de ?a, de l?, pr?parant la table et les mets pour le repas du soir.
La mer gronde au loin comme un tonnerre, le vent souffle ? ?branler la maison, le givre tombe dans la chemin?e. Gronde, temp?te! souffle, vent de mer! tombe, givre et neige! Oh! qu'il fait bon, qu'il fait bon d'entendre rugir cet ouragan, charg? de frimas, lorsqu'en famille on est joyeusement r?uni dans sa maison autour d'un foyer flambant!
Et puis, les jeunes gar?ons et leurs soeurs disent ? demi-voix de ces choses qui les font ? la fois frissonner et sourire; car, en v?rit?, depuis cent ans, on dirait que tous les lutins et toutes les f?es de la Gaule se sont r?fugi?s en Bretagne... N'est-ce pas encore un plaisir que d'ou?r ? la veill?e, durant la temp?te, ces merveilles, auxquelles on croit toujours un peu quand on ne les a point vues, et bien plus encore quand on les a vues?
Et voici ce qu'ils se disaient, ces enfants, mon petit-fils Kervan commence en secouant la t?te:
--Bien heureux encore est le voyageur, si les petits D?s, quittant leurs marteaux de faux monnayeurs pour la danse, ne le forcent pas ? se m?ler ? leur ronde, jusqu'? ce que pour lui mort s'ensuive...
--Quels dangereux d?mons pourtant, que ces nains, hauts de deux pieds... Il me semble les voir, avec leur figure vieillotte et ratatin?e, leurs griffes de chat, leurs pieds de bouc et leurs yeux flamboyants: c'est ? frissonner... rien que d'y penser...
--Prends garde, Roselyk, en voici un sous la huche... prends garde...
--Que tu es imprudent de rire ainsi des D?s, mon fr?re Karadeuk! ils sont vindicatifs... je suis toute tremblante... j'ai failli laisser tomber ce plat...
--Moi, si je rencontrais une bande de ces petits bons hommes, je vous en prendrais deux ou trois paires que je lierais par les pattes comme des chevreaux... et en route pour quelque fondri?re bien profonde...
--Oh! toi, Karadeuk, tu n'as peur de rien...
--Oui... fiez-vous-y; d?s qu'un cheval a ?t? ferr? par l'un de ces nains du diable, il jette du feu par les naseaux, et de courir... de courir sans plus jamais s'arr?ter... ni jour ni nuit; voyez un peu la figure de son cavalier!
--Mes enfants, quelle temp?te! quelle nuit!
--Bonne nuit pour les petits D?s, ma m?re; ils aiment l'orage et les t?n?bres, mais mauvaise pour les jolies petites Korrigans qui n'aiment que les douces nuits du mois de mai...
--Certes, moi, j'ai grand'peur des petits D?s noirs, velus, griffus, avec leur bourse de fausse monnaie ? la ceinture, et leur marteau de forgeron sur l'?paule; mais j'aurais plus grand'peur encore de rencontrer au bord d'une fontaine solitaire une Korrigan, haute de deux pieds, peignant ses blonds cheveux, dont elles sont si glorieuses en se mirant dans l'eau claire.
--Heureusement pour toi tu n'as rien vu, Karadeuk; Caron dit que c'est toujours pr?s des pierres sacr?es que se r?unissent les Korrigans pour leurs danses nocturnes: malheur ? qui les rencontre...
--Il para?t qu'elles sont fort curieuses de musique, et qu'elles chantent comme des rossignols.
--Et qu'elles sont gourmandes?
--Les Korrigans, gourmandes?
--Comme des chattes... oui, Karadeuk, tu as beau rire... tu dois me croire, je ne suis point menteuse: le bruit court que dans leurs f?tes de nuit elles ?tendent sur le gazon, toujours au bord d'une fontaine, une nappe blanche comme la neige, et tiss?e de ces l?gers fils blancs qu'on voit l'?t? sur les prairies. Au milieu de la nappe, elles mettent une coupe de cristal, remplie d'une liqueur merveilleuse, qui r?pand une clart? si vive, si vive qu'elle sert de flambeau ? ces f?es... L'on ajoute qu'une goutte de cette liqueur rendrait aussi savant que Dieu.
--Et que mangent-elles sur leur nappe d'un blanc de neige, les Korrigans? le sais-tu, Karadeuk, toi qui les aimes tant?
--L'herbe d'or?... cette herbe magique qui, si on la foule par m?garde, vous endort et vous donne connaissance de la langue des oiseaux.
--Celle-l? m?me.
--Et que boivent-elles, les Korrigans?
--La ros?e des nuits dans la coquille azur?e des oeufs du roitelet... voyez-vous les ivrognesses? Mais au moindre bruit humain... tout s'?vanouit, et elles disparaissent dans la fontaine pour retourner au fond de l'onde, dans leur palais de cristal et de corail... c'est afin de pouvoir se sauver ainsi qu'elles restent toujours au bord des eaux. ? gentilles naines... belles petites f?es... ne vous verrai-je donc jamais! je donnerais dix ans, vingt ans de ma vie pour rencontrer une Korrigan!...
--Karadeuk, ne faites pas de ces voeux impies par une pareille nuit de temp?te... cela porte malheur... jamais je n'ai entendu la mer en furie gronder ainsi... c'est comme un tonnerre...
--Ma bonne m?re, je braverais nuit, temp?te et tonnerre pour voir une Korrigan...
--Taisez-vous, m?chant enfant... vous m'effrayez... ne parlez pas ainsi... c'est tenter Dieu!
--Quel aventureux et hardi gar?on tu fais, mon petit-fils...
--Grand-p?re, bl?mez donc aussi mon fr?re Karadeuk, au lieu de l'encourager dans ses d?sirs p?rilleux... Ne savez-vous pas...
--Quoi! ma blonde Roselyk?
--H?las! grand-p?re, les Korrigans volent les enfants des pauvres femmes, et mettent ? leur place de petits monstres; la chanson le dit.
--Voyons la chanson, ma Roselyk.
--La voici, grand-p?re:
>>--En allant ? la fontaine puiser de l'eau, je laissai mon Lao?k dans son berceau; quand je revins ? la maison, il ?tait bien loin.
>>--Et ? sa place la Korrigan avait mis ce monstre; sa face est aussi rousse que celle d'un crapaud; il ?gratigne, il mord sans dire mot.
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