Et ainsi, de ce paradis, la route m?me est d?licieuse. D'ailleurs, ? partir de Rampour, tout annonce l'approche du Kachmir. Les pentes sont couvertes de sapins et de c?dres d?odars, le chemin bord? de peupliers et de platanes. D?j?, ? Brankoutri, on passe devant un premier temple en ruines. Celui de Baniyar, mieux conserv?, debout au milieu de sa cour quadrangulaire, donne une id?e tr?s nette de ce qu'?taient les vieux ?difices d'autrefois. Voici bient?t que paraissent les iris, cette fleur symbolique de la contr?e. Soudain, la rivi?re assagie se fait unie comme un miroir, et le long couloir, o? nous trottons depuis deux jours, d?bouche brusquement dans <> par l'?troite porte de Baramoula, qui est en m?me temps la seule issue pour tout le drainage de ses eaux.
De Mari ? Baramoula, on compte 200 kilom?tres, soit, si l'on marche, neuf ?tapes, et, si l'on court la poste, une trentaine de relais. La route, commenc?e en 1880, ?tait termin?e en 1890 jusqu'? l'entr?e de la vall?e; mais la section de Baramoula ? Sr?nagar n'a ?t? livr?e qu'en 1897. D?s 1896, les ponts ?taient finis, et le rouleau ? vapeur, image de notre civilisation niveleuse, achevait d'?craser dans le ballast plus d'une pierre emprunt?e aux vieilles ruines hindoues. La route traverse, en effet, la plaine alluviale o? l'on ne trouverait pas un caillou; la montagne est loin; les entrepreneurs avaient trouv? plus court de prendre comme carri?re les vieilles capitales du pays. Cette ann?e-l?, les premi?res voitures commenc?rent ? rouler ? travers le Kachmir, regard?es avec plus de curiosit? par les paysans que chez nous les automobiles. Maintenant, tous les v?hicules suivent couramment jusqu'? Sr?nagar, laissant ? mi-chemin le vieux bourg et les temples ruin?s de Patan. Si vous ?tes impatients d'arriver, poussez de suite jusqu'? la capitale; mais du moins, en y entrant, arr?tez-vous sur le pont par lequel la route franchit la rivi?re, pour vous donner le temps de souffler un peu.
C'est le Kachmir des Sikhs qu'a visit? Jacquemond en 1831 et dont la vice-royaut? lui fut, dit-on, offerte. Ne craignez pas que votre modestie soit mise ? pareille ?preuve: cet heureux temps n'est plus! Sur sa route, ? l'aller et au retour, notre compatriote avait eu l'occasion de rencontrer un R?djpoute du clan des Dogras que la faveur de Randjit-Singh avait fait r?dja de Djammou. D?j? Goul?b-Singh--c'?tait le nom de ce condottiere--convoitait le Kachmir. Tant que vit le vieux <> ou, comme l'appelle encore Jacquemond, le vieux <> du Pendj?b, nous le voyons r?der alentour sans y p?n?trer; l'un apr?s l'autre, il conquiert les pays limitrophes, le Kichtwar, le Lad?kh, le Skardo. Randjit-Singh mort, il sait habilement m?nager sa fortune entre les Sikhs et les Anglais. Enfin par un trait? en date du 16 mars 1846, le Gouvernement britannique <> En ?change, le nouveau mah?r?dja payait la somme de 75 lakhs de roupies et s'engageait ? offrir un tribut annuel de chevaux, de ch?vres et de ch?les. On dit que ceux-ci sont encore livr?s et que la d?funte reine-imp?ratrice en faisait des cadeaux de noces qui n'avaient rien de ruineux. Ce trait? ?tait pour Goul?b-Singh un coup de ma?tre. On assure qu'en quelques ann?es, il retrouva, dans le revenu de la Vall?e, la somme qu'il avait pay?e pour l'acqu?rir. Jamais on n'?tera de la t?te des Kachmiris l'id?e que, pour obtenir tant d'avantages, il devait avoir fait croire aux Anglais que tout le pays ? lui c?d? n'?tait que montagnes et collines st?riles, et la r?daction m?me du trait? le donne assez ? penser. En fait, leur but ?tait de s?parer Goul?b-Singh de la cause des Sikhs et de s'en faire un alli? contre eux; trois ans plus tard, quand, en 1849, ils eurent d?finitivement annex? le Pendj?b, ils se trouv?rent avoir constitu? sur leur flanc un royaume presque ind?pendant et, qui plus est, confinant aux territoires chinois et russes. C'est l'erreur de cette politique ? courte vue qu'ils s'occupent aujourd'hui de r?parer au nom des int?r?ts imp?riaux de la d?fense de l'Inde; et voil? sous quel pr?texte ils reprennent pour rien ce qu'ils n'ont d'ailleurs pas vendu bien cher.
Mais assez caus? politique. Occupons-nous de vous assurer le vivre et le couvert. Vous les trouverez pour quelques jours ? l'h?tel que le progr?s ou le malheur des temps vient de faire ?tablir ? Sr?nagar et dont l'inauguration de la route carrossable avait d'ailleurs rendu l'ouverture n?cessaire. Mais on ne vient pas au Kachmir pour vivre ? l'h?tel,--autant alors aller en Suisse,--et du reste vous ne conna?trez rien du pays ni de son charme qu'? condition d'avoir une installation ind?pendante et ambulante et de mener dans ce magnifique d?cor de <> la vie errante de nos hypoth?tiques anc?tres aryens. C'est l? encore une fois, conscient ou non, tout le secret de l'attrait subtil et prenant de la saison kachmirie. C'est l'?vasion hors des ridicules et perp?tuelles entraves de notre soci?t?, o? tout est devenu mati?re ? contravention, depuis l'acte de prendre du bois ? la for?t jusqu'? celui de puiser de l'eau ? l'oc?an; c'est la r?alisation de ce qui reste, depuis l'Eden, la vocation et le r?ve de l'homme, la royaut? au sein d'une nature amie; c'est enfin la satisfaction de ce puissant et obscur instinct de vagabondage qui fait qu'au fond de tout civilis? un nomade sommeille. La marque, et peut-?tre aussi la ran?on de ce retour aux moeurs de l'humanit? primitive, c'est l'importance ?norme et insoup?onn?e dans le cadre artificiel de nos villes, que prend soudain le double probl?me de l'abri et du ravitaillement.