Read Ebook: Histoire littéraire d'Italie (2/9) by Ginguen Pierre Louis Daunou P C F Pierre Claude Fran Ois Editor
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Ebook has 344 lines and 122374 words, and 7 pages
Dante est encore arr?t? par les ombres de trois guerriers florentins punis pour le m?me vice, sans doute tr?s-connus alors, mais qui ne sont aujourd'hui d'aucun int?r?t, et avec lesquels il s'entretient quelque temps. Il se fait demander par l'un d'eux si la courtoisie et la valeur habitent toujours Florence, ou si elles en sont tout-?-fait sorties, comme quelques rapports le leur font craindre. Dante, au lieu de lui r?pondre, l?ve la t?te, et s'adressant ? sa patrie elle-m?me, il lui crie: < Florence! les hommes nouveaux et les fortunes subites ont produit en toi tant d'orgueil et des passions si d?mesur?es que tu commences ? t'en plaindre>>. On voit qu'il ne perd aucune occasion d'exhaler ses ressentiments, ou plut?t qu'il en fait na?tre ? chaque instant de nouvelles. Celle-ci est la moins heureuse de toutes. S'il e?t exist? pour lui un art et des r?gles, on pourrait l'accuser d'y avoir manqu? en pla?ant ainsi ? la fin la plus faible partie d'un de ses tableaux; mais il marchait sans guide et sans th?orie dans un monde inconnu et dans un art nouveau. Son plan g?n?ral est tout ce qui l'occupe, et dans les accessoires il viole sans scrupule la r?gle des convenances et des proportions. Il songe enfin ? sortir de ce septi?me cercle, et c'est par un moyen fort extraordinaire.
Le ruisseau, ou plut?t le fleuve du Phl?g?ton; qu'il c?toie toujours, tombe dans le huiti?me cercle par une cascade si bruyante que l'oreille en est assourdie, et par une pente si rapide qu'il est impossible de la suivre. Le po?te ?tait ceint d'une corde, soit que ce f?t la mode de son temps, o? l'on ?tait v?tu d'une longue robe, soit qu'il y ait ici quelque sens all?gorique sur lequel les interpr?tes ne sont pas d'accord. Virgile la lui demande; il la d?tache, et la lui donne roul?e en peloton. Virgile la jette par un bout dans le pr?cipice, et ils attendent ainsi quelques instants. Ils voient enfin para?tre quelque chose de si prodigieux, que Dante s'adresse au lecteur, et jure par les destin?es de son po?me qu'il a r?ellement vu cette figure sortir du noir ab?me. Elle nageait dans les t?n?bres, et montait ? l'aide de la corde, comme un marin qui a plong? dans la mer pour d?gager une ancre embarrass?e dans les rochers, et qui remonte en ?tendant les bras et s'accrochant avec les pieds. <
Tandis que Virgile parle au monstre dont il veut se servir pour descendre, Dante visite les derni?res extr?mit?s du cercle. Les avares y sont tourment?s, ils s'agitent sur le sable br?lant comme s'ils ?taient mordus par des insectes. Chacun d'eux porte un sac ou une poche pendue au cou. Dante ne reconna?t la figure d'aucun d'eux; mais, par un trait de satyre ing?nieux, les armoiries peintes sur quelques-uns de ces sacs, lui font distinguer parmi les ombres qui les portent celles de plusieurs nobles de Florence. L'orgueil sert donc ici d'enseigne et comme de d?nonciateur ? l'avarice. On ne pouvait tirer plus heureusement sur deux vices ? la fois. Cependant Virgile ?tait d?j? mont? sur la croupe du monstre, qui se nomme Geryon, quoi qu'il n'ait rien de commun avec le Geryon de la fable. Dante, saisi de frayeur, monte pourtant aussi, et se place devant son ma?tre, qui le soutient dans ses bras. Geryon commence par reculer lentement comme une barque qui se d?tache du rivage, puis se sentant comme ? flot dans l'air ?pais, il se retourne et descend dans le vide en nageant au milieu des t?n?bres. Le po?te compare la crainte dont il est saisi en se sentant descendre environn? d'air de toutes parts, et ne voyant plus rien que le monstre qui le porte, ? celle qu'?prouva Pha?ton quand il abandonna les r?nes; ou Icare lorsqu'il sentit fondre ses ailes. Geryon suit sa route en nageant avec lenteur; il tourne et descend. Dante ne s'aper?oit d'abord de l'espace qu'il traverse que par le vent qui souffle sur son visage et au-dessous de lui. Ensuite il est frapp? du bruit que fait le torrent en tombant au fond du gouffre; bient?t il entend des plaintes et il aper?oit des feux qui lui annoncent qu'il approche d'un nouveau s?jour de tourments. Enfin Geryon arrive au bas des rochers, les y d?pose, et dispara?t comme un trait. Cette descente extraordinaire est peinte avec une effrayante v?rit?. On partage les terreurs du po?te ainsi suspendu sur l'ab?me, et l'on se sent, pour ainsi dire, la t?te tourner en le regardant descendre.
Les simoniaques remplissent la troisi?me fosse. Le po?te, avant de la d?crire, apostrophe ce magicien Simon, qui voulut acheter de saint Pierre le pouvoir de conf?rer la gr?ce divine, et qui donna son nom ? un vice que l'on peut nommer eccl?siastique; il s'adresse en m?me temps ? ses mis?rables sectateurs, dont la rapacit? prostitue ? prix d'or les choses de Dieu qui ne devraient ?tre donn?es qu'aux plus dignes. C'est pour vous maintenant, leur dit-il, que doit sonner la trompette. Cela ressemble ? une d?claration de guerre; et nous l'allons voir joindre en effet corps ? corps ceux qu'il regardait sans doute comme les g?n?raux ennemis, puisque, Gibelin d?clar?, il ?tait exil?, ruin?, pers?cut? par le parti des Guelfes, dont les papes ?taient les chefs. Il marche ? eux avec tant de fracas; il est si ing?nieux et si vif dans le combat qu'il leur livre, que l'on peut croire que l'id?e de ce chant est une des premi?res qui s'?tait pr?sent?e ? lui dans la conception de son po?me, qui l'avait le plus engag? ? l'entreprendre, et qui ?tait entr?e le plus n?cessairement dans son plan.
Le po?te une fois en verve sur ce sujet f?cond, n'en reste pas l?. Il interpelle Nicolas, et lui demande quelle somme Notre Seigneur exigea de St. Pierre, avant de remettre les clefs entre ses mains. < La cohorte se met en marche, cela rappelle au Dante des id?es militaires, et pour ainsi dire bruyantes: sa po?sie devient pompeuse et bruyante comme elles. < Les deux po?tes ont enfin l'adresse d'?chapper ? ces diables tapageurs, ? cette soldatesque infernale, et de passer dans la sixi?me vall?e. Ils sont poursuivis; mais Virgile prend Dante dans ses bras, l'emporte et le sauve. Cette action r?veille la sensibilit? exquise et profonde de notre po?te: quelque naturelle qu'elle f?t en lui, on ne comprend pas comment il pouvait la retrouver au fond de ces ab?mes, et parmi d'aussi tristes fictions, < Dans cette sixi?me fosse, o? les voil? parvenus, ils trouvent les hypocrites marchant ? pas lents, peints de diverses couleurs, v?tus de grandes chapes, avec des capuchons ou des frocs qui leur cachent les yeux; ces chapes sont en dehors tissues d'un or ?blouissant, mais en dedans elles sont de plomb, et si pesantes que ces malheureux sont courb?s sous leur poids. Cet embl?me est clair et significatif, mais le po?te en tire peu de parti. Entour? pendant sa vie de tant d'hypocrites sur la terre, il n'en reconna?t que deux dans les Enfers, et ce sont deux Bolonais obscurs, dont les noms ne sont li?s ? aucun souvenir historique. Les autres restent enfonc?s dans leurs capuces. Chacun peut se figurer qui il lui pla?t sous ces pesantes enveloppes. Depuis le si?cle du Dante jusqu'au n?tre, on n'a manqu? dans aucun temps de gens dont le m?tier fut de s'en couvrir; et il n'est personne qui ne connaisse des figures qui iraient fort bien sous ces frocs. Avant de sortir de cette fosse, une r?ponse de l'un des deux Bolonais fait ?prouver ? Virgile un instant de trouble et m?me de col?re; mais ce nuage se dissipe bient?t. L'id?e de ce double mouvement suffit pour inspirer au Dante cette belle comparaison tir?e des objets les plus simples, mais exprim?e avec toutes les richesses de la po?sie hom?rique. < Du fond de la sixi?me vall?e o? marchent les deux po?tes, il leur faut beaucoup d'efforts pour remonter sur le pont qui conduit ? la septi?me. Cette marche p?nible est d?crite avec toutes les couleurs de la po?sie; mais il est impossible d'entrer dans tous ces d?tails; de plus grandes beaut?s nous appellent, et sont encore loin de nous. Citons cependant ce trait que Virgile adresse ? son ?l?ve, dans un moment o? il le voit manquer de force et de courage. < Trois ombres s'?l?vent ? la fois du fond de la fosse. Deux serpents ?normes et d'une forme extraordinaire s'attachent successivement ? chacune d'elles, se collent tout entiers ? leurs corps, enlacent leurs pattes ? leurs bras, ? leurs flancs, ? leurs jambes. Par une m?tamorphose ?trange et par trois proc?d?s diff?rents, d?crits tous les trois avec une vari?t? prodigieuse, les membres et le corps des serpents, les membres et le corps des deux ombres se fondent les uns dans les autres; ce ne sont plus ni des serpents, ni des figures d'hommes, ce sont des monstres informes qui participent de l'homme et du serpent, et tels qu'on n'en a jamais vu. Ce morceau, qui a environ cent vers dans l'original, riche de comparaisons, d'images, d'harmonie imitative, perdrait trop ? ?tre abr?g? ou m?me traduit. Il est plein de verve, d'inspiration, de nouveaut?. C'est peut-?tre un de ceux o? l'on peut le plus admirer le talent po?tique du Dante, cet art de peindre par les mots, de repr?senter des objets fantastiques, des ?tres ou des faits hors de la nature et de toute possibilit?, avec tant de v?rit?, de naturel et de force qu'on croit les voir en les lisant, et que les ayant lus une fois, on croit toute sa vie les avoir vus. Dans cette ?trange m?tamorphose, les serpents qui se transforment en hommes et les hommes m?tamorphos?s en serpents sont des damn?s les uns comme les autres. Tous ont ?t? des citoyens distingu?s de Florence, qui sont punis dans cette fosse r?serv?e aux voleurs, non pour des vols particuliers, mais, selon la conjecture des commentateurs les plus ?clair?s, pour avoir, dans les premiers emplois, d?tourn? ? leur profit les imp?ts, ou fait de toute autre mani?re leur fortune aux d?pens de la r?publique. Ayant ainsi consacr? et comme immortalis? leur opprobre, le po?te triomphe cruellement de celui qui en rejaillit sur cette odieuse Florence qui l'a proscrit. < Elle est remplie de flammes ?tincelantes, divis?es en groupes enflamm?s et mobiles, dont chacun contient une ?me criminelle qu'on ne voit pas. Un spectacle si nouveau que le po?te se cr?e ? lui-m?me, lui inspire deux comparaisons tr?s-diff?rentes entre elles; l'une tir?e des objets champ?tres, auxquels on doit observer qu'il revient souvent, comme tous les grands po?tes, l'autre des traditions de l'?criture et de l'Histoire des Proph?tes. Ces flammes sont en aussi grand nombre, que le villageois, qui se repose sur la colline dans la saison des plus longs jours, voit pendant la nuit de vers luisants dans la vall?e, peut-?tre ? l'endroit m?me o? sont ses vignes et ses champs; et les damn?s sont envelopp?s et cach?s dans ces flammes, de m?me qu'Elys?e vit dispara?tre le char d'Elie qui montait au ciel, et que, voulant le suivre des yeux, il n'aper?ut plus que la flamme qui s'?levait contre un l?ger nuage. Une autre flamme s'avance; ses pointes recourb?es s'agitent en forme de langue, comme celles de la premi?re, et font entendre des g?missements et des plaintes semblables aux mugissements du taureau br?lant de Sicile, qui rendit pour premiers sons les cris de son inventeur. Dans la neuvi?me fosse de ce terrible cercle, ceux qui ont r?pandu des h?r?sies, des dissensions et des scandales, souffrent des peines de sang, et pr?sentent des spectacles hideux. Dante fr?mit lui-m?me du sang et des plaies dont il va parler. Toute autre langue que la sienne ne pourrait rendre de tels objets, qui sont grav?s dans sa pens?e, et se sentirait d?faillir. Les champs fertiles de la Pouille, baign?s autrefois du sang des Romains dans leurs guerres contre Annibal, ensanglant?s depuis par les combats de Robert Guiscard, et r?cemment par cette lutte terrible entre Mainfroy et Charles d'Anjou, quand tous les morts qui les ont couverts montreraient leurs membres mutil?s et leurs blessures, n'offriraient aux yeux rien de pareil. Mahomet para?t le premier. Ses intestins pendent hors de son ventre, fendu dans toute sa longueur. On peut ici, comme en plusieurs autres endroits, reprocher au po?te, non, certes, la faiblesse de ses peintures, mais leur hideuse et d?go?tante fid?lit?. Ali et tous les autres propagateurs de schismes et de scandales, fendus de m?me, vont en troupe avec le proph?te des Musulmans. Des h?r?tiques, des intrigants et des brouillons plus modernes, mais plus obscurs, viennent ensuite. Les uns ont les l?vres, la langue, les oreilles ou le nez coup?s, les autres les deux mains. Ils l?vent les bras, et le sang ruisselle sur leur visage; un autre tient par les cheveux sa propre t?te, s?par?e de son corps, et la porte devant les yeux de ceux ? qui il parle. Ce dernier qui n'est ici pr?sent? que comme un artisan de fraude, confident d'un jeune prince ? qui il donna de perfides conseils, figure ? des titres plus honorables dans l'Histoire litt?raire de France: c'est Bertrand de Born, l'un de nos plus c?l?bres Troubadours. Les yeux du Dante, fatigu?s de ces tristes spectacles, sentaient le besoin de pleurer. Virgile le presse de h?ter le pas. Le temps s'?coule; il leur en reste peu pour tous les objets qu'ils ont ? voir encore. Ils ont aper?u de loin une ombre qui montrait le Dante, et semblait le menacer; c'?tait celle d'un de ses parents, homme de mauvaise vie, qui avait ?t? tu? dans une rixe, et qui lui en voulait sans doute, parce que sa mort n'avait pas ?t? veng?e par sa famille. Apr?s un dialogue peu int?ressant sur ce sujet, les deux po?tes arrivent ? la dixi?me et derni?re de ces fosses, qui, toutes comprises dans le huiti?me cercle, vont toujours s'inclinant par degr?s vers le centre, sur lequel toutes p?sent ? la fois. Des cris plaintifs et divers frappent l'oreille et blessent le coeur des pointes aigu?s de la piti?. Tous les maux entass?s dans les h?pitaux les plus malsains ?galeraient ? peine ceux qui sont accumul?s dans cette fosse. Les damn?s s'y tra?nent, comme des moribonds couverts de l?pre ou comme des pestif?r?s. Leur peau ?cailleuse est tourment?e de d?mangeaisons insupportables; ils la d?chirent avec leurs ongles. Ce sont plusieurs esp?ces de faussaires: l'un avait falsifi? les m?taux; il ?tait d'Arezzo, et avait tromp? un certain Albert de Sienne, homme simple, que l'?v?que de cette ville avait veng? en faisant br?ler vif, comme magicien, le faussaire. Ceci am?ne contre les Siennois une tirade satirique, o? l'on distingue ce trait d?coch? ? la fois contre eux et contre les Fran?ais. < Ils marchent tous deux en silence vers le puits central qui conduit au neuvi?me et dernier cercle de l'Enfer, et jusqu'au fond de l'ab?me. Ils n'ont pour se conduire qu'une fausse lueur qui est moins que la nuit et moins que le jour. Tout ? coup le son ?clatant d'un cor se fait entendre, tel que Roland ne sonna point d'une mani?re aussi terrible apr?s la douloureuse d?faite de Charlemagne ? Roncevaux. Dante tourne la t?te de ce c?t?; il croit apercevoir de hautes tours. Ce sont trois g?ants ?normes, Nembroth, ?phialte, Ant?e, qui s'?l?vent en effet comme des tours, de la ceinture en haut, au-dessus des bords du puits. Le po?te s'arr?te ? d?crire leur stature prodigieuse, et ? peindre par des comparaisons l'effet que produit sur lui leur aspect. Son guide les lui fait conna?tre l'un apr?s l'autre, avec des circonstances historiques et po?tiques sur lesquelles nous ne pouvons nous arr?ter. C'est ? Ant?e qu'il s'adresse pour qu'il les descende dans ce puits. Ant?e les soul?ve tous deux d'une seule main, les d?pose l?g?rement au fond du gouffre, et se redresse comme le m?t d'un vaisseau. Dante d?tournait les yeux de ce spectacle, lorsqu'il aper?ut deux ombres plong?es dans la m?me fosse et acharn?es l'une sur l'autre.... Oserai-je le suivre? Entreprendrai-je de retracer ici ce tableau si c?l?bre, et qui est peut-?tre encore au-dessus de sa renomm?e? Trouverai-je dans une langue qui passe pour timide, et dans une froide prose, d'assez fortes couleurs pour rendre cette horreur sublime? Je l'oserai, je l'essaierai du moins. Ce qui fait la difficult? de l'entreprise y donne de l'attrait. D'autres l'ont essay? avant moi; mais ils semblent avoir craint d'?tre simples, et je t?cherai surtout de conserver ? cette peinture son effroyable simplicit?. < < < Sans nous occuper donc des trois ?normes faces du monstre, l'une rouge, l'autre noire et l'autre jaun?tre, de ses trois gueules ?cumantes qui m?chent ?ternellement trois damn?s, de ses six ailes d?mesur?es, et de tout le reste de son effroyable colosse, il suffit de nous rappeler que le centre de l'Enfer, o? l'archange rebelle est plong?, est aussi le centre de la terre, et de voir le parti que Dante a tir? de cette id?e. Virgile le prend sur ses ?paules, saisit le moment o? Lucifer cesse d'agiter ses sextuples ailes, s'attache aux flocons de glace dont les flancs du monstre sont couverts comme d'une ?paisse toison, et descend ainsi jusqu'? sa ceinture. Alors, se tenant plus fortement aux poils, il tourne, avec beaucoup d'efforts, sa t?te o? il avait les pieds, et monte au lieu de descendre. Il sort enfin par l'ouverture d'un rocher, d?pose Dante sur le bord, et y monte apr?s lui. Les jambes renvers?es de Satan sortent par ce soupirail; il est l? toujours debout, ? la place o? il tomba du ciel. Il s'enfon?a jusqu'au centre de la terre, et il y resta fix?. C'est-l? que cesse d'agir cette force de gravitation qui entra?ne tous les corps pesants; et il est assez remarquable qu'? travers la mauvaise physique que supposent les explications qu'il donne ensuite des effets produits sur la forme de la terre, par la chute m?me de Satan, le Dante e?t d?j? cette id?e. Au-dessus de l'endroit o? les deux po?tes se sont assis, un ruisseau tombe ? travers les rochers; ils montent l'un apr?s l'autre par la route ?troite et difficile que l'eau a creus?e; ils voient enfin repara?tre la lumi?re, et se trouvent, apr?s tant de fatigues, rendus ? la clart? du jour. Si jamais l'inspiration se fit sentir dans les chants d'un po?te, c'est certainement dans les premiers vers que Dante laisse ?chapper avec une sorte de ravissement, en quittant l'Enfer pour des r?gions moins affreuses, o? du moins l'esp?rance accompagne et adoucit les tourments. Son style prend tout ? coup un ?clat, une s?r?nit? qui annonce son nouveau sujet. Ses m?taphores sont toutes emprunt?es d'objets riants. Il prodigue sans effort les riches images, les figures hardies, et donne ? la langue toscane un vol qu'elle n'avait point eu jusqu'alors, et qu'elle n'a jamais surpass? depuis. < Observons que le po?te ne se livre pas ? ce transport en entrant dans le Purgatoire; o? il n'y a ni astres, ni cieux brillants, et o? l'esp?rance m?me est encore attrist?e par des souffrances: le lieu de la nouvelle sc?ne qu'il va parcourir est divis? en trois parties; le bas de la montagne, jusqu'? la premi?re enceinte du Purgatoire: les sept cercles du Purgatoire qui, s'?levant les uns sur les autres, occupent la plus grande portion de la montagne, et le Paradis terrestre, qui est au sommet. C'est maintenant aux environs de la montagne, et dans l'espace qui la s?pare de la mer, qu'il voit se lever ou se d?chirer tout ? coup le voile sombre qui lui cachait depuis long-temps les ?clatantes beaut?s de la nature. En se tournant vers le nord, il voit pr?s de lui un vieillard d'un aspect si v?n?rable, que celui d'un p?re ne doit pas l'?tre davantage pour son fils. Sa longue barbe ?tait m?l?e de blanc, comme l'?taient aussi ses cheveux, qui tombaient des deux c?t?s sur sa poitrine. Les rayons des quatre ?toiles saintes ?clairaient si vivement son visage, que Dante le voyait comme ? la clart? du soleil. Ce vieillard demande aux voyageurs qui ils sont, et se montre surpris de les voir ?chapp?s au noir ab?me, et parvenus aux lieux qu'il habite. Virgile avertit Dante de s'agenouiller en sa pr?sence, et de baisser les yeux devant lui. Il r?pond ensuite aux questions du vieillard, et l'instruit du sujet qui a engag? son disciple ? ce p?rilleux voyage. C'est surtout le d?sir de la libert?, de cette libert? si ch?re, et dont celui qui a renonc? pour elle ? la vie sait si bien le prix. Jusque-l?, on ignore quelle est cette ombre v?n?rable. On l'apprend ici de Virgile. < Des objections th?ologiques ont ?t? faites ? notre po?te, sur la place qu'il assigne ? Caton dans les avenues du Purgatoire, et sur l'esp?rance qu'il lui donne d'un sort heureux au jour du jugement. Le dernier commentateur du Dante, le P. Lombardi, r?pond ? ces objections comme il peut, mais cela n'importe gu?re ? ceux qui, comme nous, ne consid?rent ce po?me que du c?t? po?tique. Caton apprend aux deux po?tes ce qu'ils doivent faire pour gravir cette montagne d'expiations et d'?preuves. Il faut d'abord que Dante se ceigne d'une ceinture de joncs cueillis au bord de la mer, et qu'il se lave le visage, pour en effacer la fum?e des brasiers infernaux. Apr?s ces instructions, il dispara?t. Dante se l?ve, et se dispose ? suivre de nouveau son ma?tre. Au lever de l'aurore, ils remplissent d'abord les formalit?s expiatoires qui leur ont ?t? prescrites. Le soleil para?t, et ils voient s'avancer un objet lumineux qui voguait rapidement sur les eaux. C'est une barque remplie d'?mes qui vont au Purgatoire, et un ange ?clatant de blancheur et de lumi?re qui les y conduit. Elles chantent, en approchant, le cantique que les H?breux chant?rent apr?s la sortie d'?gypte. L'ange, quand il les a d?pos?es sur le rivage, s'en retourne aussi promptement qu'il est venu. Ces ?mes vont errant comme des ?trang?res dans un pays inconnu: elles aper?oivent les deux voyageurs, et leur demandent quel chemin elles doivent suivre. Virgile leur apprend qu'ils sont ?trangers comme elles, et qu'ils sont parvenus en ce lieu par un chemin si difficile, que la route qu'ils doivent faire en montant ne leur para?tra qu'un jeu. Les ?mes, en s'approchant du Dante, s'aper?oivent ? sa respiration qu'il vit encore. Elles sont frapp?es d'?tonnement, et l'entourent en foule, comme le peuple se presse, pour apprendre des nouvelles, autour d'un messager qui porte en signe de paix une branche d'olivier. Dante et Virgile s'avancent: ils arrivent au pied de la montagne, et cherchent un endroit accessible. Ils voient venir sur leur gauche une troupe d'?mes qui cherchent aussi un chemin. Elles marchent si lentement, qu'on n'aper?oit point les mouvements de leurs pas. Virgile leur adresse la parole; elles s'avancent alors plus promptement, les premi?res d'abord, les autres ? leur suite, comme des brebis qui sortent du bercail: les unes se pressent, les autres plus timides attendent, la t?te et les yeux baiss?s vers la terre; simples et paisibles, ce que la premi?re fait, les autres le font de m?me; si elle s'arr?te, elles s'arr?tent comme elle, et ne savent pas pourquoi. Cette comparaison na?ve, et presque triviale, tir?e des objets champ?tres, qui paraissent avoir eu pour notre po?te un charme particulier, est exprim?e dans le texte avec une v?rit?, une ?l?gance et une gr?ce qui la rel?vent, sans lui rien faire perdre de sa simplicit?. Il y donne le dernier trait, en peignant ce troupeau d'?mes simples et heureuses, s'avan?ant avec un air pudique et une d?marche honn?te. L'ombre de son corps, que le soleil projette sur la montagne, effraye celles qui marchent les premi?res; elles reculent quelques pas, et toutes les autres qui les suivent en font autant, sans savoir pourquoi. Virgile les rassure en leur disant que celui qu'il avoue ?tre un homme vivant, n'est point venu sans l'ordre du ciel. Alors elles leur indiquent un chemin ?troit, o? ils peuvent p?n?trer avec elles. L'une de ces ?mes se fait conna?tre; c'est Mainfroy, roi de la Pouille, fils de Fr?d?ric II, mort excommuni? comme son p?re. On n'avait pas voulu qu'il f?t enterr? en terre sainte: il le fut aupr?s du pont de B?n?vent. Mais ce ne fut pas assez, au gr? du pape Cl?ment IV, qui chargea le cardinal de Cosence de faire exhumer le cadavre, et de l'envoyer hors des ?tats de l'?glise. L'ombre de Mainfroy assure que cela fut inutile, que ce cardinal perdit sa peine, que la mis?ricorde de Dieu est infinie, et que l'excommunication d'un pape n'?te pas tout moyen de rentrer en gr?ce aupr?s de l'?ternel, pourvu que l'on ait une ferme esp?rance; seulement, si l'on meurt contumace, on doit rester en dehors du Purgatoire, trente fois autant de temps qu'on a persist? dans son obstination, ? moins que ce temps ne soit abr?g? par de bonnes pri?res. Je ne sais si les papes admettaient alors cette esp?ce de tarif: depuis long-temps leur prudence l'a rendu ? peu pr?s inutile; ils ont excommuni? beaucoup moins, et n'envoient plus de cardinaux d?terrer les cendres des rois. Dante s'aper?oit, au chemin qu'a fait le soleil, du temps qui s'est ?coul? sans qu'il y ait pris garde, pendant le r?cit de Mainfroy. Cela inspire ? un po?te philosophe des vers philosophiques d'un style ferme, exact, et, comme celui de Lucr?ce, toujours po?tique, sur la puissance de l'attention lorsqu'un objet nous attache par le plaisir, ou par la peine qu'il nous cause, et sur cette facult? auditive qu'exerce alors notre ?me, ind?pendante de la facult? de penser et de sentir. Il reconna?t enfin qu'ils sont arriv?s ? ce passage ?troit et difficile que les ?mes leur avaient indiqu?. Ils y gravissent avec beaucoup de peine, arrivent sur une premi?re, plate-forme qui fait le tour de la montagne; et de l?, sur une seconde, par un chemin non moins p?nible. Ils s'asseyent alors, tourn?s vers le levant, d'o? ils ?taient partis; le spectacle du ciel et de l'immensit? occasionne entr'eux des questions et des r?ponses astronomiques et g?ographiques, o? Dante s'exprime toujours en po?te, en m?me temps qu'en g?ographe et en astronome. Les ?mes des n?gligents sont retenues dans ces enceintes, qui pr?c?dent le Purgatoire. Le po?te en d?crit une troupe nonchalamment assise ? l'ombre derri?re des rochers, et peint avec sa fid?lit? ordinaire leur contenance et leurs attitudes indolentes. Il en distingue une qui ?tait assise, se tenant les genoux embrass?s, et courbant entre eux son visage. Quelques mots qu'il adresse ? son guide attirent l'attention de cette ombre: elle l?ve un peu les yeux et le regarde, mais seulement jusqu'? la moiti? du corps; dernier coup de pinceau qui ach?ve ce portrait si ressemblant. Ce qu'elle dit ne peint pas moins bien son caract?re. Dante la reconna?t: il lui parle et la nomme; mais ce nom est si obscur, que tous les commentateurs avouent n'en avoir jamais entendu parler. Buonconte avait ?t? tu? ? la bataille de Campaldino, et l'on n'avait jamais pu retrouver son corps. C'est sur cela que Dante imagine cette fable ?pisodique. Ce guerrier Gibelin, bless? ? mort dans la bataille, parvint aupr?s d'une petite rivi?re qui descend des Apennins, et se jette dans l'Arno. L? il tomba, en pronon?ant le nom de Marie. L'ange de Dieu vint aussit?t prendre son ?me, et celui de l'Enfer criait: < Environn? de ces ombres importunes, le po?te se compare ? un homme qui vient de gagner une forte partie de dez, et qui, pendant que son adversaire s'?loigne seul et triste, se retire entour? de tous les spectateurs empress?s ? le suivre, ? le pr?c?der, ? s'en faire voir, et obstin?s ? ne le quitter que quand il leur a tendu la main. Il nomme plusieurs de ces ombres d'hommes assassin?s de diverses mani?res, qui le conjurent de prier pour elles. D?gag? de cette foule, il questionne son guide sur l'efficacit? que ses pri?res pourront avoir. Virgile l'engage ? ne se point occuper de ces difficult?s, qui seront toutes r?solues par B?atrix, quand il l'aura trouv?e sur le sommet de la montagne. Dante double alors le pas, et se sent anim? d'un nouveau courage. Mais ? part de toutes ces ombres, dont ils commencent ? s'?loigner, ils aper?oivent celle d'un po?te alors c?l?bre, de Sordel, l'un des Troubadours italiens qui s'?tait le plus distingu? dans la langue et la po?sie des Proven?aux. Sordel ?tait assis; son attitude ?tait fi?re et presque d?daigneuse; le mouvement de ses yeux, lent et plein de d?cence. Il ne r?pond point ? une premi?re question que lui fait Virgile, et le laisse approcher en le regardant, comme un lion quand il se repose. Mais d?s que Virgile lui a dit que Mantoue fut sa patrie, lui qui ?tait aussi de Mantoue, se l?ve, se nomme, et les deux po?tes s'embrassent. Cet ?lan d'un sentiment patriotique en fait na?tre un dans l'?me du Dante; il s'emporte avec v?h?mence contre l'esprit de discorde qui perdait alors l'Italie: < De l'Italie en g?n?ral il en vient ? Florence sa patrie, et lui adresse une apostrophe assaisonn?e de l'ironie la plus am?re: < Ath?ne et Lac?d?mone qui firent des lois si sages et r?gl?rent si bien la cit?, ne firent que peu de progr?s dans l'art de bien vivre, aupr?s de toi qui fais des r?glements si subtils, que ce que tu ourdis en octobre ne va pas jusqu'? la moiti? de novembre. Combien de fois, en peu de temps, as-tu chang? de lois, de monnaies, d'offices publics, d'usages, et renouvel? tes citoyens! Si tu as bonne m?moire, et un jugement sain, tu te verras toi-m?me comme une malade, qui ne trouve sur la plume aucune position supportable, et se retourne sans cesse pour donner le change ? ses douleurs>>. En lisant cette ?loquente invective, on est tent? d'appliquer au Dante ce qu'il dit lui-m?me de Virgile, dans le premier chant de son Enfer, et de reconna?tre en lui Le soir ?tait venu quand ces ombres cess?rent leurs chants et commenc?rent un autre hymne. C'est peut-?tre tout ce qu'e?t dit un autre po?te; mais le n?tre le dit avec une richesse de po?sie sentimentale et d'id?es m?lancoliques et touchantes, qui para?t en lui v?ritablement in?puisable. < Les ?mes venaient de commencer un second hymne, lorsque leurs chants sont interrompus par l'arriv?e de deux anges arm?s d'?p?es flamboyantes, mais dont la pointe est ?mouss?e. Ils sont envoy?s par la vierge Marie pour d?fendre ce vallon du serpent qui va tenter d'y p?n?trer. Ils s'abattent sur le sommet de deux rochers. Peu de temps apr?s, le serpent arrive et commence ? se glisser entre les fleurs. Les deux anges s'?l?vent dans les airs, mettent en fuite le reptile par le seul bruit de leurs ailes, et viennent se remettre ? leur poste. Nino, juge, c'est-?-dire souverain de Gallura en Sardaigne, et Conrad, de la famille des Malaspina, qui avaient donn? au Dante un asyle dans son exil, reprennent avec lui, Sordel et Virgile, un entretien qu'avait interrompu l'arriv?e du serpent. Ils ?taient assis tous cinq sur l'herbe fra?che, au lever de l'aurore. Dante se sent accabl? de sommeil; il s'endort. < On se rappelle que l'enceinte g?n?rale du Purgatoire est compos?e de sept cercles, plac?s l'un sur l'autre autour de la montagne que Dante et Virgile commencent ? gravir. Chacune de ces enceintes particuli?res d?crit une plate-forme circulaire, sur laquelle s'expie l'un des sept p?ch?s mortels. Le passage par o? l'on monte de l'un ? l'autre est presque toujours long, ?troit et difficile. Le premier cercle est celui des orgueilleux; leur punition est de marcher courb?s sous des fardeaux ?normes. Avant de les voir para?tre, Dante regarde avec admiration sur le flanc de la montagne, qui s'?l?ve jusqu'au second cercle, et qui est du marbre blanc le plus pur, des sculptures en relief sup?rieures aux chefs-d'oeuvre de Policl?te et m?me ? ceux de la Nature. Ce sont des exemples d'humilit? qu'elles retracent; l'Annonciation de l'ange ? l'humble Marie, la gloire de l'humble psalmiste qui dansait devant l'arche, et qui, en cette occasion, dit notre po?te dans son style ?nigmatique, ?tait plus et moins qu'un roi; enfin, un trait d'humanit? de Trajan, qui n'a de rapport avec le Purgatoire que parce qu'on pr?tend que saint Gr?goire en fut si touch? qu'il demanda et obtint que ce bon empereur f?t retir? de l'Enfer; trait, au reste, qui n'est rapport? que par des historiens tr?s-suspects, et que Baronius et Bellarmin eux-m?mes traitent de fable. Mais un po?te n'est pas oblig? d'?tre si scrupuleux; Dante a suivi une sorte de tradition populaire: il a parfaitement repr?sent? dans ses vers, ce qu'il dit avoir vu sculpt? sur le marbre: ne lui en demandons pas davantage. A la vue du supplice des orgueilleux, qui est de marcher tellement courb?s sous d'?normes fardeaux, qu'ils conservent ? peine la forme humaine, il s'?l?ve contre l'orgueil des chr?tiens qui contraste avec la mis?re et les infirmit?s de l'?me. C'est l? que se trouve cette image embl?matique de l'?me humaine, dont le texte est souvent cit?, mais qui, dans une traduction, ne conserve peut-?tre pas le m?me ?clat et la m?me gr?ce: C'est-?-dire, ou du moins ? peu pr?s, < Quelle comparaison juste et m?lancolique! quel beau langage et quels vers! Hom?re lui-m?me, n'est pas au-dessus de notre po?te, lorsqu'il compare les g?n?rations des hommes aux g?n?rations des feuilles qui jonchent la terre en automne. Le Dante, en se courbant vers cette ombre pour la mieux entendre, aper?oit des figures grav?es sur le pav? de marbre; elles retracent aux yeux d'anciens exemples d'orgueil puni. Le po?te s'abandonne ici plus que jamais ? son go?t pour les m?langes de la fable avec l'histoire, et du sacr? avec le profane. Ces figures grav?es repr?sentent Lucifer et Briar?e; Apollon, Minerve et Mars autour de Jupiter, qui vient de foudroyer les g?ants; Nembrod et ses ouvriers, encore interdits de la confusion des langues; Niob? et les corps inanim?s de ses enfants; Sa?l, qui se tua sur les monts Gelbo?, Arachn?, ? demi-chang?e en araign?e; Roboam, au moment o? ses sujets le pr?cipitent de son char; Alcm?on qui tue sa m?re, et Sennach?rib tu? par ses enfants; Thomiris plongeant dans le sang la t?te de Cyrus; les Assyriens fuyant apr?s la mort d'Holopherne; et enfin l'incendie de l'orgueilleuse Troie. De l? il s'?l?ve ? des id?es politiques, ? la n?cessit? des lois et ? celle d'un chef habile qui sache r?gir la cit?. C'est encore le Gibelin qui parle ici autant que le po?te. < Marc, ? la fin de son discours, nomme trois hommes justes et fermes qui restent encore comme des mod?les des moeurs antiques, mais qui ne peuvent arr?ter le torrent. Apr?s qu'il s'est retir?, en voyant le cr?puscule du soir blanchir le brouillard qui l'enveloppe, Dante sort lui-m?me de cette brume ?paisse, et revoit le beau spectacle du soleil ? son couchant. Son imagination en est si fortement ?mue qu'il tombe dans une r?verie profonde. Il s'?tonne lui-m?me de la force de cette imagination imp?rieuse qui le poursuit. < Il est enfin rendu ? lui-m?me, et retir? comme d'un songe par l'?clat d'une lumi?re plus vive que toutes celles dont il avait ?t? frapp?. C'est encore un ange qui lui enseigne le chemin par o? il doit monter au cercle sup?rieur. Il y monte avec Virgile. Ce cercle est celui des paresseux. Ici Dante se fait donner par son ma?tre une longue explication m?taphysique sur l'amour, passion de la nature toujours bonne en soi, et sur l'amour, passion de notre volont?, qui, selon qu'elle est bien ou mal dirig?e, fait na?tre en nous des affections haineuses ou des affections aimantes. Les affections haineuses sont expi?es dans les trois premiers cercles que nous avons parcourus: la n?gligence ? poursuivre les effets des affections aimantes l'est dans le quatri?me, o? nous sommes; et ces affections pouss?es ? l'exc?s deviennent des vices qui sont punis dans les trois cercles sup?rieurs qui nous restent ? parcourir. Cette dissertation interrompue est reprise une seconde fois; Dante s'explique, par la bouche de Virgile, en philosophe instruit de la doctrine platonique sur l'amour. Son langage est celui de l'?cole; on peut regretter qu'il ne soit pas plut?t celui du coeur. Virgile m?le ? ses explications quelques nouvelles solutions sur le libre arbitre; et toujours il renvoie ? B?atrix les derni?res r?ponses que l'on peut faire sur cette grande question. Une foule d'ombres vient briser ce long entretien. Elles courent, comme les Th?bains couraient pendant la nuit, le long de l'Asopus et de l'Ism?ne, en cherchant le dieu Bacchus. Elles s'excitent l'une l'autre dans leur course, en rappelant ? haute voix des exemples tir?s de l'Histoire sainte et de l'Histoire profane, o? la c?l?rit? de l'action en d?cida le succ?s. Quand cette esp?ce de tourbillon s'est dissip?, le po?te est encore saisi par le sommeil, et son imagination lui offre un nouveau songe. A l'heure de la nuit o? ce qui restait de la chaleur du jour ne peut plus r?sister au froid de la lune, de la terre, et peut-?tre, ajoute-t-il, de Saturne, une femme b?gue, boiteuse et difforme lui appara?t, et devient ? ses yeux une sir?ne qui le charme par sa beaut? et par son chant. Mais une autre femme belle et s?v?re para?t, s'?lance sur la sir?ne, d?chire ses v?temens, et ne fait voir dans ce qu'elle d?couvre qu'un objet hideux et si infect que le po?te se r?veille; embl?me ?nergique, mais peut-?tre un peu cr?ment exprim?, des trois vices expi?s dans les trois cercles sup?rieurs. Une voix bien diff?rente appelle Dante pour le conduire au premier de ces trois cercles, qui est le cinqui?me du Purgatoire: c'est la voix d'un ange dont le parler est si doux qu'on n'entend rien de semblable dans ce s?jour mortel. Ses deux ailes ?tendues ressemblaient ? celles du cygne. Il planait au-dessus des deux voyageurs, et agitait doucement l'air en promettant le bonheur ? ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consol?s. Cette image douce et d'une suavit? c?leste contraste admirablement avec la premi?re; et cet ange qui promet des consolations en apporte, pour ainsi dire, au lecteur par son apparition m?me. Les avares, qui sont punis dans ce cercle, rampent sur le ventre, les pieds et les mains li?s, forc?s de regarder la terre o? ils eurent toujours les yeux attach?s pendant leur vie. L'un d'eux est le pape Adrien V, de la maison de Fiesque; il ne r?gna qu'un mois et quelques jours, mais ce peu de temps lui suffit pour reconna?tre que le manteau pontifical est si pesant pour qui veut le porter sans tache, que tout autre fardeau para?t l?ger comme la plume. Dans un entretien amical qui s'engage entre les deux po?tes latins, apr?s ces premi?res effusions de coeur, Virgile, qui a rencontr? Stace dans le cercle des avares, lui demande comment, avec tant de sagesse et de savoir qu'il en eut dans le monde, l'avarice avait pu trouver place dans son coeur. Stace, sourit, et lui r?pond qu'il ne fut que trop ?loign? de ce vice, que c'est pour le vice contraire qu'il a ?t? puni; qu'il l'e?t m?me ?t? dans le cercle de l'Enfer, o? les avares et les prodigues, s'entrechoquent ?ternellement, s'il n'avait ?t? port? au repentir par ces beaux vers o? Virgile s'?l?ve contre la coupable soif de l'or, car, disent ici les commentateurs, l'avare et le prodigue, sont ?galement alt?r?s d'or, l'un pour l'entasser, l'autre pour le r?pandre; et c'est pour cela qu'en Purgatoire comme en Enfer, ils sont r?unis dans le m?me cercle. Mais comment, insiste Virgile, n'ayant pas eu d'abord la foi, sans laquelle il ne suffit pas de bien faire, as tu ensuite ?t? assez ?clair? pour entrer dans la bonne route et pour la suivre? C'est toi, lui r?pond Stace, qui m'appris ? boire dans les sources du Permesse; c'est toi qui m'?clairas le premier, Dieu fit le reste. C'est par toi que je fus po?te, et par toi que je fus chr?tien. Tu fis comme un homme qui marche de nuit, portant derri?re lui une lumi?re: il n'est pour lui-m?me d'aucun secours, mais il ?claire ceux qui le suivent. Tu avais pr?dit un grand et nouvel ordre de si?cles, le retour du r?gne d'Astr?e et de Saturne, et une nouvelle race d'hommes envoy?e du ciel. Cette pr?diction s'accordait avec ce qu'annon?aient ceux qui pr?chaient la foi nouvelle. Je les visitai, je fus frapp? de la saintet? de leur vie. Quand Domitien les pers?cuta, je pleurai avec eux; je les secourus tant que je restai sur la terre: ils me firent m?priser toutes les autres sectes: je re?us enfin le bapt?me; mais la crainte m'emp?cha de me d?clarer chr?tien, et je continuai de professer publiquement le paganisme. C'est pour expier cette ti?deur qu'avant d'arriver au cercle d'o? nous sortons, je fus retenu plus de quatre si?cles dans celui des paresseux. Stace apprend ? son tour de Virgile, qu'il interroge, ce que sont devenus T?rence, Plaute et tous les autres po?tes latins c?l?bres. Ils sont, comme on doit se le rappeler, avec Virgile lui-m?me, et les plus fameux po?tes grecs, dans ces limbes o? sont aussi les h?ros et les h?ro?nes. Cependant les trois po?tes montaient au sixi?me cercle. Stace et Virgile marchaient les premiers: Dante les suivait en ?coutant leurs discours, qui lui r?v?laient, dit-il, les secrets de l'art des vers. Un arbre myst?rieux se pr?sente au milieu du chemin, interrompt leur conversation, et arr?te leurs pas. Il est charg? de fruits doux et odorants; sa forme est pyramidale, mais c'est en bas qu'est la pointe de la pyramide que forment ses rameaux; sans doute, dit notre po?te, pour que personne n'y puisse monter. Un ruisseau limpide qui se pr?cipite du haut du rocher barre la route, et coule au pied de l'arbre, apr?s en avoir arros? les feuilles. De cet arbre sort une voix qui c?l?bre d'anciens exemples d'abstinence et de sobri?t? tir?s, selon la coutume du Dante, de l'histoire profane, de l'ancien Testament et du nouveau. Des ombres maigres et livides errent alentour, sans pouvoir en approcher; l'aspect et l'odeur des fruits, la fra?cheur du ruisseau, font na?tre en elles une faim et une soif d?vorantes qu'elles ne peuvent satisfaire; et c'est ainsi que dans ce cercle les gourmands expient leur p?ch?. Femmes, qui connaissez le pouvoir de l'amour?
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