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Read Ebook: Vers Ispahan by Loti Pierre

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Ebook has 740 lines and 73206 words, and 15 pages

Cependant je reconnais, ? deux pas, les longues moustaches d'un de mes soldats d'escorte; et ce cavalier devant moi est bien mon tcharvadar, qui se retourne en selle pour me sourire, de son air le plus tranquille... D'autres femmes, sur d'autres petits ?nes, de droite et de gauche, sont l? qui font route parmi nous: tout simplement un groupe de Persans et de Persanes, revenant de Bender-Bouchir, a demand?, pour plus de s?curit?, la permission de voyager cette nuit en notre compagnie.

Trois heures du matin. Sur l'?tendue claire, une tache noire, en avant de nous, se dessine et grandit: ce sont les arbres, les palmiers, les verdures de l'oasis; c'est l'?tape, et nous arrivons.

Devant un village, devant des huttes endormies, je mets pied ? terre d'un mouvement machinal; je dors debout, harass? de bonne et saine fatigue. C'est sous une sorte de hangar, recouvert de chaume et tout p?n?tr? de rayons de lune, que mes serviteurs persans dressent en h?te les petits lits de campagne, pour mon serviteur fran?ais et pour moi-m?me, apr?s avoir referm? sur nous un portail ? claire-voie, grossier, mais solide. Je vois cela vaguement, je me couche, et perds conscience de toutes choses.

Mercredi, 18 avril.

?veill? avant le jour, par des voix d'hommes et de femmes, qui chuchotent tout pr?s et tout bas; avec mon interpr?te, ils parlementent discr?tement pour demander la permission d'ouvrir le portail et de sortir.

Le village, para?t-il, est enclos de murs et de palissades, presque fortifi?, contre les r?deurs de nuit et contre les fauves. Or, nous ?tions couch?s ? l'entr?e m?me, ? l'unique entr?e, sous le hangar de la porte. Et ces gens, qui nous r?veillent ? regret, sont des bergers, des berg?res: il est l'heure de mener les troupeaux dans les champs, car l'aube est proche.

Aussit?t la permission donn?e et le portail ouvert, un vrai torrent de ch?vres et de chevreaux noirs, nous fr?lant dans le passage ?troit, commence de couler entre nous, le long de nos lits; on entend leurs b?lements contenus et, sur le sol, le bruit l?ger de leurs myriades de petits sabots; ils sentent bon l'?table, l'herbe, les aromates du d?sert. Et c'est si long, cette sortie, il y en a tant et tant, que je me demande ? la fin si je suis hallucin?, si je r?ve: j'?tends le bras pour v?rifier si c'est r?el, pour toucher au passage les dos, les toisons rudes. Le peuple des ?nes et des ?nons vient ensuite, nous fr?lant de m?me; j'en ai cependant la perception moins nette, car voici que je sombre ? nouveau dans l'inconscience du sommeil...

?veill? encore, peut-?tre une heure apr?s, mais cette fois par une sensation cuisante aux tempes; c'est l'aveuglant soleil, qui a remplac? la lune; ? peine lev?, il br?le. Nos mains, nos visages, sont d?j? noirs de mouches. Et un attroupement de petits b?b?s, bruns et nus, s'est form? autour de nos lits; leurs jeunes yeux vifs, tr?s ouverts, nous regardent avec stupeur.

Vite, il faut se lever, chercher un abri, n'importe o? se mettre ? l'ombre.

Je loue jusqu'au soir une maison, que l'on se h?te de vider pour nous. Murs croulants, en terre battue qui s'?miette sous l'haleine du d?sert; troncs de palmier pour solives, feuilles de palmier pour toiture, et porte ? claire-voie en nervures de palme.

Des enfants viennent ? plusieurs reprises nous y voir, des tr?s petits de cinq ou six ans, tout nus et adorablement jolis; ils nous font des saluts, nous tiennent des discours, et se retirent. Ce sont ceux de la maison, para?t-il, qui se consid?rent comme un peu chez eux. Des poules s'obstinent de m?me ? entrer, et nous finissons par le permettre. Au moment de la sieste m?ridienne, des ch?vres entrent aussi pour se mettre ? l'ombre, et nous les laissons faire.

Des perc?es dans le mur servent de fen?tres, par o? souffle un vent comme l'haleine d'un brasier. Elles donnent d'un c?t? sur l'?blouissant d?sert; de l'autre, sur des bl?s o? la moisson est commenc?e, et sur la muraille Persique, l?-bas, qui durant la nuit a sensiblement mont? dans le ciel. Apr?s la longue marche nocturne, on voudrait dormir, dans ce silence de midi et cette universelle torpeur. Mais les mauvaises mouches sont l?, innombrables; d?s qu'on s'immobilise, on en est couvert, on en est tout noir; co?te que co?te, il faut se remuer, agiter des ?ventails.

A l'heure o? commence ? s'allonger l'ombre des maisonnettes de terre, nous sortons pour nous asseoir devant notre porte. Et chez tous les voisins, on fait de m?me; la vie reprend son cours dans cet humble village de pasteurs; des hommes aiguisent des faucilles; des femmes, assises sur des nattes, tissent la laine de leurs moutons;--les yeux tr?s peints, elles sont presque toutes jolies, ces filles de l'oasis, avec le fin profil et les lignes pures des races de l'Iran.

Sur un cheval ruisselant de sueur, arrive un beau grand jeune homme; les petits enfants de notre maison, qui lui ressemblent de visage, accourent ? sa rencontre, en lui apportant de l'eau fra?che, et il les embrasse; c'est leur fr?re, le fils a?n? de la famille.

Maintenant voici venir un vieillard ? chevelure blanche, qui se dirige vers moi, et devant lequel chacun s'incline; pour le faire asseoir, on se h?te d'?tendre par terre le plus beau tapis du quartier; les femmes, par respect, se retirent avec de profonds saluts, et des personnages, ? long fusil, ? longue moustache, qui l'accompagnaient, forment cercle farouche alentour: il est le chef de l'oasis; c'est ? lui que j'avais envoy? ma lettre de r?quisition, pour avoir une escorte la nuit prochaine, et il vient me dire qu'il me fournira trois cavaliers avant l'instant du Moghreb.

Sept heures du soir, le limpide cr?puscule, l'heure o? j'avais d?cid? de partir. Malgr? de longues discussions avec mon tcharvadar, qui a r?ussi ? m'imposer une mule et un muletier de plus, tout serait pr?t, ou peu s'en faut; mais les trois cavaliers promis manquent ? l'appel, je les ai envoy? chercher et mes ?missaires ne reviennent plus. Comme hier, il sera nuit noire quand nous nous mettrons en route.

Huit heures bient?t. Nous attendons toujours. Tant pis pour ces trois cavaliers! Je me passerai d'escorte; qu'on m'am?ne mon cheval, et partons!... Mais cette petite place du village, o? l'on n'y voit plus, et qui est d?j? encombr?e de tous mes gens, de toutes mes b?tes, est brusquement envahie par le flot noir des troupeaux, qui rentrent en b?lant; la pouss?e inoffensive et joyeuse d'un millier de moutons, de ch?vres ou de cabris nous s?pare les uns des autres, nous met en compl?te d?route, il en passe entre nos jambes, il en passe sous le ventre de nos mules, il s'en faufile partout, il en arrive toujours...

Et quand c'est fini, quand la place est d?gag?e et le b?tail couch?, voici bien une autre aventure: o? donc est mon cheval? Pendant la bagarre des ch?vres, l'homme qui le tenait l'a l?ch?; la porte du village ?tait ouverte et il s'est ?vad?; avec sa selle sur le dos, sa bride sur le cou, il a pris le galop, vers les sables libres... Dix hommes s'?lancent ? sa poursuite, l?chant toutes nos autres b?tes qui aussit?t commencent ? se m?ler et ? faire le diable. Nous ne partirons jamais...

Huit heures pass?es. Enfin on ram?ne le fugitif tr?s agit? et d'humeur impatiente. Et nous sortons du village, baissant la t?te pour les solives, sous ce hangar de la porte o? nous avions dormi la nuit derni?re.

D'abord les grands dattiers, autour de nous, d?coupent de tous c?t?s leurs plumes noires sur le ciel plein d'?toiles. Mais, bient?t, ils sont plus clairsem?s; les vastes plaines nous montrent ? nouveau leur cercle vide. Comme nous allions sortir de l'oasis, trois cavaliers en armes se pr?sentent devant moi et me saluent; mes trois gardes, dont j'avais fait mon deuil; m?mes silhouettes que ceux d'hier, belles tournures, hauts bonnets et longues moustaches. Et, apr?s un gu? que nous passons ? la d?bandade, ma caravane se reforme, au complet et ? peu pr?s en ligne, dans l'espace illimit?, dans le vague d?sert nocturne.

Il est plus inhospitalier encore que celui de la veille, l'?pre d?sert de cette fois; le sol y est mauvais, n'inspire plus de confiance; des pierres sournoises et coupantes font tr?bucher nos b?tes. Et la lune, h?las! n'est pas pr?s de se lever. Parmi les ?toiles lointaines, V?nus seule, tr?s brillante et argentine, nous verse un peu de lumi?re.

Apr?s deux heures et demie de marche, autre oasis, beaucoup plus grande, plus touffue que celle d'hier. Nous la longeons sans y p?n?trer, mais une fra?cheur exquise nous vient, dans le voisinage de tous ces palmiers sous lesquels on entend courir des ruisseaux.

Onze heures. Enfin, derri?re la montagne l?-bas,--toujours cette m?me montagne dont chaque heure nous rapproche et qui est le rebord, l'immense falaise de l'Iran,--derri?re la montagne, une clart? annonce l'entr?e en sc?ne de la lune, amie des caravanes. Elle se l?ve, pure et belle, jetant la lumi?re ? flots, et nous r?v?lant des vapeurs que nous n'avions pas vues. Non plus de ces voiles de sable et de poussi?re, comme les jours pr?c?dents, mais de vraies et pr?cieuses vapeurs d'eau qui, sur toute l'oasis, sont pos?es au ras du sol, comme pour couver la vie des hommes et des plantes, en cette petite zone privil?gi?e, quand tout est s?cheresse et d?solation aux abords; elles ont des formes tr?s nettes, et on dirait des nuages ?chou?s, qui seraient tangibles; leurs contours s'?clairent du m?me or p?le que les flocons a?riens en suspens l?-haut pr?s de la lune; et les tiges des dattiers ?mergent au-dessus, avec toutes leurs palmes arrang?es en bouquets noirs. Ce n'est plus un paysage terrestre, car le sol a disparu; non, c'est quelque jardin de la f?e Morgane, qui a pouss? sur un coin du ciel...

Sans y entrer, nous fr?lons Boradjoune, le grand village de l'oasis, dont les maisons blanches sont l?, parmi les brumes nacr?es et les palmiers sombres. Alors deux voyageurs persans, qui avaient demand? de cheminer avec nous, m'annoncent qu'ils s'arr?tent ici, prennent cong? et s'?clipsent. Et mes trois cavaliers, qui s'?taient pr?sent?s avec de si beaux saluts, o? donc sont-ils? Qui les a vus?--Personne. Ils ont fil? avant la lune lev?e, pour qu'on ne s'en aper?oive pas. Voici donc ma caravane r?duite au plus juste: mon tcharvadar, mes quatre muletiers, mes deux domestiques persans lou?s ? Bouchir, mon fid?le serviteur fran?ais et moi-m?me. J'ai bien une lettre de r?quisition pour le chef de Boradjoune, me donnant le droit d'exiger de lui trois autres cavaliers; mais il doit ?tre couch?, car il est onze heures pass?es et tout le pays semble dormir; que de temps nous perdrions, pour recruter de fuyants personnages qui, au premier tournant du d?sert, nous l?cheraient encore! A la gr?ce de Dieu, continuons seuls, puisque la pleine lune nous prot?ge.

Et derri?re nous s'?loigne l'oasis, toute sa fantasmagorie de nuages dor?s et de palmes noires. A nouveau, c'est le d?sert;--mais un d?sert de plus en plus affreux, o? il y a de quoi perdre courage. Des trous, des ravins, des fondri?res; un pays ondul?, bossu?; un pays de grandes pierres cass?es et roulantes, o? les sentiers ne font que monter et descendre, o? nos b?tes tr?buchent ? chaque pas. Et sur tout cela qui est blanc, tombe la pleine lumi?re blanche de la lune.

C'est fini de ce semblant de fra?cheur, qui nous ?tait venu de la verdure et des ruisseaux; nous retrouvons la torride chaleur s?che, qui m?me aux environs de minuit ne s'apaise pas.

Nos mules, agac?es, ne marchent plus ? la file; les unes s'?chappent, disparaissent derri?re des rochers; d'autres, qui s'?taient laiss? attarder, s'?peurent de se voir seules, se mettent ? courir pour reprendre la t?te, et, en passant, vous raclent cruellement les jambes avec leur charge.

Cependant la terrible falaise Persique, toujours devant nous, s'est d?doubl?e en s'approchant; elle se d?taille, elle nous montre plusieurs ?tages superpos?s; et la premi?re assise, nous allons bient?t l'atteindre.

Plus moyen ici de cheminer tranquille en r?vant, ce qui est le charme des d?serts unis et monotones; dans cet horrible chaos de pierres blanches, o? l'on se sent perdu, il faut constamment veiller ? son cheval, veiller aux mules, veiller ? toutes choses;--veiller, veiller quand m?me, alors qu'un irr?sistible sommeil commence ? vous fermer les yeux. Cela devient une vraie angoisse, de lutter contre cette torpeur soudaine qui vous envahit les bras, vous rend les mains molles pour tenir la bride et vous embrouille les id?es. On essaie de tous les moyens, changer de position, allonger les jambes, ou les croiser devant le pommeau, ? la mani?re des B?douins sur leurs m?haris. On essaie de mettre pied ? terre,--mais alors les cailloux pointus vous blessent dans cette marche acc?l?r?e, et le cheval s'?chappe, et on est distanc?, au milieu de la grande solitude blanche o? ? peine se voit-on les uns les autres, parmi ce p?le-m?le de rochers: co?te que co?te, il faut rester en selle...

L'heure de minuit nous trouve au pied m?me de la cha?ne Persique, effroyable ? regarder d'en bas et de si pr?s; muraille droite, d'un brun noir, dont la lune accuse durement les plis, les trous, les cavernes, toute l'immobile et colossale tourmente. De ces amas de roches silencieuses et mortes, nous vient une plus lourde chaleur, qu'elles ont prise au soleil pendant le jour,--ou bien qu'elles tirent du grand feu souterrain o? les volcans s'alimentent, car elles sentent le soufre, la fournaise et l'enfer.

Une heure, deux heures, trois heures durant, nous nous tra?nons au pied de la falaise g?ante, qui encombre la moiti? du ciel au-dessus de nos t?tes; elle continue de se dresser brune et rouge?tre devant ces plaines de pierres blanches; l'odeur de soufre, d'oeuf pourri qu'elle exhale devient odieuse lorsqu'on passe devant ses grandes fissures, devant ses grands trous b?ants qui ont l'air de plonger jusqu'aux entrailles de la terre. Dans un infini de silence, o? semblent se perdre, s'?teindre les pi?tinements de notre humble caravane et les longs cris ? bouche ferm?e de nos muletiers, nous nous tra?nons toujours, par les ravins et les fondri?res de ce d?sert p?le. Il y a ?? et l? des groupements de formes noires, dont la lune projette l'ombre sur la blancheur des pierres; on dirait des b?tes ou des hommes post?s pour nous guetter; mais ce ne sont que des broussailles, lorsqu'on s'approche, des arbustes tordus et rabougris. Il fait chaud comme s'il y avait des brasiers partout; on ?touffe, et on a soif. Parfois on entend bouillonner de l'eau, dans les rochers de l'infernale muraille, et en effet des torrents en jaillissent, qu'il faut passer ? gu?; mais c'est une eau ti?de, pestilentielle, qui est blanch?tre sous la lune, et qui r?pand une irrespirable puanteur sulfureuse.--Il doit y avoir d'immenses richesses m?tallurgiques, encore inexploit?es et inconnues, dans ces montagnes.

Souvent on se figure distinguer l?-bas les palmiers de l'oasis d?sir?e,--qui cette fois s'appellera Daliki,--et o? l'on pourra enfin boire et s'?tendre. Mais non; encore les tristes broussailles, et rien d'autre. On est vaincu, on dort en cheminant, on n'a plus le courage de veiller ? rien, on s'en remet ? l'instinct des b?tes et au hasard...

Cette fois, cependant, nous ne nous trompons pas, c'est bien l'oasis: ces masses sombres ne peuvent ?tre que des rideaux de palmiers; ces petits carr?s blancs, les maisons du village. Et pour nous affirmer la r?alit? de ces choses encore lointaines, pour nous chanter l'accueil, voici les aboiements des chiens de garde, qui ont d?j? flair? notre approche, voici l'aubade claire des coqs, dans le grand silence de trois heures du matin.

Bient?t nous sommes dans les petits chemins du village, parmi les tiges des dattiers magnifiques, et devant nous s'ouvre enfin la lourde porte du caravans?rail, o? nous nous engouffrons p?le-m?le, comme dans un asile d?licieux.

Jeudi, 19 avril.

Je ne sais pas bien si je suis ?veill? ou si je dors... J'ai depuis un moment l'impression mal d?finie d'?tre au milieu d'oiseaux qui chantent, qui volent si pr?s de moi que je sens, quand ils passent, le vent de leurs plumes... En effet, ce sont des hirondelles empress?es, qui ont des nids remplis de petits, contre les solives de mon plafond bas! Si j'allongeais la main, je les toucherais presque. Par mes fen?tres,--qui n'ont ni vitres ni auvents pour les fermer,--elles vont, elles viennent avec des cris joyeux; et le soleil se l?ve! Je me souviens maintenant: je suis dans l'oasis de Daliki, j'occupe la chambrette d'honneur du caravans?rail; hier au soir on m'a fait monter, par un escalier ext?rieur, dans ce petit logis o? il n'y avait rien, que des murailles de terre, blanchies ? la chaux, et o? mes Persans, Yousouf et Yakoub, se d?p?chaient ? monter nos lits de sangles, ? ?tendre nos tapis, tandis que nous attendions, mon serviteur et moi, an?antis de sommeil, et buvant avidement de l'eau fra?che ? m?me une buire...

La chaleur est d?j? moins lourde ici qu'au bord du terrible golfe, et il fait si radieusement beau! Ma chambre, la seule du village qui ne soit pas au rez-de-chauss?e et qui domine un peu ses entours, est ouverte aux quatre vents par ses quatre petites fen?tres. Je suis au milieu des dattiers, frais et verts, sous un ciel matinal bleu de lin, avec semis de tr?s l?gers nuages en coton blanc. D'un c?t?, quelque chose de sombre et de gigantesque, quelque chose de brun et de rouge, s'?l?ve si haut qu'il faut mettre la t?te dehors et regarder en l'air pour le voir finir: la grande cha?ne de l'Iran, qui est l? tr?s proche, et presque surplombante. De l'autre, c'est le village, avec un peu de d?sert aper?u au loin, entre les tiges fines et pareilles de tous ces palmiers. Les coqs chantent, avec les hirondelles. Les maisonnettes en terre battue ont des portes ogivales, d'un pur dessin arabe, et des toits plats, en terrasse, sur lesquels l'herbe pousse comme dans les champs. Les belles filles de l'oasis sortent, non voil?es, pour faire en plein air leur toilette, s'asseyent sur quelque pierre devant leur demeure et se mettent ? peigner en bandeaux leur chevelure noire. On entend battre les m?tiers des tisserands. Comme le lieu est tr?s fr?quent?, et comme c'est l'heure de l'arriv?e de ces caravanes de marchandises, qui cheminent lentement chaque nuit sur les routes, voici que l'on commence d'entendre aussi de tous c?t?s les sonnailles des mules, qui se h?tent vers le caravans?rail, et le beuglement ? bouche ferm?e des muletiers, qui arrivent vaillants et all?gres, le haut bonnet noir des Persans mis tr?s en arri?re sur leur t?te fine et brune.

Dans l'apr?s-midi, longs d?bats encore avec mon tcharvadar. A Bouchir, j'avais r?solu, d'apr?s la carte, de doubler l'?tape de ce soir, et il avait refus?, s'?tait f?ch?, n'avait c?d? qu'? des menaces, apr?s avoir fait mine de partir sans signer le contrat. Aujourd'hui, en pr?sence de l'?tat des chemins, je pr?f?re ne marcher que six heures, ainsi qu'il l'exigeait d'abord, de fa?on ? coucher en un village appel? Konor-Takt?;--et, ? pr?sent, c'est lui qui ne veut plus.

Il discutait pour discuter, pour passer le temps, rien de plus.

Six heures du soir. Arrivent mes trois nouveaux cavaliers d'escorte, fournis par le chef d'ici; ils ont de belles robes en coton ? fleurs, et des fusils du tr?s vieux temps. Pour la premi?re fois depuis le d?part, ma caravane s'organise en plein jour, aux derniers feux rougissants du soleil. Et nous sortons tranquillement de l'oasis, o?, sous les hauts palmiers, au bord des ruisseaux clairs, quantit? de femmes, presque toutes jolies, sont assises avec des petits enfants, pour la fl?nerie m?lancolique du soir.

Aussit?t commencent les solitudes de sables et de pierrailles. La longue falaise Persique, o? nous allons enfin nous engager cette nuit, se d?ploie ? perte de vue, jusqu'au fond de notre horizon vide; on la dirait peinte ? plaisir de nuances excessives et heurt?es; des jaunes orang?s ou des jaunes verd?tres y alternent, par z?brures ?tranges, avec des bruns rouges, que le soleil couchant exag?re jusqu'? l'impossible et l'effroyable; dans les lointains ensuite, tout cela se fond, pour tourner au violet splendide, couleur robe d'?v?que. Comme la nuit derni?re, il sent le soufre et la fournaise, ce colossal rempart de l'Iran; on a l'impression qu'il est satur? de sels toxiques, de substances hostiles ? la vie; il prend des colorations de chose empoisonn?e, et il affecte des formes ? faire peur. De plus, il se d?tache sur un fond sinistre, car la moiti? du ciel est noire, d'un noir de cataclysme ou de d?luge: encore un de ces faux orages qui, dans ce pays, montent avec des airs de vouloir tout an?antir, mais qui s'?vanouissent on ne sait comment, sans donner jamais une goutte d'eau... Vraiment, quelqu'un n'ayant jamais quitt? nos climats et qui, sans pr?paration, serait amen? ici, devant des aspects d'une telle immensit? et d'une telle violence, n'?chapperait point ? l'angoisse de l'inconnu, au sentiment de n'?tre plus sur terre, ou ? la terreur d'une fin de monde...

Le d?sert ondul?, dans lequel nous cheminions depuis deux jours, suit une pente ascendante jusqu'au pied de ces montagnes, qui semblent ? pr?sent sur nos t?tes; son d?ploiement blanc, du point o? nous sommes, est d?j? en contre-bas par rapport ? nous; il se d?roule infini ? nos yeux, d?tach? en p?le sur le ciel terrible, et deux ou trois lointaines oasis y font des taches trop vertes, d'un vert cru d'aquarelle chinoise. Si d?sol? qu'il soit, ce d?sert auquel nous allons dire adieu, combien cependant il nous para?t hospitalier, facile, en comparaison de cette falaise qui se dresse l?, myst?rieuse et mena?ante sous les nuages noirs, comme ne voulant pas ?tre p?n?tr?e!

A l'heure o? le disque ensanglant? du soleil plonge derri?re l'horizon des plaines, une grande coupure d'ombre s'ouvre presque soudainement devant nous dans la muraille Persique, entre des parois verticales de deux ou trois cents m?tres de haut.

Nous entrons l?. Un brusque cr?puscule descend sur nous, tombe des rochers surplombants, comme ferait un voile dont nous serions tout ? coup envelopp?s. Le silence, la sonorit? augmentent en m?me temps que l'odeur de soufre. Et les ?toiles, que l'on ne distinguait pas avant, apparaissent aussit?t, comme vues du fond d'un puits et allum?es toutes ? la fois, au clair z?nith que n'ont pas encore atteint les nu?es d'orage.

Une heure durant, jusqu'? nuit close, nous nous enfon?ons, d'un p?nible effort, dans le pays des horreurs g?ologiques, dans le chaos des pierres follement tourment?es; toujours nous suivons la m?me coupure, le m?me gouffre, qui continue de s'ouvrir dans les flancs profonds de la montagne, comme une sorte de couloir sinueux et sans fin. Il y a des trous, des ?boulis; des mont?es raides, et puis des descentes soudaines, avec des tournants sur des pr?cipices. Au milieu de tout cela, le passage s?culaire des caravanes a creus? de vagues sentes, dont nos b?tes, malgr? l'obscurit?, ne perdent pas la trace. De temps ? autre, on s'appelle, on se compte, les cavaliers de Daliki et nous-m?mes; on resserre les rangs et on s'arr?te pour souffler. Dans les t?n?bres des alentours, on entend bruire des eaux souterraines, gronder des torrents, tomber des cascades. Il fait une temp?rature d'?tuve, de four, dans ces gorges o? l'on est de tous c?t?s surplomb? par des amoncellements de pierres chaudes, et on suffoque parfois ? respirer l'odeur des soufri?res. Il y a de plus dangereux passages, o? ce sont comme des lamelles en granit, comme des s?ries de tables mises debout, ? moiti? sorties du sol, laissant des intervalles ?troits et profonds o? la jambe d'une mule, si elle s'y enfon?ait par malheur, serait prise comme au pi?ge. Et il faut faire route l?-dessus, dans l'obscurit?.

Une heure de repos relatif, ? cheminer sur un sol blanch?tre, le long d'une rivi?re endormie... Sinistre rivi?re, qui ne conna?t ni les arbres, ni les roseaux, ni les fleurs, mais qui se tra?ne l?, clandestine et comme maudite, si encaiss?e que jamais le soleil ne doit y descendre. Elle refl?te ? cette heure un ?troit lambeau de ciel avec quelques ?toiles, entre les images renvers?es des grandes cimes noires.

Et maintenant, voici le passage qui se ferme devant nous, voici la vall?e qui nous est absolument close par une muraille verticale de trois ? quatre cents m?tres de haut...

Allons, nous nous sommes fourvoy?s, c'est ?vident; nous n'avons plus qu'? revenir sur nos pas... Et il est fou, pour s?r, mon tcharvadar, qui fait mine de vouloir grimper l?, qui pousse son cheval dans une esp?ce d'escalier pour ch?vres, en pr?tendant que c'est le chemin!...

Ici, mes trois cavaliers d'escorte viennent me saluer fort gracieusement et prendre cong?. Ils n'iront pas plus loin, car, disent-ils, ce serait sortir des limites de leur territoire. Je m'en doutais, qu'ils me l?cheraient comme ceux d'hier. Menaces ou promesses, rien n'y fait; ils s'en retournent, et nous sommes livr?s ? nous-m?mes.

Or, c'est bien le chemin en effet, cet escalier inimaginable; il faut se d?cider ? le croire, puisqu'ils l'affirment tous. C'est bien, para?t-il, la seule voie qui conduise l?-haut, ? cette myst?rieuse et inaccessible Chiraz, o?, apr?s trois nuits encore de laborieuse marche, nous nous reposerons peut-?tre enfin, dans l'air salubre et rafra?chi des sommets. C'est la grande route du Golfe Persique ? Ispahan!...

Un homme dans son bon sens, ayant nos id?es europ?ennes sur les routes et les voyages, et ? qui l'on montrerait cette petite troupe de chevaux et de mules entreprenant de s'accrocher, de grimper quand m?me au flanc vertical d'une telle montagne, croirait assister ? quelque fantastique chevauch?e vers le Brocken, pour le Sabbat.

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