Read Ebook: Cours familier de Littérature - Volume 16 by Lamartine Alphonse De
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m? qu'ils s'?taient enfuis hors de ses ?tats, on allait proc?der contre eux avec la derni?re rigueur. J'ai la certitude que le duc a donn? ses ordres en cons?quence.>>
Le Tasse n?anmoins, constern? d'une publicit? qui lui d?robait les b?n?fices de son oeuvre, et qui la faisait circuler avant la derni?re perfection qu'il y apportait encore, parut accuser injustement la cour de Ferrare de connivence ou d'indiff?rence dans cette affaire. Invit? aux f?tes de Mod?ne, au mois de janvier 1577, par la comtesse Tarquinia Molza, ?gale en beaut? et en g?nie po?tique ? Vittoria Colonna, il se plaint, du sein des d?lices, de son malheur, et semble en accuser d?j? ses bienfaiteurs. <
Ces lettres sont d'autant moins suspectes d'adulation pour le duc de Ferrare, qu'elles sont ?crites hors des ?tats de ce prince, et adress?es ? un de ses ennemis, Scipion Gonzague, parent et ami des M?dicis. Quelques expressions attestent d?j?, dans ces lettres, que le Tasse portait son mal en lui-m?me, et ne l'attribuait pas encore ? la famille d'Este, qui le comblait d'?gards, d'amiti?, et peut-?tre d'amour.
Cette r?solution m?me, manifest?e par le po?te, de ne jamais abandonner la cour de Ferrare pour celle des M?dicis, offensa et refroidit Scipion Gonzague, son ami.
Le Tasse, dans sa r?ponse pleine de sens, de modestie et d'admiration pour l'Arioste, son mod?le et son ma?tre, d?cline cette gloire. <
Pendant l'hiver suivant, 1578, qu'il passa ? Ferrare, toujours absorb? dans la correction de son po?me, on voit se d?velopper son humeur ombrageuse dans ses lettres ? ses amis. Ainsi, dans plusieurs lettres au marquis de Monti, dans le duch? d'Urbin, il se plaint de ne pouvoir garder un serviteur s?r autour de lui, et il conjure le marquis de Monti de lui envoyer un de ses vassaux pour domestique; il ajoute que, pour pr?venir toute pens?e de trahison dans ce serviteur ?tranger, il fallait pr?alablement l'avertir, au nom du duc d'Urbin son souverain, qu'il serait puni de mort s'il trahit jamais le po?te ? qui on l'adresse. Ne sont-ce pas l? toutes les ombres qui flott?rent plus tard sur l'imagination malade de J.-J. Rousseau, et qui lui firent jeter quatre de ses enfants ? l'hospice des enfants abandonn?s sans marque de reconnaissance, de peur que ses fils, sollicit?s au parricide par ses ennemis, ne devinssent un jour les assassins de leur p?re? La m?me d?mence produit les m?mes sympt?mes dans ces grands hommes. Ils sont plus d?natur?s dans Rousseau, ils sont aussi bizarres dans le Tasse.
Ces sympt?mes s'accrurent dans l'?t? suivant jusqu'au d?lire: il imagina que ses pers?cuteurs invisibles l'avaient d?nonc? ? l'inquisition pour quelques irr?gularit?s po?tiques de foi, ou pour quelques allusions aux fables mythologiques sem?es, ? son insu, dans ses vers. Le duc de Ferrare et les princesses ses soeurs pouss?rent la condescendance ? ses craintes imaginaires jusqu'? lui faire ?crire, par les inquisiteurs, qu'ils avaient fait examiner attentivement son po?me par les th?ologiens, et qu'on l'absolvait ? jamais de toute faute et de toute peine encourue devant l'?glise.
Cette assurance ne le calma que pour un jour; ses anxi?t?s persist?rent et troubl?rent jusqu'? la fureur sa raison. Un soir, dans l'appartement de la duchesse d'Urbin, au palais, il tira son poignard du fourreau et le lan?a contre un des serviteurs de la duchesse, dans lequel il crut reconna?tre un tra?tre ou un ennemi. On s'empara de lui et on l'enferma dans un appartement de la cour du palais, non comme un coupable, mais comme un malade. On trouve la preuve de cet acte d'insanit? dans la correspondance de Maffio Veniero, V?nitien r?sidant alors ? Ferrare, et qui ?tait charg? d'?crire ? la cour des M?dicis les nouvelles de la cour d'Este. Certes, si l'emprisonnement du Tasse e?t ?t? gratuit de la part d'Alphonse, le correspondant des M?dicis n'aurait pas disculp? le duc de Ferrare de cette impi?t? envers le g?nie.
Que peuvent r?pondre les accusateurs gratuits de la maison d'Este, dans cette circonstance, ? une preuve aussi authentique de leur innocence, ?crite sur place aux ennemis de cette maison par l'ambassadeur de ces ennemis?
Le Tasse, revenu ? son bon sens, ?crivit ? Alphonse pour le prier de lui rendre la libert?. L'?cuyer d'Alphonse, Coccapani, ami et admirateur du po?te, remit lui-m?me la supplique et la r?ponse. Alphonse chargea l'?cuyer de tranquilliser le Tasse et de l'assurer que sa d?tention n'?tait que temporaire et curative. Peu de jours apr?s, Alphonse vint en effet ouvrir lui-m?me la porte au po?te, et, pour h?ter sa convalescence, il l'envoya, libre et suivi d'amis et de m?decins, dans son d?licieux palais d'?t? de Bello Sguardo. Le Tasse reconna?t lui-m?me plus tard, dans deux passages de ses oeuvres, ?crits hors des ?tats de Ferrare , que le duc de Ferrare, dans cette circonstance, lui montra l'affection <
Ce charme dura peu; ? peine enferm? dans le couvent, il se persuada que l'absolution qu'il avait re?ue de ses h?r?sies imaginaires par l'inquisition, n'?tait pas valable; et il adressa une supplique aux cardinaux et au pape, ? Rome, pour obtenir d'eux la ratification de sa s?curit?. Cette supplique attesterait seule sa d?mence; elle est aux archives de Mod?ne.
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On reconna?t avec douleur, dans cette incoh?rence d'id?es absurdes et d'expressions tronqu?es, tous les sympt?mes d'un ?garement d'esprit trop r?el.
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Les chaleurs de l'?t? de 1577 accrurent tellement ses dispositions maladives, qu'il tomba dans cette terreur stup?fiante dont J.-J. Rousseau fut saisi dans l'asile que l'amiti? de Hume lui avait procur? en Angleterre, quand il se sauva en France, comme s'il e?t ?t? poursuivi par ses assassins. Le Tasse, comme on l'a vu, n'avait d'autre prison ? cette ?poque que ses propres appartements dans le palais de Ferrare, ou dans la villa de Bello Sguardo, sous la surveillance de deux serviteurs de la cour. La fuite ?tait facile. Tout porte ? croire qu'elle fut favoris?e par la tendre piti? de L?onora et de sa soeur, la bonne duchesse d'Urbin, qui n'eurent qu'? faire fermer les yeux aux deux domestiques du palais. On peut supposer aussi qu'Alphonse lui-m?me ne s'opposa pas s?rieusement ? une ?vasion qui le d?livrait de l'apparence, toujours odieuse, d'?tre le ge?lier du g?nie. L'indiff?rence que ce prince montra bient?t apr?s ? l'?loignement ou au retour du po?te confirme cette supposition; rien jusqu'? cette ?poque ne r?v?la que de l'affection et de la piti? dans le coeur d'Alphonse pour le Tasse. Ce ne fut que plus tard que la sollicitude changea de caract?re, et qu'une aigreur cruelle parut succ?der dans ce prince ? la piti?.
Quoi qu'il en soit de cette tol?rance ou de cette connivence probable de la cour de Ferrare ? la fuite du malade, le Tasse, sous l'empire des terreurs du fer, du poison, de la damnation, qui obs?daient son imagination, s'?vada de ses appartements dans la nuit du 30 juillet 1579, et seul, ? pied, sans argent, fuyant les chemins fr?quent?s, s'enfon?a dans les gorges des Apennins. Tout porte ? croire aussi qu'il ne fut point poursuivi dans sa fuite, car la beaut? de ses traits, l'?garement de sa physionomie, l'?l?gance de son costume, ne pouvaient manquer de signaler son passage et de r?v?ler ses traces aux poursuites du duc de Ferrare. Toute la prudence du po?te se borna ? ?viter les grandes villes, telles que Bologne, Florence, Rome, qui se trouvaient sur sa route, ? suivre les chemins les moins fray?s et ? ne demander l'hospitalit? que dans les hameaux ou dans les chaumi?res. Cette fuite du Tasse, de cette cour qui avait ?lev? sa fortune jusqu'? l'amour d'une princesse, vers ce village de Sorrente, o? il esp?rait retrouver l'obscurit? et la paix de son berceau, ?gale en po?sie et en path?tique les plus touchantes imaginations de son po?me.
Il y a au fond du coeur des hommes n?s sensibles une passion ou une maladie de plus que dans les autres hommes: c'est la passion ou la maladie des lieux qui les ont vus na?tre et dont le nom, le site, le ciel, les montagnes, les mers, les arbres, les images, ?voqu?s tout ? coup par un puissant souvenir, se l?vent devant leur imagination avec une telle r?alit? et une telle attraction du coeur, qu'il faut mourir ou les revoir. C'est une sorte de mirage moral qui suscite des horizons de verdure, de fontaines et de lacs de l'aridit? du d?sert; c'est le coup qui frappe au coeur le soldat du Tyrol ou de l'Helv?tie, quand il entend, ? mille lieues de son pays, une note du chant du pasteur des Alpes rassemblant ses troupeaux, et qui le fait languir et se consumer de d?sir, jusqu'? ce qu'il ait respir? de nouveau une haleine de sa premi?re patrie; c'est cette nostalgie, v?ritable d?mence du souvenir, surajout?e ? une autre d?mence, qui dirigeait instinctivement et comme ? son insu le Tasse vers le royaume de Naples. Comme tous les malheureux et comme tous les malades, il esp?rait changer de fortune et de sant? en changeant de lieux; il ne pouvait croire qu'il ne retrouverait pas le bonheur de ses premi?res ann?es et le repos de coeur et d'esprit dans le site o? il les avait laiss?s en quittant Sorrente; il y revoyait son p?re, sa m?re, sa soeur; il savait que ce p?re, exil? par ses ennemis, reposait, dans une tombe d'emprunt, sur la rive fangeuse du P?; il savait que Porcia, sa m?re, ensevelie dans ses larmes, dormait sous les froides dalles du couvent de San-Sisto; mais il lui restait une soeur ch?rie, mari?e ? un pauvre gentilhomme de Sorrente, et qui habitait avec ses enfants la maison et le jardin o? il avait lui-m?me re?u le jour. C'est vers Sorrente qu'il s'avan?ait comme ? t?tons dans sa lente marche; c'est l? qu'il retrouvait d'avance, en imagination, sa libert?, sa raison, sa sant?, ses tendresses de famille. Son imagination ne le trompait pas dans ce doux r?ve; il y aurait retrouv? tout cela s'il avait pu se retrouver lui-m?me.
Voil? ce que j'ai ?prouv? moi-m?me quand j'ai ?t? oblig? de vendre la maison de mon p?re, ? Milly, pour payer mes cr?anciers.
Cette soeur du Tasse, Corn?lia, objet, comme on l'a vu, de tant de sollicitude de son p?re et de son fr?re, avait ?t? mari?e malgr? eux, par ses oncles avides, ? un gentilhomme de Sorrente, nomm? Mazio Sersale, qui l'aimait, ? condition qu'il ne r?clamerait jamais la fortune de sa femme dans la dot de leur soeur Porcia, femme de Bernardo Tasso. Dix-huit ann?es s'?taient ?coul?es depuis ce mariage; la jeune et belle Corn?lia ?tait devenue une grave et tendre m?re de famille; elle avait perdu son mari; elle continuait ? vivre seule et dans une m?diocrit? presque indigente dans sa maison ? Sorrente, sans autre fortune que les orangers et les figuiers du petit domaine de ses p?res. Elle ne savait presque rien de son p?re et de son fr?re, si ce n'est que l'un ?tait mort, et que l'autre ?tait devenu un chevalier et un po?te de renom ? la cour de la maison d'Este, ? Ferrare. Elle esp?rait que ce fr?re, si ch?ri d'elle dans son enfance, prot?gerait un jour de sa fortune et de son cr?dit ses petits enfants. Un bruit vague de disgr?ce et de revers ?tait cependant venu jusqu'? elle, par les Franciscains du couvent de Salerne et de Sorrente, qui correspondaient avec leurs fr?res de Ferrare; et ces revers, loin d'atti?dir ses tendresses pour ce fr?re absent, n'avaient fait qu'y ajouter la sollicitude et la piti?.
Cependant le Tasse, ayant laiss? Rome et la mer sur sa droite, s'?tait enfonc? dans les vall?es des Abruzzes. C'est une cha?ne abrupte et bois?e de montagnes habit?es par des pasteurs; elles s'avancent comme un long cap entre le golfe de Ga?te, le golfe de Naples et le golfe de Salerne, ? peine s?par? de Sorrente par un haut promontoire, en approchant de San-Germano, d'Itri, de Fondi, de Ga?te et de Naples. Le Tasse, soit qu'il craign?t d'?tre reconnu par des ?missaires du duc de Ferrare lanc?s ? sa poursuite, soit plut?t que, par suite de sa maladie mentale, il voul?t ?prouver sa soeur elle-m?me avant de se d?couvrir ? elle, changea ses habits de gentilhomme, us?s et d?chir?s par la longue route, contre les habits d'un berger des Abruzzes. C'est dans ce costume, que sa barbe n?glig?e et son teint h?l? par le soleil rendaient plus complet et plus vraisemblable, qu'il arriva enfin quelques jours apr?s ? la porte de sa soeur.
Ici, nous le laisserons, pour ainsi dire, parler lui-m?me par la bouche de son ami, le marquis Manso, ? qui il raconta depuis la sc?ne v?ritablement hom?rique ou biblique de sa reconnaissance par sa soeur.
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< < L'aspect des lieux o? il avait respir? la premi?re fleur de la vie, la tendresse de cette soeur dont le coeur concentrait pour lui toute la famille ?teinte ou dispers?e, celle de ses deux neveux ? qui la m?re avait inculqu? l'affection et l'enthousiasme pour cet oncle si grand et si malheureux; cette hospitalit? si s?re et si chaude, re?ue dans ces beaux lieux et pour ainsi dire dans l'?me m?me de cette soeur, avaient produit, comme par enchantement, sur le Tasse tout l'effet qu'il avait r?v?. Il avait d?pouill? le vieil homme ? chacun de ses pas sur la route des Abruzzes. Il retrouvait en lui l'homme de ses fra?ches ann?es. Le lieu, les montagnes, le climat, l'horizon, la mer, achevaient le prodige; l'imagination se gu?rissait par les belles et douces images de ce d?licieux s?jour. < < La force revint avec la sant?; mais l'inqui?tude d'esprit revint avec la force. ? peine le Tasse fut-il rentr? dans la pleine possession de son intelligence, qu'il commen?a ? se fatiguer de ce repos, cherch? si loin et ? travers tant d'aventures. La privation de ses livres, laiss?s ? Ferrare, de ses manuscrits, du bruit de sa renomm?e qui s'amortissait dans la solitude ? Sorrente; la monotonie de la maison rustique de sa soeur; la soci?t? douce, mais st?rile, de ses deux neveux, dont l'enfance ne s'?levait pas assez haut pour lui dans la sph?re de la po?sie et de la philosophie qu'il habitait ? la cour de Ferrare; peut-?tre m?me l'absence de ces agitations de l'esprit qui fatiguent la vie, mais qui l'occupent, ne tard?rent pas ? lui faire d?sirer un autre s?jour. Il est juste d'ajouter ? cette inconstance du po?te le sentiment d?licat de la g?ne que sa pr?sence imposait ? une soeur dont l'indigence suffisait ? peine ? la nourriture de ses deux fils et de ses deux filles. Ce sentiment perce dans une lettre du Tasse ? un de ses amis: < Tous ces motifs, et peut-?tre aussi le remords d'avoir attrist? le coeur de sa constante protectrice L?onora, dont la tendresse survivait ? ses propres inconstances, retourn?rent ses pens?es vers Ferrare. Il ?crivit, ? l'insu de sa soeur, des lettres de repentir au duc, ? la duchesse d'Urbin, ? L?onora. L?onora seule lui r?pondit, avec l'accent d?courag? d'une tendresse qui n'esp?re plus de retour, mais qui n'abandonne pas m?me celui dont elle d?sesp?re. Ce silence du duc de Ferrare et de la duchesse d'Urbin inqui?ta de nouveau le Tasse sur la r?ception qui l'attendait ? cette cour. Il voulut se pr?munir contre le ressentiment d'Alphonse en int?ressant ? sa cause les deux ambassadeurs de ce prince r?sidant ? Rome. Ces ambassadeurs, ainsi que le cardinal Albano, interc?d?rent pour lui aupr?s du duc de Ferrare; ils obtinrent, non sans peine, pour leur prot?g? l'autorisation de retourner ? cette m?me cour d'o? il s'?tait ?vad? si peu de mois auparavant. Ils assur?rent que, bien que sa gu?rison ne f?t pas compl?te, on pouvait esp?rer que son repentir et sa raison le rendraient digne de recouvrer la faveur de ses protecteurs. Alphonse r?pondit de sa propre main au cardinal Albano une lettre que nous poss?dons, et qui prouve assez que le s?questre mis sur les papiers et sur les po?sies du Tasse ? Ferrare, n'avait d'autre objet que d'en pr?venir la destruction par les mains d'un insens?, dans un de ses acc?s de m?lancolie. < Le Tasse, malgr? les conseils du cardinal Albano, qui s'effor?ait de le retenir ? Rome, ?tait impatient de retourner ? Ferrare; le duc finit par y consentir. < < Y a-t-il une meilleure preuve qu'une telle lettre, que le duc Alphonse ne tendait point de pi?ge au Tasse pour l'attirer dans ses ?tats, et pour l'y plonger dans les cachots? Y a-t-il une preuve plus ?vidente qu'Alphonse ne punissait pas dans le Tasse l'audace d'aimer sa soeur L?onora? Comment ce prince, s'il avait eu l'arri?re-pens?e de torturer le Tasse dans ses cachots, aurait-il employ? ses ambassadeurs ? le d?tourner de revenir dans ses ?tats? Comment aurait-il mis des conditions si sens?es et si bien stipul?es d'avance ? ce retour? Comment enfin, si la pr?sence du Tasse ? sa cour et son amour pour sa soeur avaient ?t? le scandale et l'offense du Tasse envers lui, aurait-il permis au po?te de revenir aupr?s de cette m?me soeur, et de renouveler publiquement l'offense dont il avait ? se plaindre? Il faudrait supposer Alphonse plus insens? que sa victime! Ces suppositions n'ont aucune base r?ellement historique. La v?rit? est moins po?tique et plus nette; mais elle est la v?rit?; il faut la dire, d?t-elle renverser les hypoth?ses enti?rement chim?riques b?ties par les romanciers sur le scandale de la passion de Torquato pour L?onora. C'est peu conna?tre l'Italie et les moeurs de ses cours voluptueuses, que de supposer qu'un amour chevaleresque entre un gentilhomme de haute naissance, devenu le plus grand homme d'Italie, et une princesse libre de sa main et de son coeur, ch?rie de son fr?re, honor?e de toute la cour, e?t ?t? un crime si monstrueux et si irr?missible aux yeux d'Alphonse. Si ce prince avait eu sur les sentiments de sa soeur une si inqui?te susceptibilit?, comment aurait-il rapproch? depuis tant d'ann?es le Tasse de L?onora? Comment aurait-il encourag? la familiarit? litt?raire et domestique entre ses deux soeurs et le po?te courtisan, ornement de sa cour? Comment, au commencement de la m?lancolie du Tasse, aurait-il remis lui-m?me le malade aux soins de L?onora, son amie, dans la solitude de la maison de plaisance qu'elle habitait pendant l'?t?? Comment la douce et tendre L?onora, devenue riche par l'h?ritage de sa m?re, et confidente n?cessaire de la fuite du Tasse, aurait-elle laiss? son amant s'?vader, sans habits et sans argent, de Bello Sguardo? Comment, enfin, instruite comme elle devait l'?tre des ressentiments de son fr?re, n'aurait-elle pas d?conseill? ? cet amant de revenir se livrer ? la vengeance d'Alphonse? Nous verrons, dans la suite du r?cit, que cette supposition, incompatible avec le caract?re, la vertu, la situation de L?onora, n'a pas plus de r?alit? dans le caract?re et dans la conduite du Tasse lui-m?me. D'un c?t?, une tendre admiration m?l?e de piti? pour le g?nie d'un grand po?te, qui ?tait en m?me temps le plus beau et le plus h?ro?que des jeunes courtisans de la maison d'Este; une reconnaissance chevaleresque et po?tique de l'autre c?t? pour une femme accomplie, que son rang et sa pi?t? ?levaient au-dessus des soup?ons: voil? les seuls rapports que l'histoire s?rieuse puisse constater entre L?onora et le Tasse. Nous sommes oblig? d'ajouter que, si le Tasse eut des torts ? se reprocher dans le cours de ses relations avec la belle et tendre L?onora, ce ne furent pas des torts de passion, mais des torts d'inconstance, et peut-?tre d'ingratitude. Mais on ne peut accuser de rien un infortun? comme le Tasse et comme J.-J. Rousseau, dont l'imagination ?gare le coeur. Pl?t ? Dieu que le crime du Tasse e?t ?t? l'exc?s d'amour pour L?onora! L'origine de cette d?mence en honorerait au moins les cons?quences, et, au lieu de plaindre un malade dans un hospice, on adorerait en lui une victime dans son cachot! Le Tasse partit de Rome ? cheval avec l'ambassadeur d'Alphonse, Gualengo, et fut accueilli ? Ferrare comme un convalescent revenu ? la sant?, et non comme un coupable rentr? en gr?ce. On ne lui parla m?me pas de sa fuite; il redevint l'ornement et l'orgueil de cette cour lettr?e. On voit n?anmoins dans ses lettres que cette faveur purement litt?raire dont il jouissait ? la cour commen?ait ? offenser son ambition, et qu'il aspirait ? des honneurs plus conformes ? sa naissance et ? son go?t pour les armes et pour les affaires. < Comment concilier cet aveu avec les aspirations ?th?r?es et d?sint?ress?es d'une passion aussi exclusive et aussi immat?rielle qu'un noble amour? Cette ambition tromp?e du Tasse ne tarda pas ? donner ? ses paroles, d'abord respectueuses, le ton du reproche, et bient?t de l'invective contre la cour d'Alphonse. Ses amis lui conseill?rent de s'?loigner pour ?viter le juste ressentiment du prince. Il fit un voyage ? Mantoue, o? il avait des parents et des amis de son p?re. Le jeune fils du duc de Mantoue le combla d'enthousiasme et de d?f?rence; mais ce prince, encore enfant, ne pouvait puiser dans le tr?sor de son p?re. Le Tasse, d?pourvu de ressources, fut oblig? de vendre ? des juifs de Mantoue le magnifique rubis qu'il avait re?u autrefois de la duchesse d'Urbin, soeur de L?onora. Cet argent lui servit ? se rendre ? Venise. L'?garement de sa raison y frappa tellement les indiff?rents, que l'ambassadeur de Fran?ois de M?dicis ? Venise ?crit, le 12 juillet 1578, ? sa cour: < Le Tasse n'attendit pas la r?ponse, et partit pour les ?tats du duc d'Urbin, mari de Lucr?zia d'Este. Le jeune duc d'Urbin avait indignement cong?di? sa femme Lucr?zia, qu'il trouvait trop ?g?e pour lui, malgr? ses talents et ses charmes. Il ?tait mals?ant au Tasse, favori de Lucr?zia, d'aller implorer la protection du mari qui la r?pudiait si cruellement. Il s'oublia n?anmoins jusqu'? supplier ce prince d'?tre son asile et son port, comme il l'avait dit du duc de Ferrare. Bient?t, aussi m?content de son nouveau protecteur que du duc de Ferrare, il partit ? pied de la cour du duc d'Urbin pour se rendre ? la cour de Turin, o? son po?me avait popularis? son nom. < < LAMARTINE. VIE DU TASSE. Le Tasse, apr?s avoir ?num?r? les plats, raconte comment son h?te v?n?rable vint ? parler de ces fruits et des autres mets, produits de sa basse-cour. Passant d'un sujet ? un autre, il s'?tendit sur l'?conomie domestique et particuli?rement sur l'agriculture. Notre po?te traita lui-m?me ces divers sujets avec une grande sup?riorit?; mais, lorsqu'il eut parl? en termes sublimes et un peu myst?rieux de la cr?ation du monde et des mouvements du soleil, il nous raconte que son h?te se mit ? l'examiner avec une plus grande attention, et dit, apr?s un moment de silence, qu'il voyait bien qu'il avait donn? l'hospitalit? ? un personnage plus illustre qu'il ne l'avait d'abord suppos?, et que peut-?tre c'?tait celui dont on s'entretenait vaguement dans le pays, qui, ?tant tomb? dans l'infortune par suite de quelque faiblesse, ?tait aussi digne, par la nature de sa faute, du pardon des hommes, qu'il ?tait digne de leur admiration par son g?nie. Il arriva le surlendemain aux portes de Turin; son costume fl?tri par la route, son d?n?ment d'argent et de lettres pour le gouverneur, lui firent refuser l'entr?e par les gardes; il fut contraint ? traverser de nouveau le P? et ? aller, suivant son habitude, demander un asile pour la nuit au couvent des Capucins. Ce couvent, situ? au sommet d'une des collines escarp?es qui bordent le fleuve et dominent de tr?s-haut la ville, est un des sites les plus pittoresques qu'un po?te p?t imaginer pour son repos. Il rappelle les deux monast?res de Monte-Oliveto ? Naples et de Saint-Onufrio ? Rome, qui donn?rent plus tard au po?te, l'un l'asile de ses derniers beaux jours, l'autre l'?ternel asile de son tombeau.
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