Read Ebook: Les derniers paysans - Tome 2 by Souvestre Mile
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Ebook has 594 lines and 39004 words, and 12 pages
Apr?s m'?tre arr?t? au cap La Ch?vre, je me dirigeais vers le nord en suivant le promontoire. J'avais pass? Rostudel. J'apercevais en avant quelques arbres rabougris, et, derri?re leur feuillage ?chevel? par la brise, le hameau de Kercolleorc'h, lorsque mon oeil s'arr?ta, ? gauche, sur une ?troite oasis dont la verdure rayait la brande. C'?tait une petite ravine de quelques pas s'inclinant vers la baie et que vivifiait une source appauvrie par les chaleurs de juillet. Au plus profond de ce pli de terrain, quatre pierres brutes avaient ?t? dispos?es de mani?re ? former une sorte de fontaine que prot?geaient quelques touffes de saules. Une jeune paysanne s'y trouvait assise, le bras appuy? sur sa cruche de terre de Cornouaille dont l'orifice ?tait recouvert d'une toile fine et blanche. L'arrangement de son costume fl?tri t?moignait d'un go?t remarquable. La coiffe de toile rousse encadrait avec soin l'ovale un peu large de son visage, un petit mouchoir de cotonnade brune ?vasait gracieusement ses plis sur la nuque et enveloppait les ?paules comme deux ailes; une jupe bord?e de rouge retombait jusqu'au dessus de la cheville, et laissait voir deux pieds nus d'une forme parfaite et de la couleur du bronze florentin.
--Que la Trinit? nous aide! dit-il en riant; voici Dinorah qui tient auberge sur la lande pour les gentilshommes de passage.
--Par ma conscience! mon chemin est le tien, reprit le meunier, car je porte les moutures ? Kercolleorc'h.
--Sauf ce que la s?bille du moulin en aura retir?, dit la jeune fille malignement.
Je souris de cette allusion connue des meuniers bretons, trop sujets ? d?mer sur les grains qui leur sont confi?s. Guiller hocha la t?te.
Dinorah se mit ? rire.
--Les plus faibles ont droit de se d?fendre, fit-elle observer; le ver de terre lui-m?me se redresse contre celui qui l'?crase.
Guiller secoua la t?te.
--Les bons chiens n'aboient pas contre les honn?tes gens! objecta finement la paysanne.
--Alors, dis-moi un peu, reprit le meunier, ce que font les chiens de Kercolleorc'h quand Beuzec-le-Noir passe devant ta porte!
Dinorah ne r?pondit rien et rougit beaucoup; ?videmment Guiller avait trouv? le point sensible. Il appuya avec une persistance qui prouvait la rancune, et plaisanta longuement la jeune fille sur son voisin Beuzec, qui me parut ?tre un de ces favoris pour lesquels on avoue difficilement sa pr?dilection. Dinorah, d'abord troubl?e, recouvra bient?t sa pr?sence d'esprit, et finit par r?pondre avec une vivacit? ac?r?e. Tous deux ?puis?rent leur malignit? dans ce duel de paroles. Guiller y mit l'entrain vulgaire des railleurs de profession, la jeune fille une dext?rit? nerveuse et hardie dans laquelle per?ait quelquefois l'amertume. Le meunier parut c?der le premier.
--Sur mon bapt?me! le diable n'aurait pas avec elle le dernier mot, dit-il en me regardant; voici bien la preuve que ce qu'il y a de plus infatigable sur la terre, c'est la mauvaiset? d'une femme.
--Vous mentez, dit vivement Dinorah: ce qu'il y a de plus infatigable, c'est la cravate d'un meunier.
--Pourquoi cela? demandai-je.
--Parce qu'au dire de la tradition, reprit la paysanne en riant, elle peut, sans se lasser, tenir toujours un coquin ? la gorge.
Guiller ne parut point se f?cher de l'application du proverbe populaire.
La figure de Dinorah prit une expression s?rieuse.
--Assez! interrompit la paysanne visiblement scandalis?e.
Mais le meunier n'?tait pas homme ? s'arr?ter dans une revanche, d'autant plus qu'il avait rencontr? mon regard qui l'interrogeait.
Je regardai la jeune fille, et je lui demandai si ceci n'?tait point un conte invent? par le meunier.
--Guiller sait mentir, m?me quand il n'invente pas! r?pliqua-t-elle avec une brusquerie qui indiquait une conscience bless?e; mais, apr?s tout, sa moquerie ne peut rien changer dans ce que Dieu a voulu: pour rire des ?toiles, on ne les fait pas tomber du ciel!
A ces mots, elle doubla le pas malgr? la cruche qu'elle portait sur sa t?te, et nous devan?a dans le sentier, de mani?re ? rompre l'entretien. Guiller me regarda de c?t?.
--En voil? de la fiert?! me dit-il ironiquement; la petite ne veut pas renoncer ? avoir une marraine au-dessus du firmament.
A ces mots, il rapprocha ses deux mains r?unies en forme de porte-voix, et poussa un de ces cris prolong?s par lesquels les marins s'appellent sur mer. Le gabarier se secoua aussit?t et releva la t?te. Guiller ?clata de rire.
--Eh bien! vieux marsouin, dit-il, tu vois que les gens de terre savent aussi parler, au besoin, ta langue marine.
--J'ai cru que c'?tait un canonnier de marine qui me h?lait, r?pliqua ironiquement Sala?n, en faisant allusion ? la maladresse proverbiale de ces derniers pour tout ce qui concerne les habitudes nautiques.
--Allons, tout le monde sur le pont! reprit le meunier, qui continuait ? parodier le langage du gaillard d'avant; j'apporte de quoi faire le biscuit.
--Si monsieur approche, les oiselets vont partir, dit-elle, en me les montrant qui tournaient d?j? la t?te d'un air inquiet et qui gonflaient leurs ailes.
Je lui demandai comment elle avait pu les apprivoiser.
--Comme toutes les cr?atures du bon Dieu, en leur montrant que je les aimais. Quand l'hiver vient et que la terre est gel?e, je leur jette la graine sur le seuil, et, dans le temps des fleurs, ils s'en souviennent.
En ce moment, le meunier et Sala?n reparurent; le premier appela son cheval, qui jeta un regard de regret m?lancolique sur les gazons marins, mais se r?signa ? ob?ir. A leur approche, les oiseaux de Dinorah s'envol?rent.
--C'est donc le contraire de mon cheval, reprit le meunier, car il porte, de ce pas, de la mouture ? un damn? de l'enfer.
--Tu vas le savoir, car voici son fils, Beuzec-le-Noir.
A ce nom, je me retournai vers le nouveau venu: c'?tait un jeune paysan, v?tu d'un costume de toile en lambeaux. Sa chevelure rousse lui tombait jusqu'au cou, et sa main droite serrait un b?ton de houx noueux, tandis que la gauche retenait un bissac sur son ?paule. On cherchait vainement dans ses traits le type calme et pur des Cambriens. Sa face ?largie, son front d?prim?, ses yeux enfonc?s, ses dents aigu?s, tout semblait accuser l'origine tartare; son visage et ses membres avaient pris sous le soleil une teinte fonc?e qu'?chauffaient, au-dessous, quelques glacis rouge?tres; c'?tait ce qui l'avait fait appeler Beuzec-le-Noir. L'aspect de ce jeune homme avait je ne sais quoi de repoussant et de terrible.
Beuzec avait ralenti le pas en nous apercevant, sans changer pourtant de direction. Dinorah, qui s'?tait retourn?e comme moi en l'entendant nommer, affectait maintenant de filer sans le regarder. L'oeil de Beuzec se fixait, au contraire, sur la jeune fille, et il me parut ?vident qu'il ?tait tout ? la fois attir? par elle et repouss? par nous. Guiller l'appela de loin avec la familiarit? hardie qui lui semblait habituelle.
--Arrive donc, coureur de sentiers! cria-t-il en remuant les bras; ne vois-tu pas qu'on veut te parler?
Beuzec marcha encore plus lentement.
--Il faudrait un bout de filin ? trois noeuds pour lui faire comprendre le breton, objecta Sala?n.
Beuzec parut pr?s de s'arr?ter.
--Le meunier veut savoir si Judok est chez lui, dit alors Dinorah sans lever les yeux et en continuant ? filer.
Le vagabond ne r?pondit pas imm?diatement; il promena sur nous un regard scrutateur, puis r?pliqua:
--Il n'y a que ceux qui viennent de la Pointe qui peuvent le savoir.
--Et d'o? viens-tu donc? demanda Sala?n.
--Parbleu! d'o? il vient toujours, r?pondit Guiller, de la petite guerre. Ne voyez-vous pas qu'il a le bissac de picor?e sur l'?paule? Qu'as-tu maraud? aujourd'hui, voyons, pupille du diable; fruit ou racine, chair ou poisson?
Il fit un geste comme s'il e?t voulu porter la main sur la besace; mais un ?clair passa dans l'oeil du vagabond, et son b?ton de houx se releva lentement.
--Beuzec vient de la lande, dit la jeune fille en s'entremettant; je l'ai vu il y a une heure du c?t? des terriers.
--Est-ce qu'il se serait mis ? chasser comme les gentilshommes? demanda ironiquement Guiller.
--Pourquoi donc pas? dit le vagabond avec humeur.
--Et qu'as-tu fait de ton fusil et de ton chien? reprit le meunier.
A ces mots, il plongea la main dans la poche la plus profonde, et en retira un petit animal tr?s vif, de couleur sale, aux yeux enflamm?s et le museau humide de sang.
--Un furet! s'?cria Sala?n; je comprends ? cette heure pourquoi les messieurs du manoir se plaignent de ne plus trouver de lapins dans la garenne; c'est toi qui les braconnes avec ta vermine.
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