Read Ebook: Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 5) by La Harpe Jean Fran Ois De
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es gens parlent comme s'ils avaient ?t? nourris parmi nous.>> Alors jetant les yeux sur Mendez, qui ?tait ? c?t? du nauticor: <
>>Nous nous retir?mes avec une vive joie pour nous pr?parer au d?part. Trois jours apr?s, ? la sollicitation du nauticor, sa majest? nous envoya deux mille ta?ls, et nous remit aux ambassadeurs qu'il envoyait ? la cour d'Uzanguay, capitale de la Cochinchine. Enfin nous part?mes avec eux. George Mendez nous fit pr?sent de mille ta?ls; lib?ralit? qui ne pouvait l'appauvrir, parce qu'il en avait d?j? six mille de rente. Il nous accompagna pendant le premier jour de notre voyage, sans pouvoir retenir ses larmes lorsqu'il envisageait l'?ternel exil auquel il s'?tait condamn? volontairement.
>>?tant partis de Tuymicam le 9 mai 1545, nous arriv?mes le soir dans une ville nomm?e Guatypamear, c?l?bre par son universit?, o? nous f?mes trait?s fort civilement sous la protection des ambassadeurs. Le lendemain nous all?mes passer la nuit ? Puchanguim, petite ville, mais d?fendue par des foss?s tr?s-larges et par quantit? de tours et de boulevards. Nous nous rend?mes le troisi?me jour dans une ville plus consid?rable, qui se nommait Euxellu.
>>Cinq jours apr?s, n'ayant pas cess? de suivre la rivi?re, nous arriv?mes ? la porte d'un temple nomm? Singuafatur, pr?s duquel on voyait un enclos de plus d'une lieue de circuit, qui contenait cent soixante-quatre maisons longues et larges, ou plut?t autant de magasins remplis de t?tes de morts. Hors de ces ?difices, on avait form? de si grandes piles d'autres ossemens, qu'elles s'?levaient de plusieurs brasses au-dessus des toits. Un petit tertre qui s'?levait du c?t? du sud offrait une sorte de plate-forme o? l'on montait par neuf degr?s de fer, qui conduisaient ? quatre portes. La plate-forme servait comme de pi?destal ? la plus haute, la plus difforme et la plus ?pouvantable statue que l'imagination puisse se repr?senter, qui ?tait debout, mais adoss?e contre un donjon de forte pierre de taille. Elle ?tait de fer fondu. Sa difformit? n'emp?chait point qu'on ne remarqu?t beaucoup de proportion dans tous ses membres, ? l'exception de la t?te, qui paraissait trop petite pour un si grand corps. Ce monstre soutenait sur ses deux mains une prodigieuse boule de fer. Nous demand?mes ? l'ambassadeur de Tartarie l'explication d'un monument si bizarre. Il nous dit que ce personnage, dont, nous admirions la grandeur, ?tait le gardien des ossemens de tous les hommes, et qu'au dernier jour du monde o? les hommes devaient rena?tre, il nous rendrait ? chacun les m?mes os que nous avions eus pendant notre premi?re vie, parce que, les connaissant tous, il saurait distinguer ? quels corps ils auraient appartenu: mais qu'? ceux qui ne lui rendaient pas d'honneurs, et qui ne lui faisaient pas d'aum?nes sur la terre, il donnerait les os les plus pouris qu'il pourrait trouver, et m?me quelques os de moins, pour les rendre estropi?s ou tortus. Apr?s cette curieuse instruction, l'ambassadeur nous conseilla de laisser quelque aum?ne aux pr?tres, et se fit honneur de nous en donner l'exemple. Les fables qu'il nous avait racont?es excit?rent notre piti?; mais nous e?mes plus de foi pour son t?moignage lorsqu'on nous assura que les aum?nes qu'on faisait ? ce temple montaient chaque ann?e ? plus de deux cent mille ta?ls, sans y comprendre ce qui revenait des chapelles et d'autres fondations des principaux seigneurs du pays. Il ajouta que l'idole ?tait servie par un tr?s-grand nombre de pr?tres, auxquels on faisait des pr?sens continuels en leur demandant leurs pri?res pour les morts dont ils conservaient les ossemens; que ces pr?tres ne sortaient jamais de l'enclos sans la permission de leurs sup?rieurs, qu'ils nommaient chisangues; qu'il ne leur ?tait permis qu'une fois l'an de violer la chastet? ? laquelle ils s'?taient engag?s, et qu'il y avait aussi des femmes destin?es ? cet office; mais que, hors de leurs murs, ils pouvaient se livrer sans crime ? tous les plaisirs des sens.
>>Arriv?s ? Fanaugrem, chez le roi de Cochinchine, l'ambassadeur lui parla de nous suivant ses instructions. La pri?re qu'il lui fit au nom du khan, de nous accorder les moyens de retourner dans notre patrie, fut re?ue avec d'autant plus de bont?, qu'elle ne l'engageait qu'? nous faire conduire dans quelque port o? nous eussions l'esp?rance de trouver un vaisseau portugais. Nous f?mes avec lui le voyage d'Uzangay. Il arriva le neuvi?me jour ? Lingator, ville situ?e sur une large et profonde rivi?re, o? les vaisseaux se rassemblent en grand nombre. Son amusement dans cette route ?tait la chasse, surtout celle des oiseaux, que ses officiers tenaient pr?ts dans les lieux de son passage. Il s'arr?tait peu, et souvent il passait la nuit dans une tente qu'il se faisait dresser au milieu des bois. En arrivant ? la rivi?re de Baguetor, une des trois qui sortent du lac Famstir en Tartarie, il continua le voyage par eau jusqu'? Natibaso?, grande ville o? il descendit sans aucune pompe pour achever le reste du chemin par terre.
>>Pendant un mois entier que nous pass?mes dans cette ville, nous f?mes t?moins de quantit? de f?tes; mais ces r?jouissances barbares, et les offres par lesquelles on s'effor?a de nous retenir ? la cour ne nous firent pas manquer l'occasion d'un vaisseau qui partait pour les c?tes de la Chine, d'o? nous comptions pouvoir retourner facilement ? Malacca. Nous m?mes ? la voile le 12 janvier 1546, avec une extr?me satisfaction d'?tre ?chapp?s ? de si longues infortunes. Le n?coda, ou le capitaine de notre bord, avait ordre de nous traiter humainement et de favoriser toutes nos vues. Il employa sept jours ? sortir de la rivi?re, qui a plus d'une lieue de largeur, et qui s'allonge par un grand nombre de d?tours. Nous observ?mes sur ces deux rivi?res quantit? de grands bourgs et plusieurs belles villes. La somptuosit? des ?difices, surtout celle des temples, dont les clochers ?taient couverts d'or, et la multitude des vaisseaux et des barques qui paraissaient charg?s de toutes sortes de provisions et de marchandises, nous donn?rent une haute id?e de l'opulence du pays.
>>Nous sort?mes enfin de la rivi?re, et treize jours de navigation nous firent arriver ? l'?le de Sancian, o? les vaisseaux de Malacca rel?chaient souvent dans leur passage; mais les derniers ?taient partis depuis neuf jours. Il nous restait quelque esp?rance dans le port de Lampacan, qui n'est que sept lieues plus loin. Nous y trouv?mes en effet deux jonques mala?ennes, l'une de Lugor, et l'autre de Patane, dispos?es toutes deux ? nous prendre ? bord; mais nous ?tions Portugais, c'est-?-dire d'une nation dont le vice est d'abonder dans son sens, et d'?tre obstin?e dans ses opinions. Nos avis furent si partag?s lorsqu'il ?tait si n?cessaire pour nous d'?tre unis, que dans la chaleur de cette contrari?t? nous faill?mes nous entre-tuer. Le d?tail de notre querelle serait honteux. J'ajouterai seulement que le n?coda d'Uzanguay, frapp? de cet exc?s de barbarie, nous quitta fort indign?, sans vouloir se charger de nos messages ni de nos lettres, et protestant qu'il aimait beaucoup mieux que le roi lui f?t trancher la t?te que d'offenser le ciel par le moindre commerce avec nous. Notre mauvaise intelligence dura neuf jours, pendant lesquels les deux jonques, aussi effray?es que le n?coda, partirent apr?s avoir r?tract? leurs offres.
>>Notre sort fut de demeurer dans un lieu d?sert, o? le sentiment d'une mis?re pr?sente et la vue d'une infinit? de dangers eurent enfin le pouvoir de nous faire ouvrir les yeux sur notre folie. Dix-sept jours que nous avions d?j? pass?s sans secours commen?aient ? nous faire regarder cette ?le comme notre tombeau, lorsque la faveur du ciel y fit aborder un corsaire nomm? Samipocheca, qui cherchait une retraite apr?s avoir ?t? vaincu par une flotte chinoise. D'un grand nombre de vaisseaux, il ne lui en restait que deux, avec lesquels il s'?tait ?chapp?. La plupart de ses gens ?taient si couverts de blessures, qu'il fut oblig? de s'arr?ter pendant vingt jours ? Lampacan pour les r?tablir. Une cruelle n?cessit? nous for?a de prendre parti ? son service. Il mit cinq d'entre nous dans l'une de ses jonques, et trois dans l'autre.
>>Son intention ?tait de se rendre dans le port de Lailou, ? sept lieues de Chinchen et quatre-vingts de Lampacan. Nous commen??mes cette route avec un fort bon vent, et nous suiv?mes pendant neuf jours la c?te de Laman. Mais, vers la rivi?re du Sel, qui est ? cinq lieues de Chabaka?, nous f?mes attaqu?s par sept jonques, qui, dans un combat fort opini?tre, br?l?rent celle des deux n?tres o? le corsaire avait mis cinq Portugais. Nous ne d?mes notre salut nous-m?mes qu'au secours de la nuit et du vent. Ainsi, dans le plus triste ?tat nous f?mes voile devant nous pendant trois jours, ? la fin desquels un imp?tueux orage nous poussa vers l'?le de Lequios. Le corsaire, qui ?tait connu du roi et des habitans, remercia le ciel de lui avoir procur? cet asile. Cependant il ne lui fut pas possible d'y aborder, parce qu'il avait perdu son pilote dans le dernier combat. Apr?s vingt-sept jours de travail et de dangers, nous f?mes jet?s dans une anse inconnue, o? deux petites barques s'approch?rent aussit?t de notre jonque. Six hommes qui les montaient nous demand?rent ce qui nous avait amen?s dans leur ?le. Samipocheca les reconnut ? leur langue pour des Japonais; et, se faisant passer pour un marchand de la Chine qui cherchait l'occasion du commerce, il apprit d'eux que nous ?tions dans l'?le de Tanixuma.
>>Nous nous aper??mes effectivement que cette aventure nous attirait plus de consid?ration des Chinois, qui ne pensaient plus qu'? profiter de l'occasion pour r?parer leur vaisseau et pour se d?faire avantageusement de leurs marchandises. Ils nous pri?rent d'entretenir le nautaquin dans l'opinion qu'il avait de nous. Leurs bienfaits devaient r?pondre ? nos services. Nous descend?mes avec le n?coda et douze de ses gens. L'accueil que nous re??mes augmenta beaucoup leurs esp?rances. Tandis que les principaux marchands du pays traitaient avec eux pour leurs marchandises, le nautaquin nous prit dans sa maison, et recommen?a fort curieusement ? nous interroger sur tout ce que nous avions observ? dans nos voyages. Nous nous ?tions pr?par?s ? satisfaire son go?t, suivant le tour de ses demandes, plut?t qu'? nous assujettir fid?lement ? la v?rit?. Ainsi, lorsqu'il voulut savoir s'il ?tait vrai, comme il l'avait appris des Chinois et des Lequiens, que le Portugal ?tait plus riche et plus grand que l'empire de la Chine, nous lui accord?mes cette supposition. Lorsqu'il nous demanda si le roi de Portugal avait conquis la plus grande partie du monde, comme on l'avait assur?, nous le confirm?mes dans une id?e si glorieuse pour notre nation. Il nous dit aussi que le roi notre ma?tre avait la r?putation d'?tre si riche en or, qu'on lui attribuait deux mille maisons qui en ?taient remplies jusqu'au toit. ? cette folle imagination, nous r?pond?mes que nous ne savions pas exactement le nombre des maisons, parce que le royaume de Portugal ?tait si grand, si riche et si peupl?, que le d?nombrement de ses tr?sors et de ses habitans ?tait impossible. Apr?s deux heures d'un entretien de cette nature, le nautaquin se tourna vers ses gens, et leur dit avec admiration: <
>>Le n?coda, n'ayant pas fait difficult? de d?barquer toutes ses marchandises, profita fort heureusement, de notre faveur. Il nous avoua que, dans l'espace de peu de jours, un fonds d'environ deux mille cinq cents ta?ls en divers effets qui lui restaient de sa fortune lui en avait valu trente mille, et que toutes ses pertes ?taient r?par?es. Comme nous ?tions sans marchandises, et par cons?quent sans occupation, notre ressource, dans le temps que la curiosit? du nautaquin nous laissait libres, ?tait la chasse ou la p?che. Di?go-Zeimoto, l'un de mes deux compagnons, ?tait le seul des trois qui f?t arm? d'une arquebuse. Il s'?tait attach? ? la conserver soigneusement dans nos malheurs, parce qu'il s'en servait avec beaucoup d'adresse. Pendant les premiers jours on y avait fait d'autant moins d'attention, qu'il en avait fait peu d'usage, ou qu'il s'?cartait pour la chasse; et, ne nous figurant pas que cette arme f?t encore inconnue au Japon, il ne nous ?tait pas tomb? dans l'esprit qu'elle p?t nous faire un nouveau m?rite aux yeux des insulaires. Cependant, un jour que Zeimoto s'arr?ta dans un marais voisin de la ville, o? il avait remarqu? un grand nombre d'oiseaux de mer, et o? il avait tu? plusieurs canards, quelques habitans, qui ne connaissaient pas cette mani?re de tirer, en eurent tant d'?tonnement, que leur admiration alla bient?t jusqu'au nautaquin. Il s'occupait alors ? faire exercer quelques chevaux. Son impatience le fit courir aussit?t vers le marais, d'o? il vit revenir Zeimoto, son arquebuse sur l'?paule, accompagn? de deux Chinois qui portaient leur charge de gibier. Il avait eu peine ? comprendre les merveilles qu'on lui avait annonc?es, et la vue d'une sorte de b?ton qu'il voyait porter au Portugais ne suffisait pas pour l'en ?claircir. Lorsque Zeimoto eut tir? devant lui deux ou trois coups, qui firent tomber autant d'oiseaux, il parut d'abord effray?, et dans sa premi?re surprise il attribua ce prodige ? quelque pouvoir surnaturel. Mais, apr?s avoir entendu que c'?tait un art de l'Europe, qui d?pendait du secret de la poudre, il tomba dans un exc?s de joie et d'admiration qui ne peut ?tre repr?sent? que par ses effets. Il embrassa Zeimoto avec transport; il le fit monter en croupe derri?re lui; et, retournant ? la ville dans cet ?tat, il se fit pr?c?der de quatre huissiers qui portaient des b?tons ferr?s par le bout, et qui criaient par son ordre au peuple, dont la foule ?tait infinie: <
>>Je demeurai assez loin derri?re avec Christophe Borralho, qui ?tait le troisi?me Portugais, tous deux dans la surprise d'un ?v?nement si singulier. Le nautaquin, ?tant arriv? au palais, prit Zeimoto par la main, le conduisit dans sa chambre, le fit asseoir ? sa table; et pour le combler d'honneur, il ordonna que la nuit suivante on le f?t coucher dans un appartement voisin du sien. Nous particip?mes ? cette faveur par les caresses et les bienfaits que nous re??mes aussi du prince et des habitans.
>>Zeimoto crut ne pouvoir mieux s'acquitter d'une partie de ces distinctions qu'en faisant pr?sent de son arquebuse au nautaquin. Il choisit pour ce t?moignage de reconnaissance un jour qu'il revenait de la chasse; apr?s avoir tu? quantit? de colombes et de tourterelles, il lui offrit cet instrument qui lui donnait cet empire sur leur vie. Le prince lui fit compter sur-le-champ mille ta?ls; mais il le pria de lui apprendre ? faire de la poudre, sans quoi l'arquebuse n'?tait qu'une pi?ce de fer inutile.
>>Nous avions d?j? pass? vingt-trois jours dans l'?le de Tanixuma, lorsqu'on avertit le nautaquin de l'arriv?e d'un vaisseau du roi de Bungo, qui apportait avec plusieurs marchands un vieillard respectable auquel il se h?ta de donner audience. Nous ?tions pr?sens ? cette c?r?monie. Le vieillard, s'?tant mis ? genoux devant lui, avec quelques discours que nous ne p?mes entendre, lui offrit une lettre et un coutelas garni d'or. La lecture de cette lettre parut causer quelque embarras au nautaquin. Apr?s avoir cong?di? celui qui l'avait apport?e, il nous fit approcher de lui: <
>>Le nautaquin nous dit apr?s cette explication que le roi de Bungo ?tait non-seulement son oncle maternel, mais son p?re m?me, parce qu'il l'?tait de sa femme; et que, dans la passion qu'il avait de l'obliger, il conjurait l'un de nous d'entreprendre un voyage court et peu p?nible; mais qu'il ne souhaitait pas que ce f?t Zeimoto, qu'il avait adopt? pour son parent, et dont l'?loignement le chagrinerait beaucoup avant qu'il e?t appris de lui ? tirer de l'arquebuse. Une invitation si douce et si polie nous p?n?tra de reconnaissance, Borralho et moi. Nous lui abandonn?mes le choix de celui des deux qu'il jugeait le plus convenable ? ses vues. Il ne se d?termina pas tout d'un coup; mais, apr?s quelques momens de r?flexion, il me nomma comme le plus gai, et par cons?quent le plus propre au commerce des Japonais, qui ont naturellement l'humeur vive. <
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< < < < < < < < < < < >>Trois jours apr?s nous par?mes devant le broquen, dans une grande salle o? nous le trouv?mes assis sous un dais fort riche, environn? de six huissiers avec leurs masses, et de plusieurs gardes qui portaient de longues pertuisanes damasquin?es d'or et d'argent. Il nous fit diverses questions auxquelles nous r?pond?mes avec autant de bonne foi que d'humilit?. Notre infortune le toucha si vivement, malgr? quelques apparences de s?v?rit?, qu'ayant recueilli nos r?ponses, il y m?la des r?flexions favorables, par lesquelles il combattit les fausses id?es que quelques Chinois avaient fait prendre de nous. Cependant nous continu?mes d'?tre resserr?s pendant deux mois. Le roi, faisant gloire de son z?le pour la justice, envoya secr?tement un homme de confiance, qui, prenant avec nous la qualit? de marchand ?tranger, employa beaucoup d'adresse ? nous faire confesser notre profession, et la v?rit? de nos desseins. Mais nos explications furent si simples et les t?moignages de notre douleur si naturels, que cet espion en parut attendri jusqu'? nous faire un pr?sent de trente ta?ls et de six sacs de riz. Il y a beaucoup d'apparence qu'il en avait re?u l'ordre du roi; et nous appr?mes du ge?lier que ce prince ?tait r?solu de nous rendre la libert?. >>Nous ?tions dans cette douce esp?rance lorsque l'arriv?e d'un corsaire chinois, ? qui le roi donnait une retraite dans son ?le, ? condition d'entrer en partage du butin, nous replongea dans un horrible danger. C'?tait un des plus grands ennemis de notre nation, depuis un combat que les Portugais lui avaient livr? au port de Laman, et dans lequel ils lui avaient br?l? deux jonques. La faveur dont il jouissait, non-seulement ? la cour de Lequios, mais dans l'?le enti?re, o? ses brigandages faisaient entrer continuellement de nouvelles richesses, disposa le roi et ses sujets ? recevoir les inspirations de sa haine. Aussit?t qu'il eut appris notre malheur et qu'on pensait ? nous renvoyer absous, il nous chargea des plus noires accusations. Les Portugais ?taient des espions qui venaient observer les forces d'un pays sous le voile du commerce, et qui profitaient de leurs lumi?res pour passer tous les habitans au fil de l'?p?e. Ces discours r?pandus sans m?nagement, et confirm?s avec audace, firent tant d'impression sur l'esprit du roi, qu'apr?s avoir r?voqu? les ordres qu'il avait d?j? donn?s en notre faveur, il nous condamna, sur de nouvelles instructions, au supplice des tra?tres, c'est-?-dire ? nous voir d?membr?s en quatre quartiers, qui devaient ?tre expos?s dans les places publiques. Cette sentence, qu'il porta sans nous avoir entendus, fut envoy?e au broquen, avec ordre de l'ex?cuter dans quatre jours. Elle p?n?tra aussit?t jusqu'? nous, et dans la consternation d'un sort si d?plorable, nous ne pens?mes qu'? nous disposer ? la mort. >>Si j'ai quelquefois donn? le nom de miracles aux secours que j'ai re?us du ciel dans l'extr?mit? du danger, c'est ici que je dois faire admirer le plus ?clatant de ses bienfaits. De plusieurs Portugaises qui avaient trouv? la fin de leur mis?rable vie depuis notre naufrage, il en restait une, femme d'un pilote qui ?tait prisonnier avec nous, et m?re de deux enfans qu'une malheureuse tendresse lui avait fait prendre ? bord. Un sentiment de piti? pour elle et pour deux innocens avait port? une dame de la ville ? la loger dans sa maison, et cet asile ?tait devenu pour nous une source de bienfaits, que nous avions partag?s continuellement avec son mari. On lui apprit notre malheur; elle fut si frapp?e de cette nouvelle, qu'?tant tomb?e sans connaissance, elle demeura long-temps comme insensible; mais, rappelant ses esprits, elle se d?chira si cruellement le visage avec les ongles, que ses joues se couvrirent de sang. Ce spectacle attira toutes les femmes de la ville, et la compassion devint un sentiment g?n?ral. Apr?s quelques d?lib?rations, elles convinrent d'?crire une lettre en commun ? la reine, m?re du roi, pour lui repr?senter que nous ?tions condamn?s sans preuves et sur la simple foi d'un ennemi. Elles lui rendaient compte de notre v?ritable histoire, et des raisons qui portaient le corsaire ? la vengeance. L'aventure de la Portugaise, sa situation et celle de ses enfans, ne furent pas oubli?es. Cette lettre, sign?e de cent femmes, les principales de la ville, fut envoy?e par la fille du mandarin de Comanilau, gouverneur de l'?le de Banca, qui est au sud de Lequios. On fit tomber le choix sur elle, parce qu'elle ?tait ni?ce de la premi?re dame d'honneur de la reine. Elle partit pour Bintor, o? le roi faisait sa r?sidence, ? six lieues de Pungor, accompagn?e de deux de ses fr?res et de plusieurs gentilshommes de la premi?re distinction. >>Nous f?mes avertis du secours que la Providence nous avait donn?, et nous ne cess?mes point de prier le ciel pour le succ?s d'un voyage auquel notre vie ou notre mort ?taient attach?es. Le roi se laissa fl?chir ? l'occasion d'un songe qui l'avait dispos? ? recevoir les sollicitations de la reine-m?re. Les lettres de gr?ces arriv?rent ? Pungor le jour marqu? pour le supplice. Elles nous furent apport?es par le broquen m?me, qui avait toujours g?mi de l'injustice de notre sentence, et qui parut presque aussi sensible que nous ? cette heureuse r?volution. Il nous mena dans son propre palais, o? toutes les dames de la ville vinrent se r?jouir de leur ouvrage, et s'en crurent bien pay?es par nos remerc?mens. Pendant quarante-six jours que nous pass?mes encore dans l'?le pour attendre l'occasion de la quitter, elles se disput?rent le plaisir de nous traiter dans leurs maisons, et nous y re??mes tout ce dont nous avions besoin avec tant d'abondance, que nous emport?mes chacun la valeur de cent ducats. La Portugaise, qui m?ritait le premier rang dans notre reconnaissance, en eut plus de mille, accompagn?s d'une infinit? de pr?sens qui d?dommag?rent son mari de toutes ses pertes. Enfin le broquen nous fit obtenir place dans une jonque chinoise qui partait pour Liampo, apr?s avoir fait donner au capitaine des cautions pour notre s?ret?. >>En arrivant ? Liampo, nous trouv?mes les Portugais de cette ville dans l'affliction de leur perte. Nous ?tions le malheureux reste de leur flotte. Cette consid?ration nous attira beaucoup de caresses. Divers n?gocians m'offrirent de l'emploi dans leurs comptoirs ou dans leurs jonques; mais j'?tais rappel? par mes d?sirs ? Malacca, o? j'esp?rais que mon exp?rience me tiendrait lieu de m?rite, et ferait employer mes services avec plus de distinction. Je m'embarquai dans le navire d'un Portugais nomm? Tristan de Goa. Notre navigation fut heureuse. Je m'applaudis extr?mement de mon retour en apprenant que don P?dro Faria commandait encore ? Malacca. Le d?sir qu'il avait toujours eu de contribuer ? ma fortune, ?chauff? par la m?moire du brave Antonio Faria son parent, et par le r?cit de nos aventures, lui fit chercher l'occasion de m'occuper utilement avant que le terme de son gouvernement f?t expir?. >>Il me proposa d'entreprendre le voyage de Martaban, d'o? l'on tirait alors de grands avantages, dans la jonque d'un n?coda mahom?tan, nomm? Mahmoud, qui avait ses femmes et ses enfans ? Malacca. Outre les profits que je pouvais esp?rer du commerce, je me trouvai charg? de trois commissions importantes: l'une de conclure un trait? d'amiti? avec Chamba?nha, roi de Martaban, dont nous avions beaucoup d'utilit? ? tirer pour les provisions de notre forteresse; la seconde, de rappeler Lancerot Guerreyra, qui croisait alors avec cent hommes dans quatre fustes sur la c?te de T?nasserim, et dont le secours ?tait n?cessaire aux Portugais de Malacca, qui se croyaient menac?s par le roi d'Achem; la troisi?me de donner avis de cette crainte aux navires de Bengale pour leur faire h?ter leur d?part et leur navigation. Je m'engageai volontiers ? l'ex?cution de ces trois ordres, et je partis un mercredi 9 de janvier. Le vent nous favorisa jusqu'? Poulo-Pracelar, o? le pilote fut quelque temps arr?t? par la difficult? de passer les bancs qui traversent tout ce canal jusqu'? l'?le de Sumatra. Nous n'en sort?mes qu'avec beaucoup de peine pour nous avancer vers les ?les de Sambillon, o? je me mis dans une barque fort bien ?quip?e, qui me servit pendant douze jours ? visiter toute la c?te des Malais, dans l'espace de cent trente lieues jusqu'? Jonsala. J'entrai dans les rivi?res de Barruhas, de Salangar, de Panagim, de Queda, de Parl?s, de Pandan, sans y apprendre aucune nouvelle des ennemis de notre nation. Mahmoud, que je rejoignis apr?s cette course, nous fit continuer la m?me route pendant neuf jours, et le vingt-troisi?me de notre voyage, il se trouva forc? de mouiller dans la petite ?le de Pisanduray, pour s'y faire un c?ble. Nous y descend?mes dans la seule vue de h?ter cet ouvrage. Son fils m'ayant propos? d'essayer si nous pourrions tuer quelques cerfs, dont le nombre est fort grand dans cette ?le, je pris une arquebuse, et je m'enfon?ai dans un bois avec lui. Nous n'e?mes pas fait cent pas que nous d?couvr?mes plusieurs sangliers qui fouillaient la terre; et nous en ?tant approch?s ? la faveur des branches, nous en abatt?mes deux. La joie de cette rencontre nous fit courir vers eux sans pr?caution. Mais notre horreur fut ?gale ? notre surprise lorsque, dans le lieu m?me o? ils avaient fouill?, nous aper??mes douze corps humains qui avaient ?t? d?terr?s, et quelques autres ? demi mang?s. L'exc?s de la puanteur nous for?a de nous retirer, et le jeune Maure jugea seulement que nous devions avertir son p?re, dans la crainte qu'il n'y e?t autour de l'?le quelque corsaire qui pouvait fondre sur nous et nous ?gorger sans r?sistance, comme il ?tait arriv? mille fois ? des marchands par la n?gligence des capitaines. Le vieux n?coda ?tait homme prudent: il envoya faire aussit?t la ronde dans toutes les parties de l'?le. Il fit embarquer les femmes et les enfans, avec le linge ? demi-lav?, pendant qu'avec une escorte de quarante hommes arm?s d'arquebuses et de lances, il alla droit o? nous avions trouv? les corps. La puanteur ne lui permit pas d'en approcher; mais un sentiment de compassion lui fit ordonner ? ses gens d'ouvrir une grande fosse pour leur donner la s?pulture. En leur rendant ce dernier devoir, on aper?ut aux uns des poignards garnis d'or, aux autres des bracelets de m?me m?tal. Mahmoud, p?n?trant aussit?t la v?rit?, me conseilla de d?p?cher sur-le-champ ma barque au gouverneur de Malacca pour lui apprendre que ces morts ?taient des Ach?mois qui avaient ?t? d?faits vraisemblablement pr?s de T?nasserim, dans la guerre qu'ils avaient faite au roi de Siam. Il m'expliqua les raisons qu'il attachait ? cette id?e. Ceux, me dit-il, auxquels vous apercevez des bracelets d'or sont infailliblement des officiers d'Achem, dont l'usage est de se faire ensevelir avec tous les ornemens qu'ils avaient dans le combat; et, pour ne m'en laisser aucun doute, il fit d?terrer jusqu'? trente-sept cadavres auxquels on trouva seize bracelets d'or, douze poignards fort riches et plusieurs bagues. Nous concl?mes qu'apr?s leur d?faite les Ach?mois ?taient venus enterrer leurs capitaines dans l'?le de Pizanduray. Ainsi le hasard nous fit trouver un butin de plus de mille ducats, dont Mahmoud se saisit, sans y comprendre ce que ses gens eurent l'adresse de d?tourner. ? la v?rit?, il le paya fort cher par les maladies que l'infection r?pandit dans son ?quipage, et qui lui enlev?rent quelques-uns de ses plus braves soldats. Pour moi, je me h?tai de faire partir ma barque pour informer don Pedro Faria de la route que j'avais suivie, et des conjectures du n?coda. >>Avec ce nouveau motif de confiance, nous rem?mes plus librement ? la voile vers T?nasserim, o? j'avais ordre de chercher plus particuli?rement Lancerot Guerreyra. Nous pass?mes ? la vue d'une petite ?le nomm?e Poulo-hintor, d'o? nous v?mes venir une barque qui portait six hommes pauvrement v?tus. Ils nous salu?rent avec des t?moignages d'amiti? auxquels nous r?pond?mes par les m?mes signes; ensuite ils demand?rent s'il y avait quelques Portugais parmi nous. Le n?coda leur ayant r?pondu qu'il y en avait plusieurs ? bord, ils parurent se d?fier d'un mahom?tan, et leur chef le pria de leur en faire voir un ou deux sur le tillac. Je ne fis pas difficult? de me montrer. Ils n'eurent pas plus t?t reconnu l'habit de ma nation, qu'?tant pass?s dans la jonque avec de vives marques de joie, ils me pr?sent?rent une lettre que le chef me pria de lire avant toute autre explication. Elle ?tait sign?e de plus de cinquante Portugais, entre lesquels ?taient les noms de Guerreyra et des trois capitaines de son escadre. Ils assuraient tous les Portugais qui liraient cet ?crit: < >>Je fis au roi d'Hintor quelques offres de ma personne; car mon pouvoir ?tait fort born? pour d'autres secours. Cependant, apr?s m'avoir appris qu'un de ses sujets mahom?tans l'avait chass? du tr?ne et r?duit ? la mis?re dont j'?tais t?moin, il me jura que sa disgr?ce n'?tait venue que de son attachement pour le christianisme et de son affection pour les Portugais. Quelques braves chr?tiens, ajouta-t-il, auraient suffi pour le r?tablir dans ses petits ?tats, surtout depuis que le tyran se croyait si bien affermi dans son usurpation, qu'il n'avait pas plus de trente hommes pour sa garde. Ce r?cit n'ayant pu lui procurer de moi que des voeux impuissans, il r?duisit les siens ? me prier de le prendre avec moi, dans la seule vue de mettre du moins son salut ? couvert; et pour r?compense, il m'offrit de me servir le reste de ses jours en qualit? d'esclave. >>Mon coeur ne r?sista point ? ce discours. Je lui recommandai de ne pas faire conna?tre sa religion devant le n?coda, qui ?tait mahom?tan comme son ennemi; et m'?tant inform? de toutes les circonstances qui pouvaient faciliter un dessein que le ciel m'inspira, je repr?sentai si vivement ? Mahmoud combien il lui serait glorieux de r?tablir un prince infortun?, et quel m?rite il se ferait aux yeux du gouverneur en servant un ami des Portugais, qu'il ne m'opposa que les difficult?s d'une si grande entreprise. J'?tais arm? contre cette objection. D'ailleurs son fils, qui avait ?t? nourri parmi les Portugais de Malacca, s'offrit ? v?rifier par ses yeux les forces de l'usurpateur. Nous dispos?mes Mahmoud ? faire une descente avec toutes les siennes, qui consistaient en quatre-vingts hommes bien arm?s. >>Cette exp?dition n'ayant co?t? qu'un peu de poudre au n?coda, nous rentr?mes dans notre jonque pour faire voile vers T?nasserim, o? je me promettais de rencontrer Guerreyra et son escadre. Il y avait d?j? cinq jours que nous tenions cette route, lorsque nous d?couvr?mes un petit b?timent que nous pr?mes d'abord pour une barque de p?cheurs. Il ne s'?loignait pas, et nous profit?mes de l'avantage du vent pour le joindre. Notre dessein ?tait de prendre langue sur les ?v?nemens, et de nous assurer de la distance des ports. Mais nous ?tant approch?s ? la port?e de la voix, et ne voyant personne qui se pr?sent?t pour nous r?pondre, nous y envoy?mes une chaloupe avec ordre d'employer la force. Elle n'eut pas de peine ? remorquer une tr?s-petite barque qui paraissait abandonn?e aux flots. Nous y trouv?mes cinq Portugais; deux morts et trois vivans, avec un coffre et trois sacs remplis de tangues et de larins, qui sont des monnaies d'argent du pays, un paquet de tasses et d'aigui?res d'argent, et deux grands bassins de m?me m?tal. Apr?s avoir pris un ?tat de toutes ces richesses, et les avoir d?pos?es entre les mains du n?coda, je fis passer les trois Portugais dans la jonque; mais, quoiqu'ils eussent la force de monter ? bord et de recevoir mes bons traitemens, je les gardai deux jours entiers sans en pouvoir tirer un seul mot. Enfin, la bont? des alimens les ayant fait sortir de cette esp?ce de stupidit?, ils se trouv?rent en ?tat de m'expliquer la cause de cet accident. L'un ?tait Christophe Doria, qui fut nomm? dans la suite au gouvernement de San-Thom?; un autre se nommait Louis Taborda, et le troisi?me Simon de Brito, tous gens d'honneur; et connus par le succ?s de leur commerce, qui ?taient partis de Goa dans le vaisseau de Georges Manhez pour se rendre au port de Chatigam. Ils s'?taient perdus au banc de Rakan par la n?gligence de la garde. De quatre-vingt-trois personnes qui ?taient ? bord, dix-sept s'?taient jet?es dans une petite barque. Ils avaient continu? leur route le long de la c?te, avec l'esp?rance de s'avancer jusqu'? la rivi?re de Cosmin, au royaume de P?gou, et d'y rencontrer le vaisseau de la gomme laque du roi, ou quelque marchand qui retournerait aux Indes. Mais ils avaient ?t? surpris par un vent d'ouest, qui dans l'espace d'une nuit leur avait fait perdre la terre de vue. Ainsi, se trouvant en pleine mer sans voiles, sans rames, et sans aucune connaissance des vents, ils avaient pass? seize jours dans cette situation, avec le secours de quelques vivres qu'ils avaient sauv?s. L'eau leur avait manqu?. Cette privation, d'autant plus dangereuse qu'il leur restait encore de quoi satisfaire leur faim, en avait fait p?rir douze, que les autres avaient jet?s successivement dans les flots. Enfin les trois qui ?taient demeur?s vivans n'avaient pas eu la force de rendre le m?me service aux derniers morts. >>Nous continu?mes heureusement notre navigation jusqu'? T?nasserim, d'o? nous pr?mes par Touay, Merguim, Juncay, Pullo, Camude et Vagarru, sans y rencontrer les cent Portugais que j'avais ordre de chercher. Cependant j'appris avec joie, dans cette derni?re place, qu'ils avaient battu quinze fustes d'Achem; et je crus les conjectures de Mahmoud bien confirm?es. Le bruit s'?tait r?pandu que la ville de Martaban ?tait assi?g?e par le roi de Brama avec une arm?e de sept cent mille hommes, et que Guerreyra s'?tait engag? au service de Chamba?na, avec ses quatre fustes et tous les Portugais qu'il avait pu rassembler. Quoique cette nouvelle me par?t encore incertaine, je ne balan?ai point ? faire tourner mes voiles vers Martaban, dans l'esp?rance du moins de recevoir des informations plus s?res aux environs de cette ville. Neuf jours nous firent arriver ? la barre: il ?tait deux heures de nuit. Apr?s avoir jet? l'ancre dans une profonde tranquillit?, nous entend?mes plusieurs coups d'artillerie qui commenc?rent ? nous causer de l'inqui?tude. Mahmoud fit assembler le conseil. On conclut qu'il y avait peu de danger ? s'avancer prudemment dans la rivi?re. Nous doubl?mes ? la pointe du jour le cap de Mounay, d'o? nous d?couvr?mes la ville de Martaban. >>Elle nous parut environn?e d'un grand nombre de gens de guerre, et les rives ?taient bord?es d'une multitude infinie de b?timens ? rames. Nous ne vogu?mes pas moins jusqu'au port, o? nous entr?mes avec beaucoup de pr?caution. Le n?coda donna les signes ordinaires de paix et de commerce. Nous v?mes bient?t venir ? nous un vaisseau fort bien ?quip?, qui portait six Portugais, dont la vue nous causa beaucoup de joie. Ils nous apprirent que l'arm?e du roi de Brama ?tait r?ellement compos?e de sept cent mille hommes qu'il avait amen?s dans une flotte de mille sept cents navires ? rames, entre lesquels on comptait cent gal?res; que les Portugais, ayant promis leurs services au roi de Martaban, avaient abandonn? ses int?r?ts par des raisons qui n'?taient connues de leur chef, et qu'ils avaient pris parti pour le roi de Brama; qu'ils ?taient au nombre de sept cents sous les ordres de Jean Cayero; qu'entre les principaux officiers je trouverais Lancerot Guerreyra et ses trois capitaines, et qu'?tant charg? des ordres de don Pedro Faria, je ne devais attendre d'eux que des civilit?s et des caresses; qu'? l'?gard des Ach?mois, dont le gouverneur de Malacca se croyait menac?, sa crainte n'?tant fond?e que sur le d?part de cent trente vaisseaux qui ?taient venus d'Achem sous la conduite de Bijaya Sora, roi de Pedir, ils m'assuraient que cette redoutable flotte avait ?t? d?faite par l'arm?e de Sornau, avec perte de soixante-dix b?timens et de six mille hommes, sans compter la ruine de quinze fustes qui ?taient tomb?es entre les mains de Guerreyra; que dix ans ne suffiraient pas aux Ach?mois pour r?parer leur disgr?ce; enfin que Malacca ?tait sans danger, et que les troupes portugaises ?taient inutiles au gouverneur. >>Je me rendis ? terre pour recevoir les m?mes explications de Cayero. Il ?tait retranch? ? quelque distance de la ville, sans aucune communication avec les assi?g?s, mais sans trait? avec leurs ennemis, c'est-?-dire moins en apparence pour prendre part aux ?v?nemens que pour les observer. Je lui pr?sentai l'ordre du gouverneur. Il me tint le m?me langage. Je le priai de m'en donner une d?claration par ?crit. Les circonstances n'offrant rien qui d?t m'arr?ter, j'attendis le d?part du n?coda, qui profitait habilement de l'occasion pour exercer un commerce avantageux dans les deux camps. Son d?lai, qui dura quarante-six jours, me rendit t?moin d'une horrible catastrophe. >>Il y avait d?j? plusieurs mois que le si?ge de Martaban ?tait pouss? avec beaucoup de vigueur. Les assi?g?s s'?taient d?fendus courageusement; mais, n'ayant re?u aucun secours, ils se trouvaient si affaiblis par le fer, par la faim et par les maladies, que, de cent trente mille soldats qu'on avait compt?s dans la ville, et qui faisaient les principales forces du royaume, il n'en restait que cinq mille. Le roi, ne prenant plus conseil que de son d?sespoir, fit faire successivement trois propositions ? l'ennemi. Il lui offrit d'abord, pour l'engager ? lever le si?ge, trente mille bisses d'argent, qui valaient un million d'or, et soixante mille ducats de tribut annuel. Cette tentative ayant ?t? rejet?e, il proposa de sortir de la ville, ? la seule condition de se retirer librement dans deux vaisseaux avec sa femme et ses enfans. Le roi de Brama, qui en voulait non-seulement ? ses tr?sors, mais ? sa personne, ne parut pas plus sensible ? cette offre. Enfin le malheureux Chamba?na proposa, pour sa libert? et celle de sa famille, de lui abandonner sa couronne et le tr?sor du roi son pr?d?cesseur, qu'on faisait monter ? trois millions d'or. Cette promesse n'ayant pas ?t? mieux re?ue, il perdit toute esp?rance de composition avec un ennemi si cruel. Les Portugais devinrent son unique ressource, du moins pour se garantir du danger qui le mena?ait personnellement. Il leur d?p?cha un homme de leur nation, nomm? Paul de Seixas, qui ?tait attach? depuis long-temps ? sa cour, avec une lettre pour Cayero, dans laquelle il offrait de soumettre ses ?tats au roi de Portugal, et de lui livrer la moiti? de ses tr?sors. Mais l'envie des principaux Portugais du conseil, qui s'imagin?rent que Cayero profiterait seul des richesses de ce prince, sinon en les faisant passer dans ses coffres, du moins en les portant seul au roi de Portugal, qui ferait tomber sur lui toutes ses r?compenses, et qui lui prodiguerait les comt?s et les marquisats, ou qui croirait ne pouvoir s'acquitter parfaitement, s'il ne le nommait vice-roi des Indes, fit manquer une si belle occasion d'enrichir Lisbonne des d?pouilles de Martaban. Ces perfides conseillers repr?sent?rent combien il ?tait dangereux d'offenser le roi de Brama, qui pourrait employer tout d'un coup sept cent mille hommes ? sa vengeance contre une poign?e de Portugais. Ils d?clar?rent m?me ? Cayero, que, s'il n'abandonnait la pens?e d'assister le roi de Martaban, ils se croiraient oblig?s, pour leur propre s?ret?, d'en avertir le vainqueur, et de sauver par cette voie les meilleures troupes que le roi de Portugal e?t aux Indes. >>Cayero, forc? de renvoyer Seixas avec un refus, ?crivit une lettre civile ? Chamba?na pour se justifier par de faibles excuses. Nous appr?mes que ce malheureux prince, dans la douleur de perdre une ressource qu'il avait r?serv?e pour la derni?re, ?tait tomb? sans connaissance apr?s avoir lu cette r?ponse, et qu'en revenant ? lui, il s'?tait frapp? plusieurs fois le visage, avec les regrets les plus touchans de sa mis?rable fortune et des plaintes am?res de l'ingratitude des Portugais. Il eut la g?n?rosit? de cong?dier Seixas, en l'exhortant ? chercher un protecteur plus heureux, et ce ne fut pas sans lui avoir fait de riches pr?sens. Il lui laissa aussi la libert? d'emmener une jeune et belle fille de sa cour, dont il avait eu deux enfans, et qu'il ?pousa depuis ? Coromandel. Seixas revint au camp cinq jours apr?s, et nous attendrit beaucoup par ce r?cit. >>Chamba?na connut qu'il ne lui restait plus d'esp?rance. Il rassembla tous ses officiers; et dans ce conseil g?n?ral, on prit la r?solution de donner la mort ? tous les ?tres vivans qui n'?taient pas capables de combattre, et de faire un sacrifice de ce sang ? Qua?-Nivandel, dieu des batailles. On devait jeter ensuite dans la mer tous les tr?sors du roi, et mettre le feu ? la ville. Apr?s ces trois ex?cutions, ceux qui se trouvaient en ?tat de porter les armes ?taient d?termin?s ? fondre sur les ennemis pour chercher la mort, ou pour s'ouvrir un passage. Mais un des trois g?n?raux de l'?tat, pr?f?rant l'opprobre ? cette glorieuse fin, se jeta la nuit suivante avec quatre mille hommes dans le camp des Bramas. Le reste des troupes, qui ne montait pas ? deux mille, parut si d?courag? par cette d?sertion, que, dans la crainte de voir ouvrir les portes de la ville ou d'?tre livr? ? l'ennemi, Chamba?na prit enfin le parti de se rendre volontairement. >>Le lendemain ? six heures du matin, nous v?mes para?tre sur les murs un ?tendard blanc, qui fut regard? comme le signe de la soumission. Un homme ? cheval s'approcha des portes. On lui demanda les sauf-conduits ordinaires. Ils furent envoy?s sur-le-champ par deux officiers bramas qui demeur?rent en otages dans la ville. Alors Chamba?na fit porter ? son ennemi, par un pr?tre ?g? de quatre-vingts ans, une lettre ?crite de sa propre main. Elle contenait l'offre de s'abandonner ? sa cl?mence avec sa femme, ses enfans, son royaume et tous ses tr?sors, sans autre condition que la libert? de passer le reste de sa vie dans un clo?tre. Le roi de Brama r?pondit aussit?t par une autre lettre qu'il oubliait les offenses pass?es, et que son dessein ?tait d'accorder au roi de Martaban un ?tat et des revenus dont il serait satisfait. Cette promesse n'?tait qu'une trahison. Cependant elle fut publi?e dans le camp avec beaucoup de r?jouissances. >>D?s le lendemain on vit briller tous les pr?paratifs du triomphe. Le roi fit dresser dans son quartier quatre-vingt-six tentes d'une richesse admirable, dont chacune fut environn?e de trente ?l?phans. Toute l'arm?e fut rang?e dans un fort bel ordre; et les ?trangers ayant ?t? avertis de prendre les postes qui leur seraient assign?s, Cayero ne put se dispenser d'en accepter un avec tous ses Portugais. Il se trouva plac? ? l'avant-garde, qui n'?tait pas ?loign?e de la porte par laquelle Chamba?na devait sortir. On comptait plus de quarante nations qui ?taient rang?es successivement depuis ce lieu jusqu'au quartier du roi, derri?re lequel tous les Bramas s'?taient rang?s pour sa garde. >>Un coup de canon qu'on tira vers midi fut le signal auquel nous v?mes ouvrir les portes de la ville. Trois cents ?l?phans arm?s commenc?rent la marche: ils ?taient suivis d'une partie des d?tachements bramas qui avaient ?t? envoy?s la veille pour prendre possession des principaux postes; ensuite venaient tous les seigneurs qui s'?taient trouv?s dans la ville, et qui partageaient l'infortune de leur ma?tre. Huit ou dix pas apr?s eux, on voyait le raulin de Mouna?, ce pr?tre qui avait apport? au camp la soumission de Chamba?na. Il ?tait chef de tous les autres pr?tres, et pontife supr?me de la nation. Imm?diatement apr?s lui, on portait dans une liti?re Nha?-Canatou, fille du roi de P?gou, que les Bramas avaient d?pouill? aussi de ses ?tats, et femme de Chamba?na. Elle avait pr?s d'elle quatre petits enfans, deux gar?ons et deux filles, dont le plus ?g? n'avait pas plus de sept ans. Sa liti?re ?tait environn?e de trente ou quarante femmes, le visage pench? vers la terre, et les larmes aux yeux. On voyait ensuite certains moines du pays qui vont pieds nus et la t?te d?couverte. Ils tenaient en main une sorte de chapelet, et, marchant en fort bon ordre, ils r?citaient d?votement leurs pri?res. Quelques-uns aussi s'employaient ? consoler les femmes, et leur jetaient de l'eau sur le visage lorsqu'elles manquaient de force. Ce spectacle, qui se renouvelait souvent, aurait attendri des coeurs plus durs que le mien. Une garde de gens de pied venait apr?s les femmes et les moines. Cinq cents Bramas suivaient ? cheval pour servir de gardes ? Chamba?na, qui marchait au milieu d'eux sur un petit ?l?phant. >>Il avait demand? le plus petit, comme un symbole de son m?pris pour le monde, et de la pauvret? dans laquelle il se proposait de passer le reste de sa vie. Il ?tait v?tu d'une assez longue robe de velours noir, pour marquer son deuil; sa barbe, ses cheveux et ses sourcils ?taient ras?s, et, dans le vif sentiment de son infortune, il s'?tait fait mettre une corde au cou, pour se pr?senter au vainqueur avec cette marque d'humiliation; il portait sur son visage l'impression d'une si profonde tristesse, qu'il ?tait impossible de le voir sans verser des larmes. Son ?ge ?tait d'environ soixante-deux ans; il avait la taille haute, l'air grave et s?v?re, et le regard d'un prince g?n?reux. >>Aussit?t qu'il fut entr? dans une grande place, qui ?tait devant la porte de la ville, il s'?leva un si grand cri des femmes, des enfans et des vieillards qui s'?taient rassembl?s dans ce lieu pour le voir passer, qu'on les aurait crus tous dans les plus douloureux tourmens, ou pr?s de recevoir le coup de la mort. Ce bruit funeste recommen?a six ou sept fois. La plupart de ces mis?rables se d?chiraient le visage, ou se frappaient ? coups de pierres, avec si peu de piti? pour eux-m?mes, qu'ils en ?taient tout sanglans: les Bramas m?mes ne pouvaient retenir leurs pleurs. Ce fut dans cette place que la reine s'?vanouit deux fois. Chamba?na descendit de son ?l?phant pour l'encourager, et, la voyant sans aucune marque de vie, quoiqu'elle ne cess?t point de tenir ses enfans embrass?s, il se mit ? genoux pr?s d'elle. L?, tournant ses regards vers le ciel, il passa quelques momens en pri?res; ensuite, soit que les forces lui manquassent ? lui-m?me, ou qu'il f?t emport? par la violence de sa douleur, il se laissa tomber sur le visage pr?s de la reine sa femme. ? ce spectacle, l'assembl?e, qui ?tait innombrable, recommen?a tout d'un coup ? pousser un si horrible cri, que toutes mes expressions ne sont pas capables de le repr?senter. Chamba?na, s'?tant relev?, jeta lui-m?me de l'eau sur le visage de sa femme, et lui rendit d'autres soins qui lui rappel?rent les sens. L'ayant prise alors entre ses bras, il employa pour la consoler des termes si tendres et si religieux, qu'on les aurait admir?s dans la bouche d'un chr?tien. >>On lui accorda pr?s d'une demi-heure pour ce triste office. Il remonta sur son ?l?phant, et la marche continua dans le m?me ordre. Lorsque, ?tant sorti de la ville, il fut arriv? ? l'esp?ce de rue qui ?tait form?e par deux files de soldats ?trangers, ses yeux tomb?rent sur les Portugais, qu'il reconnut ? leurs colletins de buffle, ? leurs toques garnies de plumes, et surtout ? leurs arquebuses sur l'?paule. Il d?couvrit au milieu d'eux Cayero, v?tu de satin incarnat, et tenant en main une pique dor?e, avec laquelle il faisait ouvrir le passage. Cette vue le toucha si sensiblement, qu'il refusa d'aller plus loin, et que le capitaine de la garde fut oblig? de faire quitter leur poste aux Portugais. <
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