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Read Ebook: Le Rhin Tome IV by Hugo Victor

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Ebook has 550 lines and 52938 words, and 11 pages

Septembre.

Quand on voyage en plaine, l'int?r?t du voyage est au bord de la route, quand on parcourt un pays de montagnes, il est ? l'horizon. Moi,--m?me avec cette admirable ligne du Jura sous les yeux,--je veux tout voir, et je regarde autant le bord du chemin que le bord du ciel. C'est que le bord de la route est admirable dans cette saison et dans ce pays. Les pr?s sont piqu?s de fleurs bleues, blanches, jaunes, violettes, comme au printemps; de magnifiques ronces ?gratignent au passage la caisse de la voiture; ?? et l? des talus ? pic imitent la forme des montagnes, et des filets d'eau gros comme le pouce parodient les torrents; partout les araign?es d'automne ont tendu leurs hamacs sur les mille pointes des buissons: la ros?e s'y roule en grosses perles.

Tout cela m'amuse et me ravit. A Freiburg, j'ai oubli? longtemps l'immense paysage que j'avais sous les yeux pour le carr? de gazon dans lequel j'?tais assis. C'?tait sur une petite bosse sauvage de la colline. L? aussi il y avait un monde. Les scarab?es marchaient lentement sous les fibres profondes de la v?g?tation; des fleurs de cigu? en parasol imitaient les pins d'Italie; une longue feuille, pareille ? une cosse de haricots entr'ouverte, laissait voir de belles gouttes de pluie comme un collier de diamants dans un ?crin de satin vert; un pauvre bourdon mouill?, en velours jaune et noir, remontait p?niblement le long d'une branche ?pineuse; des nu?es ?paisses de moucherons lui cachaient le jour; une clochette bleue tremblait au vent, et toute une nation de pucerons s'?tait abrit?e sous cette ?norme tente; pr?s d'une flaque d'eau qui n'e?t pas rempli une cuvette, je voyais sortir de la vase et se tordre vers le ciel, en aspirant l'air, un ver de terre semblable aux pythons ant?diluviens, et qui a peut-?tre aussi, lui, dans l'univers microscopique, son Hercule pour le tuer et son Cuvier pour le d?crire. En somme, cet univers-l? est aussi grand que l'autre. Je me supposais Microm?gas; mes scarab?es ?taient des megatheriums giganteums, mon bourdon ?tait un ?l?phant ail?, mes moucherons ?taient des aigles, ma cuvette d'eau ?tait un lac, et ces trois touffes d'herbe haute ?taient une for?t vierge.--Vous me reconnaissez l?, n'est-ce pas, ami?--A Rhinfelden, les exub?rantes enseignes d'auberge m'ont occup? comme des cath?drales; et j'ai l'esprit fait ainsi, qu'? de certains moments un ?tang de village, clair comme un miroir d'acier, entour? de chaumi?res et travers? par une flottille de canards, me r?gale autant que le lac de Gen?ve.

A Rhinfelden on quitte le Rhin et on ne le revoit plus qu'un instant ? Sekingen: laide ?glise, pont de bois couvert, ville insignifiante au fond d'une d?licieuse vall?e. Puis la route court, ? travers de joyeux villages, sur un large et haut plateau autour duquel on voit bondir au loin le troupeau monstrueux des montagnes.

Tout ? coup on rencontre un bouquet d'arbres pr?s d'une auberge, on entend le bruit de la roue qui s'enraye, et la route plonge dans l'?blouissante vall?e de l'Aar.

L'oeil se jette d'abord au fond du ciel et y trouve, pour ligne extr?me, des cr?tes rudes, abruptes et rugueuses, que je crois ?tre les cimes Grises; puis il va au bas de la vall?e chercher Brugg, belle petite ville roul?e et serr?e dans une ligature pittoresque de murs et de cr?neaux, avec pont sur l'Aar; puis il remonte le long d'une sombre ampoule bois?e et s'arr?te ? une haute ruine. Cette ruine, c'est le ch?teau de Habsburg, le berceau de la maison d'Autriche. J'ai regard? longtemps cette tour d'o? s'est envol?e l'aigle ? deux t?tes.

L'Aar, obstru? de rochers, d?chire en caps et en promontoires le fond de la vall?e. Ce beau paysage est un des grands lieux de l'histoire. Rome s'y est battue, la fortune de Vitellius y a ?cras? celle de Galba, l'Autriche y est n?e. De ce donjon croulant, b?ti au onzi?me si?cle par un simple gentilhomme d'Alsace appel? Radbot, d?coule sur toute l'histoire de l'Europe moderne le fleuve immense des archiducs et des empereurs.

Au nord, la vall?e se perd dans une brume. L? est le confluent de l'Aar, de la Reuss et de la Limmat. La Limmat vient du lac de Zurich et apporte les fontes du mont Todi; l'Aar vient des lacs de Thun et de Brienz, et apporte les cascades du Grimsell; la Reuss vient du lac des Quatre-Cantons, et apporte les torrents du Rigi, du Windgalle et du mont Pilate. Le Rhin porte tout cela ? l'Oc?an.

Tout ce que je viens de vous ?crire, ces trois rivi?res, cette ruine et la forme magnifique des blocs que ronge l'Aar, emplissaient ma r?verie pendant que la voiture descendait au galop vers Brugg. Tout ? coup j'ai ?t? r?veill? par la mani?re charmante dont se compose la ville quand on en approche. C'est un des plus ravissants tohu-bohu de toits, de tours et de clochers que j'aie encore vus. Je m'?tais toujours promis, si jamais j'allais ? Brugg, de faire grande attention ? un tr?s-ancien bas-relief incrust? dans la muraille pr?s du pont, qui, dit-on, repr?sente une t?te de Hun. Comme c'?tait dimanche, le pont ?tait couvert d'un tas de jolies filles curieuses, souriantes, dans leurs plus beaux atours, si bien que j'ai oubli? la t?te du Hun.

Quand je m'en suis souvenu, la ville ?tait ? une lieue derri?re moi.

Avec leur cocarde de rubans sur le front, moins exag?r?e qu'? Freiburg, leur cuirasse de velours noir travers?e de cha?nes d'argent et de rang?es de boutons, leur cravate de velours ? coins brod?s d'or serr?e au cou comme le gorgeret de fer des chevaliers, leur jupe brune ? plis ?pais et leur mine ?veill?e, les femmes de Brugg paraissent toutes jolies; beaucoup le sont. Les hommes sont habill?s comme nos ma?ons endimanch?s et sont affreux. Je comprends qu'il y ait des amoureux ? Brugg; je ne con?ois pas qu'il y ait des amoureuses.

La ville, propre, saine, heureuse d'aspect, faite de jolies maisons presque toutes ouvrag?es, n'est pas moins app?tissante au dedans qu'au dehors. Une chose singuli?re, c'est que les deux sexes, dans leurs r?unions du dimanche, y jouent le jeu d'Alph?e et d'Ar?thuse. Quand j'ai travers? la ville, j'ai vu toutes les femmes ? la porte du Pont, et tous les hommes ? l'autre bout de la grande rue, ? la porte de Zurich. Dans les champs, les sexes ne se m?lent pas davantage; on rencontre un groupe d'hommes, puis un groupe de femmes; cet usage, que les enfants eux-m?mes subissent, est propre ? tout le canton et va jusqu'? Zurich. C'est une chose ?trange, et, comme beaucoup de choses ?tranges, c'est une chose sage. Dans ce pays de s?ve et de beaut?, de nature exub?rante et de costumes exquis, la nature tend ? rendre l'homme entreprenant, le costume rend la femme coquette; la coutume intervient, s?pare les sexes et pose une barri?re.

Cette vall?e, du reste, n'est pas seulement un confluent de rivi?res, c'est aussi un confluent de costumes. On passe la Reuss, la cuirasse de velours noir devient un corselet de damas ? fleurs, au beau milieu duquel elles cousent un large galon d'or. On passe la Limmat, la jupe brune devient une jupe rouge avec un tablier de mousseline brod?e. Toutes les coiffures se m?lent ?galement; en dix minutes on rencontre de belles filles avec de grands peignes exorbitants comme ? Lima, avec des chapeaux de paille noire ? haute forme comme ? Florence, avec une dentelle comme ? Madrid. Toutes ont un bouquet de fleurs naturelles au c?t?. Raffinement.

La vall?e de l'Aar a deux bracelets charmants: Brugg qui l'ouvre, Baden qui la ferme. Baden est sur la Limmat. On suit depuis une demi-heure le bord de la Limmat, qui fait un tapage horrible au fond d'un charmant ravin dont tous les ?boulements sont plant?s de vignes. Tout ? coup une porte-donjon ? quatre tourelles barre la route; au-dessous de cette porte se pr?cipitent p?le-m?le dans le ravin des maisons de bois dont les mansardes semblent se cahoter; au-dessus, parmi les arbres, se dresse un vieux ch?teau ruin? dont les cr?neaux font une cr?te de coq ? la montagne. Tout au fond, sous un pont couvert, la Limmat passe en toute h?te sur un lit de rochers qui donne aux vagues une forme violente. Et puis on aper?oit un clocher ? tuiles de couleur qui semble rev?tu d'une peau de serpent. C'est Baden.

Il y a de tout ? Baden: des ruines gothiques, des ruines romaines, des eaux thermales, une statue d'Isis, des fouilles o? l'on trouve force d?s ? jouer, un h?tel de ville o? le prince Eug?ne et le mar?chal de Villars ont ?chang? des signatures, etc. Comme je voulais arriver ? Zurich avant la nuit, je me suis content? de regarder sur la place, pendant qu'on changeait de chevaux, une charmante fontaine de la renaissance surmont?e, comme celle de Rhinfelden, d'une hautaine et s?v?re figure de soldat. L'eau jaillit par la gueule d'une effrayante guivre de bronze qui roule sa queue dans les ferrures de la fontaine. Deux pigeons familiers s'?taient perch?s sur cette guivre, et l'un d'eux buvait en trempant son bec dans le filet d'eau arrondi qui tombait du robinet dans la vasque, fin comme un cheveu d'argent.

Le soleil baissait, les montagnes grandissaient, les chevaux galopaient sur une route excellente en sens inverse de la Limmat; nous traversions une r?gion toute sauvage; sous nos pieds il y avait un couvent blanc ? clocher rouge, semblable ? un jouet d'enfant; devant nos yeux, une montagne ? forme de colline, mais si haute qu'une for?t y semblait une bruy?re; dans le jardin s?v?re du couvent, un moine blanc se promenait causant avec un moine noir; par-dessus la montagne, une vieille tour montrait ? demi sa face rougie par le soleil horizontal. Qu'?tait cette masure? Je ne sais. Conrad de Tagerfelden, un des meurtriers de l'empereur Albert, avait son ch?teau dans cette solitude.--En ?tait-ce la ruine?--Moi, je ne suis qu'un passant et j'ignore tout, j'ai laiss? leur secret ? ces lieux sinistres; mais je ne pouvais m'emp?cher de songer vaguement au sombre attentat de 1308 et ? la vengeance d'Agn?s, pendant que cette tour sanglante, cach?e peu ? peu par les plis du terrain, rentrait lentement dans la montagne.

La route a tourn?; une crevasse inattendue a laiss? passer un immense rayon du couchant; les villages, les fum?es, les troupeaux et les hommes ont reparu, et la belle vall?e de la Limmat s'est remise ? sourire. Les villages sont vraiment remarquables dans ce canton de Zurich. Ce sont de magnifiques chaumi?res compos?es de trois compartiments. A un bout la maison des hommes, en bois et en ma?onnerie, avec ses trois ?tages de fen?tres crois?es basses, ? petits vitraux ronds; ? l'autre bout, la maison des b?tes, ?table et ?curie, en planches; au centre, le logis des chariots et des ustensiles, ferm? par une grande porte coch?re. Dans le fa?tage, qui est ?norme, la grange et le grenier. Trois maisons sous un toit. Trois t?tes sous un bonnet. Voil? la chaumi?re zuriquoise. Comme vous voyez, c'est un palais.

La nuit ?tait tout ? fait tomb?e, je m'?tais tout platement endormi dans la voiture, quand un bruit de planches sous le pi?tinement des chevaux m'a r?veill?. J'ai ouvert les yeux. J'?tais dans une esp?ce de caverne en charpente de l'aspect le plus singulier. Au-dessus de moi, de grosses poutres courb?es en cintres surbaiss?s et arc-bout?es d'une mani?re inextricable portaient une vo?te de t?n?bres; ? droite et ? gauche, de basses arcades faites de solives trapues me laissaient entrevoir deux galeries obscures et ?troites, perc?es ?? et l? de trous carr?s par lesquels m'arrivaient la brise de la nuit et le bruit d'une rivi?re. Tout au fond, ? l'extr?mit? de cette ?trange crypte, je voyais briller vaguement des ba?onnettes. La voiture roulait lentement sur un plancher des fentes duquel sortait une rumeur assourdissante. Une torche ?loign?e, qui tremblait au vent, jetait des clart?s m?l?es d'ombres sur ces massives arches de bois. J'?tais dans le pont couvert de Zurich. Des patrouilles bivaquaient ? l'entour. Rien ne peut donner une id?e de ce pont, vu ainsi et ? cette heure. Figurez-vous la for?t d'une cath?drale pos?e en travers sur un fleuve et s'?branlant sous les roues d'une diligence.

Pendant que je vous ?cris tout ce fatras, le jour a paru. Je suis un peu d?sappoint?. Zurich perd au grand jour; je regrette les vagues profils de la nuit. Les clochers de la cath?drale sont d'ignobles poivri?res. Presque toutes les fa?ades sont ratiss?es et blanchies au lait de chaux. J'ai ? ma gauche une esp?ce d'h?tel Gu?n?gaud. Mais le lac est beau; mais, l?-bas, la barri?re des Alpes est admirable. Elle corrige ce que le lac, bord? de maisons blanches et de cultures vertes, a peut-?tre d'un peu trop riant pour moi. Les montagnes me font toujours l'effet de tombes immenses; les basses ont un noir suaire de m?l?zes, les hautes ont un blanc linceul de neige.

Quatre heures apr?s midi.

Je viens de faire une promenade sur le lac dans une fa?on de petite gondole ? trente sous par heure, comme un fiacre. J'ai jet? g?n?reusement trois francs dans le lac de Zurich; je les regrette un peu. C'est beau, mais c'est bien aimable. Ils ont un New-Munster qu'ils vous montrent avec orgueil et qui ressemble ? l'?glise de Pantin. Les s?nateurs zuriquois habitent des villas de pl?tre, lesquelles ont un faux air des guinguettes de Vaugirard. Dieu me pardonne! j'ai vu passer un omnibus comme ? Passy. Je ne m'?tonne plus si ces gaillards-l? font des r?volutions.

Heureusement l'eau bleue du lac est transparente. Je voyais dans les profondeurs vitreuses des montagnes au fond du lac et des for?ts sur ces montagnes. Des rochers et des algues me figuraient assez bien la terre noy?e par le d?luge, et, en me penchant sur le bord de mon fiacre ? deux rames, j'avais les ?motions de No? quand il se mettait ? la fen?tre de l'arche. De temps en temps je voyais passer de gros poissons z?br?s de rubans noirs comme des tigres. J'ai sauv? du bout de ma canne deux ou trois mouches qui se noyaient.

La ville doit beaucoup plaire aux personnes qui adorent la fa?ade du s?minaire de Saint-Sulpice. On y b?tit en ce moment des ?difices superbes, dont l'architecture rappelle la Madeleine et le corps de garde du boulevard du Temple. Quant ? moi, en mettant ? part le portail roman de la cath?drale, quelques vieilles maisons perdues et comme noy?es dans les neuves, deux aiguilles d'?glise et trois ou quatre tours d'enceinte, dont une, qui est ?norme, ressemble au ventre pantagru?lique d'un bourgmestre, je ne suis pas digne d'admirer Zurich. J'ai vainement cherch? la fameuse tour de Wellemberg, qui ?tait au milieu de la Limmat, et qui avait servi de prison au comte de Habsbourg et au conseiller Waldman, d?capit? en 1488. L'aurait-on d?molie?

La vie est attel?e A deux mauvais chevaux, le boire et le manger.

Je vous embrasse, quoique je sois ? treize cent vingt pieds au-dessus de vous.

ZURICH.

Septembre,

J'ai quitt? l'h?tel de l'Ep?e. Je suis venu me loger dans la ville, n'importe o?. Je n'ai plus la mauvaise auberge, mais je n'ai plus la vue du lac. Il y a des moments o? je regrette en bloc le m?chant d?ner et le magnifique paysage.

Avant-hier, c'?tait un de ces moments-l?. Il pleuvait. J'?tais enferm? dans la chambre que j'habite;--une petite chambre triste et froide, orn?e d'un lit peint en gris ? rideaux blancs, de chaises ? dossier en lyre, et d'un papier bleu?tre bariol? de ces dessins sans go?t et sans style qu'on retrouve indistinctement sur les robes des femmes mal mises et sur les murs des chambres mal meubl?es. J'ai ouvert la fen?tre, qui est une de ces hideuses fen?tres d'il y a cinquante ans qu'on appelait fen?tres-guillotines, et je regardais m?lancoliquement la pluie tomber. La rue ?tait d?serte; toutes les crois?es de la maison d'en face ?taient ferm?es; pas un profil aux vitres, pas un passant sur ce pavage de petits cailloux ronds et noirs que la pluie faisait reluire comme des ch?taignes m?res. La seule chose qui anim?t le paysage, c'?tait la goutti?re du toit voisin, esp?ce de gargouille en fer-blanc figurant une t?te d'?ne ? bouche ouverte, d'o? la pluie tombait ? flots; une pluie jaune et sale, qui venait de laver les tuiles et qui allait laver le pav?. Il est triste qu'une chose prenne la peine de tomber du ciel sans autre r?sultat que de changer la poussi?re en boue.

J'?tais retenu au g?te; le g?te ?tait m?diocrement plaisant. Que faire? La Fontaine a fait le vers de la circonstance. Je songeais donc. Par malheur, j'?tais dans une de ces situations d'?me que vous connaissez sans doute, o? l'on n'a aucune raison d'?tre triste et aucun motif d'?tre gai; o? l'on est ?galement incapable de prendre le parti d'un ?clat de rire ou d'un torrent de larmes; o? la vie semble parfaitement logique, unie, plane, ennuyeuse et triste; o? tout est gris et blafard au dedans comme au dehors. Il faisait en moi le m?me temps que dans la rue, et, si vous me permettiez la m?taphore, je dirais qu'il pleuvait dans mon esprit. Vous le savez, je suis un peu de la nature du lac; je r?fl?chis l'azur ou la nu?e. La pens?e que j'ai dans l'?me ressemble au ciel que j'ai sur la t?te.

En retournant son oeil,--passez-moi encore cette expression,--on voit un paysage en soi. Or, en ce moment-l?, le paysage que je pouvais voir en moi ne valait gu?re mieux que celui que j'avais sous les yeux.

Il y avait deux ou trois armoires dans la chambre. Je les ouvris machinalement, comme si j'avais eu chance d'y trouver quelque tr?sor. Or, les armoires d'auberges sont toujours vides; une armoire pleine, c'est l'habitation permanente. N'a pas de nid qui passe. Je ne trouvai donc rien dans les armoires.

Vous riez de cela? Je vous avoue que je n'en ris pas. Il y a toujours dans les calomnies dirig?es contre les grands hommes, tant qu'ils sont vivants, quelque chose qui me serre le coeur. Je me dis: Voil? donc de quelle mani?re la reconnaissance contemporaine a trait? ces g?nies que la post?rit? entoure de respect, les uns parce qu'ils ont fait leur nation plus grande, les autres parce qu'ils ont fait l'humanit? meilleure! Soyez Moli?re, on vous accusera d'avoir ?pous? votre fille; soyez Napol?on, on vous accusera d'avoir aim? vos soeurs.--La haine et l'envie ne sont pas inventives, direz-vous; elles r?p?tent toujours ? peu pr?s les m?mes niaiseries, lesquelles deviennent inoffensives ? force d'?tre r?p?t?es. Qu'est-ce qu'une calomnie qui est un plagiat?--Sans doute, si le public le savait; mais est-ce que le public sait que ce que l'on dit aujourd'hui du grand homme d'aujourd'hui est pr?cis?ment ce qu'on disait hier du grand homme d'hier? D'accord. Mais la foule ignore tout. Les grands hommes ont d?daign? tout cela, direz-vous encore; sans doute; mais qui vous dit qu'ils n'ont pas souffert autant qu'ils ont d?daign?? Qui sait tout ce qu'il y a de douleurs poignantes dans les profondeurs muettes du d?dain? Qu'y a-t-il de plus r?voltant que l'injustice, et quoi de plus amer que de recevoir une grande injure quand on m?rite une grande couronne? Savez-vous si cet odieux petit livre dont vous riez aujourd'hui n'a pas ?t? officieusement envoy? en 1815 au prisonnier de Sainte-H?l?ne, et n'a pas fait, tout stupide qu'il vous semble et qu'il est, passer une mauvaise nuit ? l'homme qui dormait d'un si profond sommeil la veille de Marengo et d'Austerlitz? N'y a-t-il pas des moments o? la haine, dans ses affirmations effront?es et furieuses, peut faire allusion, m?me au g?nie qui a la conscience de sa force et de son avenir? Appara?tre caricature ? la post?rit? quand on a tout fait pour lui laisser une grande ombre! Non, mon ami, je ne puis rire de cet inf?me petit libelle. Quand j'explore les bas-fonds du pass?, et quand je visite les caves ruin?es d'une prison d'autrefois, je prends tout au s?rieux, les vieilles calomnies que je ramasse dans l'oubli et les hideux instruments de torture rouill?s que je trouve dans la poussi?re.

Fl?trissure et ignominie ? ces mis?rables valets des basses-oeuvres qui n'ont d'autres fonctions que de tourmenter vivants ceux que la post?rit? adorera morts!

Si l'auteur sans nom de cet ignoble livre existe encore aujourd'hui dans quelque coin obscur de Paris, quel ch?timent ce doit ?tre pour cet immonde vieillard, dont les cheveux blancs ne sont qu'une couronne d'opprobre et de honte, de voir, chaque fois qu'il a le malheur de passer sur la place Vend?me, Napol?on, devenu homme de bronze, salu? ? toute heure par la foule, envelopp? de nu?es et de rayons, debout sur son ?ternelle gloire et sur sa colonne ?ternelle!

Depuis que j'avais ferm? ce volume, tout s'?tait assombri; la pluie ?tait devenue plus violente au dehors, et la tristesse plus profonde en moi. Ma fen?tre ?tait rest?e ouverte, et mon regard s'attachait machinalement ? la grotesque goutti?re de fer-blanc qui d?gorgeait avec furie un flot jaun?tre et fangeux. Cette vue m'a calm?. Je me suis dit que la plupart du temps ceux qui font le mal n'en ont pas pleine conscience, qu'il y a chez eux plus d'ignorance et d'ineptie encore que de m?chancet?; et je suis demeur? l? immobile, silencieux, recueillant les enseignements myst?rieux que les choses nous donnent par les harmonies qu'elles ont entre elles, le coude appuy? sur ce stupide pamphlet d'o? s'?tait ?panch? tant de haine et de calomnie, et l'oeil fix? sur cette bouche d'?ne qui vomissait de l'eau sale.

SCHAFFHAUSEN.

Vue de Schaffhouse.--Schaffhausen.--Schaffouse.--Schaphuse.-- Schapfuse.--Shaphusia.--Probatopolis.--Effroyable combat et m?l?e terrible des ?rudits et des antiquaires.--Deux des plus redoutables s'attaquent avec furie.--L'auteur a la l?chet? de s'enfuir du champ de bataille, les laissant aux prises.--Le ch?teau Munoth.--Ce qu'?tait Schaffhouse il y a deux cents ans.--Quel ?tait le joyau d'une ville libre. L'auteur d?ne.--Une des innombrables aventures qui arrivent ? ceux qui ont la hardiesse de voyager ? travers les orthographes des pays.--Cala?sche ? la choute.--L'auteur offre tranquillement de faire ce qui e?t ?pouvant? Gargantua.

Septembre.

J'avais grand'faim, il ?tait tard; j'ai commenc? par d?ner. On m'a apport? un d?ner fran?ais, servi par un gar?on fran?ais, avec une carte en fran?ais. Quelques originalit?s, sans doute involontaires, se m?laient, non sans gr?ce, ? l'orthographe de cette carte. Comme mes yeux erraient parmi ces riches fantaisies du r?dacteur local, cherchant ? compl?ter mon d?ner, au-dessous de ces trois lignes:

je suis tomb? sur ceci.

--Vort pien, monsir. Temain matin.

--Non, dis-je, tout de suite.

--Mais, monsir, il est pien tard.

--Qu'est-ce que cela fait?

--Mais il sera nuit tans eine h?re.

--Eh bien?

--Mais monsir ne bourra bas foir.

--Voir! voir quoi? Je ne demande pas ? voir.

--Che ne gombrends bas monsir.

--Ah ??! c'est donc bien beau ? regarder, votre cala?sche ? la choute?

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