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Read Ebook: Une Maladie Morale: Le mal du siècle by Charpentier Paul

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Ebook has 461 lines and 90003 words, and 10 pages

UNE MALADIE MORALE

UNE MALADIE MORALE LE MAL DU SI?CLE

PAR PAUL CHARPENTIER SUBSTITUT AU TRIBUNAL DE LA SEINE

PARIS LIBRAIRIE ACAD?MIQUE DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-?DITEURS 35, QUAI DES AUGUSTINS, 35

A LA M?MOIRE DE MON P?RE J.-P. CHARPENTIER INSPECTEUR DE L'ACAD?MIE DE PARIS, AGR?G? DE LA FACULT? DES LETTRES.

INTRODUCTION

INTRODUCTION

Parmi les traits les plus saillants de nos moeurs, il en est un qui ne peut, ce semble, ?chapper ? personne: je veux dire un penchant tr?s prononc? pour les jouissances; et j'ajoute, surtout pour celles de l'ordre mat?riel. Sans examiner ici si une pareille disposition ?tait rest?e jusqu'? pr?sent inconnue, il est permis d'affirmer que, de nos jours, et parmi nous, elle se manifeste avec ?vidence. D?s le milieu de ce si?cle, et m?me un peu avant, la France a donn? des preuves multiples de la consid?ration dans laquelle elle tenait les biens de ce monde. On y a vu la richesse, les grandeurs, les plaisirs, le bien-?tre sous toutes les formes, poursuivis avec ?pret?, quelquefois avec cynisme. Ces ardeurs se sont traduites dans des faits bien connus, dont quelques-uns n'ont eu que trop d'?clat; elles se sont exprim?es aussi, dans les arts, dans la litt?rature, par des productions qu'on n'a point oubli?es. Non que la France tout enti?re ait sacrifi? ? ces passions; gr?ce ? Dieu, elle n'a jamais perdu la tradition des grands d?vouements et des oeuvres ?lev?es. Mais il certain que, depuis un certain nombre d'ann?es, nous n'avons point, en g?n?ral, montr? un d?tachement exag?r? de toutes choses, et qu'on ne peut nous reprocher d'avoir estim? au-dessous de sa v?ritable valeur le prix de la vie.

Cependant, dans ces derniers temps, s'est produit un mouvement simultan?, directement oppos? ? cette tendance pratique. Une philosophie qui a re?u la d?nomination de pessimiste, s'est donn?e ? t?che de d?montrer que le bonheur si vivement convoit? n'?tait qu'un r?ve, que la vie n'avait et ne pouvait jamais avoir pour l'homme que de cruelles d?ceptions; en un mot, que tout ?tait pour le plus mal dans le pire des mondes possibles. Cette philosophie, dont le premier germe para?t avoir ?t? nagu?re transmis par l'Italie ? l'Allemagne et que l'Allemagne a grossie et corrobor?e par de laborieuses ?lucubrations, recueille aujourd'hui en France une certaine faveur et acquiert une importance croissante. Des travaux nombreux, plusieurs tout r?cents, lui ont ?t? consacr?s, qui lors m?me qu'ils s'efforcent de la r?futer, n'en ont pas moins pour effet de familiariser les lecteurs avec une doctrine d?solante.

Par une association naturelle d'id?es, le pessimisme r?veille le souvenir d'une ?poque de notre histoire morale qui a pr?c?d? imm?diatement celle de la jouissance ? outrance, mais qui en est bien diff?rente.

Loin de moi la pens?e d'en exag?rer l'importance, et l'erreur de croire que cette crise ait envahi tous les ?l?ments de notre soci?t?. Qui ne sait qu'au sein d'un affaissement trop commun se sont conserv?es bien des ?nergies viriles, bien de fermes convictions? Ne s'est-il pas aussi rencontr? plus d'un homme qui ait ?chapp? ? l'influence g?n?rale par sa l?g?ret? et son inconsistance? Et d'ailleurs, ceux-l? m?me qui en furent atteints n'ont-ils pas connu des moments d'intermittence ou de r?mission? Toutefois on ne saurait le contester, cet ?tat a pr?sent? ? l'?poque indiqu?e plus haut, une intensit? et une ?tendue bien dignes de l'attention des moralistes.

Sans doute, il ne faudrait pas assimiler tous les m?lancoliques aux pessimistes. Il existe de ceux-ci ? ceux-l? la diff?rence qui distingue un ?tat de l'?me d'une conception de la pens?e. Autre chose est de sentir et d'exprimer un malaise intime; autre chose est de prononcer sur le monde un anath?me syst?matique. Dans le premier cas, c'est affaire de sentiment; dans le second, de raisonnement. Tel a pu se juger malheureux, qui n'a pas ni? la possibilit? du bonheur pour les autres hommes; peut-?tre m?me l'a-t-il volontiers conc?d?e ? toute la terre, pour ne voir dans sa propre souffrance qu'une exception agr?able ? son orgueil. Et, d'un autre c?t?, l'on assure que les philosophes allemands qui ont ?lev? le savant ?chafaudage du pessimisme, n'ont nullement d?daign? certains avantages palpables, et qu'ils ont su, comme on l'a dit, <> Mais, malgr? ces distinctions essentielles, il reste une sorte de parent? collat?rale entre ceux qui ont ?crit la th?orie de la souffrance et ceux qui en ont fait l'exp?rience personnelle. Il est bien peu vraisemblable que la plupart de ces derniers, m?me de ceux ? qui leur infortune semblait ?tre un privil?ge flatteur, aient con?u une opinion optimiste d'un monde o? leurs d?sirs ne pouvaient ?tre satisfaits; aussi, voit-on parfois, et comme ? leur insu, leur sentiment se g?n?raliser, et d?passer les bornes de leur propre perception. En sens inverse, le p?re du pessimisme dans notre si?cle, a ?t?, nous le verrons, un de ceux qui ont trouv?, pour peindre les tourments de leur ?me, les accents les plus douloureux. En r?sum?, si cette philosophie am?re ne peut se confondre absolument avec la disposition morale dont elle rappelle l'existence parmi nous, elle en est la tardive cons?cration et comme le couronnement n?cessaire.

Le moment para?t donc venu d'?tudier avec quelque d?tail cette disposition m?me. ?teinte dans sa forme individuelle, mais revivant ? certains ?gards sous une autre forme plus abstraite, elle peut ?tre appr?ci?e ? la fois, avec la libert? qui appartient ? la critique du pass?, et avec l'int?r?t qui s'attache ? l'observation des faits contemporains. C'est ce que je voudrais essayer de faire.

Je voudrais, apr?s avoir recherch? le v?ritable caract?re de l'?tat dont il s'agit, et apr?s avoir parcouru l'histoire de ses manifestations anciennes, le suivre en France et m?me, autant qu'il sera n?cessaire pour l'intelligence du sujet, en dehors de la France, dans le cours de son plein d?veloppement, de 1789 ? 1848; puis, marquer le moment et les circonstances de sa fin. Je voudrais, ? chacune des phases de son existence, en sonder les causes g?n?rales ou particuli?res et en pr?ciser les cons?quences. Enfin, je voudrais en faire entrevoir le pr?servatif. Ce sujet n'a point encore ?t? trait? dans son ensemble.

En m?me temps qu'une ?tude morale, on trouvera ici une ?tude litt?raire. Comment en serait-il autrement? L'?tat que j'analyserai est presque toujours accompagn? du besoin de s'?pancher, et de confier au papier les secrets les plus intimes, les plus fugitives impressions de l'?me. Dans la recherche des documents de cette nature, nous rencontrerons les auteurs les plus illustres, les Chateaubriand, les Lamartine, les Victor Hugo, les Musset, les Georges Sand; mais on aurait tort de n?gliger des ?crivains plus modestes, et de d?daigner de plus humbles t?moignages. Une simple lettre destin?e ? un ami, une note trac?e pour son auteur seul, en apprennent souvent, sur un homme ou sur une ?poque, plus que des compositions appr?t?es, dont la sinc?rit? peut ?tre compromise par la pr?occupation de la publicit?. Je n'ai garde, d'ailleurs, de pr?tendre que la litt?rature contemporaine rel?ve sans exception de cette ?tude. Dans la pr?face d'une traduction de Werther, M. Pierre Leroux a cru pouvoir ?crire <> Je ne tomberai point dans cette hyperbole. De m?me que toute une famille d'esprits s'est tenue en dehors de l'?pid?mie r?gnante, de m?me, je le reconnais, toute une partie de la litt?rature est muette ? cet ?gard. Mais celle qui rentre dans le cadre de ce travail est assez riche pour lui donner des proportions trop consid?rables peut-?tre au gr? du lecteur.

Encore, cet ?l?ment d'information ne sera-t-il pas le seul ? consulter. L'art lui-m?me et les faits sociaux peuvent fournir d'utiles lumi?res et compl?ter les r?v?lations de la plume. Je m'efforcerai de puiser la v?rit? ? toutes les sources.

CONSID?RATIONS G?N?RALES

APER?U R?TROSPECTIF

Consid?rations G?n?rales

Il importe avant tout de pr?ciser le caract?re g?n?ral de l'?tat moral qui fait l'objet de ce travail. Qu'offre-t-il donc, cet ?tat, qui soit particulier? Et pourquoi lui appliquer la d?nomination de maladie? Nous avons ?num?r? les principaux sympt?mes auxquels on reconna?t son existence: le besoin de l'isolement, la pratique de l'oisivet? contemplative, l'irr?solution, l'inqui?tude, la mobilit?, le doute, le d?go?t de toutes choses, le d?couragement absolu, enfin la mort volontaire. Ces diff?rents sympt?mes sont-ils tous et par eux-m?mes d'une nature pernicieuse? A ces questions, il faut r?pondre par une distinction.

Certes, que dans certaines conjonctures, sous l'influence d'une vocation religieuse ou d'une grande douleur, on s'?loigne de la soci?t? des hommes, il n'y a l? aucun sujet d'?tonnement. Qu'on aime parfois ? d?tourner ses regards du monde ext?rieur et r?el pour les reporter au dedans de soi-m?me ou les promener ? travers les domaines de l'imagination, rien de plus naturel encore. Que la volont? ait ses faiblesses et la facult? de conna?tre, ses limites; que la vie enfin nous r?serve des d?ceptions et des douleurs de plus d'une sorte, qui pourrait le nier? Et celui qui jouirait d'une s?r?nit? inalt?rable ne serait-il pas plac? au-dessus des lois de l'humanit??

Mais si un homme se s?pare du monde sans autre motif que le d?sir de vivre seul; s'il se tient sans cesse repli? sur lui-m?me et se renferme dans un milieu chim?rique; si, avec une tendance instinctive vers un id?al ?lev?, il se sent inhabile ? y parvenir; si, avide de croyance, il ne peut s'attacher avec pers?v?rance ? aucun principe religieux ou philosophique; s'il est atteint d'une d?sillusion pr?coce, et blas? avant l'?ge; si sa souffrance, quoiqu'ayant une juste cause, d?passe toute mesure; si elle survit ? sa cause, ou m?me si elle na?t sans cause; si, loin de chercher ? la dominer, il se laisse vaincre par elle; s'il l'entretient ? plaisir, s'y compla?t et s'y endort; surtout si, au m?pris de ses devoirs envers son Auteur, envers ses semblables, envers lui-m?me, il rejette un fardeau qu'il juge trop lourd pour ses ?paules et met fin volontairement ? ses jours, alors on peut affirmer qu'en lui l'?quilibre moral est rompu, et qu'il est en proie ? une v?ritable maladie, et, comme l'on dit aujourd'hui, ? une n?vrose de l'?me.

Ne nous y trompons pas cependant. Il ne s'agit pas d'une de ces maladies mentales qui jettent dans les facult?s du malade une telle perturbation qu'elles entra?nent son irresponsabilit?. De pareils troubles int?ressent le m?decin plut?t que le moraliste et nous n'avons point ? nous en occuper. Ceux dont parle cet ouvrage laissent subsister le libre arbitre. Par suite, ce serait en vain qu'on chercherait ? couvrir d'une sorte d'immunit? les regrettables d?faillances qui ont pu les accompagner, et en particulier le crime du suicide. Mais, sous cette r?serve, on doit reconna?tre que nous sommes ici en pr?sence d'un ?tat qu'on a pu justement qualifier de maladif.

A-t-on eu ?galement raison de compl?ter cette qualification en y rattachant l'id?e du si?cle actuel, et de dire <>? Oui, car c'est dans notre si?cle que cet ?tat a pris les proportions les plus consid?rables. Mais, ne l'oublions pas, d'une part, il n'a pas dur? autant que le si?cle, puisqu'il a cess? depuis d'assez nombreuses ann?es; et, d'autre part, c'est avant ce si?cle qu'il avait commenc?, car la plupart des grands m?lancoliques, qui attiraient l'attention publique en 1800, s'?taient d?j? fait conna?tre comme tels un peu avant cette ?poque, ? peu pr?s vers 1789. Bien plus, ils eurent eux-m?mes, dans la g?n?ration pr?c?dente, des anc?tres authentiques et, pour tout dire, on retrouverait aussi des exemples de la disposition qui leur ?tait ordinaire d?s la plus haute antiquit?, et chez les nations les plus diff?rentes. Parcourons ces divers exemples plus ou moins anciens. Cette revue ?clairera l'?tude de l'?pid?mie m?morable qui les a suivis.

Antiquit? et Moyen Age

Reportons-nous d'abord par la pens?e vers les temps et les contr?es Bibliques. Le d?senchantement de Salomon nous revient aussit?t ? la m?moire et nous nous rappelons ses sentences am?res sur la vanit? des biens terrestres. On le sait, la tristesse moderne n'a pas d?daign? de leur faire de fr?quents emprunts.

Ailleurs, au fond de l'Inde, et cinq cents ans avant J?sus-Christ, un jeune prince, combl? des faveurs de la fortune, mais adonn? ? l'abus de la contemplation, le fondateur m?me du Bouddhisme, fait entendre une de ces plaintes, qui se multiplieront plus tard ? l'infini, sur la maladie, sur la mort, sur la d?composition incessante des ?tres. Mais ?akya-Mouni ne s'attriste pas seulement sur la mort; il d?plore la vie: <> A ses yeux, le vide appara?t partout: <> On s'accorde aujourd'hui ? voir dans ?akya-Mouni le plus vieil inventeur du pessimisme, et peut-?tre, en effet, quelques-unes de ses id?es peuvent-elles ?tre regard?es comme le point de d?part de cette philosophie. Mais, dans les passages que je viens de reproduire, il parle moins en philosophe qu'en r?veur et en po?te; il appartient plut?t au pessimisme individuel qu'au pessimisme abstrait et c'est pour cette raison qu'il devait figurer ici.

Pour ne pas avoir ? revenir ? ces pays lointains pla?ons tout de suite ? c?t? de la tristesse de ?akya-Mouni celle du po?te Sadi, qui ?crira au moyen ?ge cette maxime: <>

De pareils sentiments, pour avoir ?t? rares dans l'antiquit? classique, n'y furent cependant pas inconnus. On en suit la trace en Gr?ce. On cite, chez Hom?re, la peinture de M?n?las se rassasiant de sa douleur, de Bell?rophon d?vorant son coeur; chez Pindare, cette question et cette r?ponse: <> On a cru voir aussi dans H?siode, Simonide, Euripide, Sophocle, des indices de m?lancolie. Peut-?tre donne-t-on ? ces diff?rents traits une valeur qui ne leur appartient pas enti?rement. Il en est de plus s?rieux dans d'autres oeuvres, par exemple, cette pens?e d'Aristote d'apr?s laquelle une sorte de tristesse semblerait ?tre le privil?ge du g?nie. Quelle amertume aussi dans ce passage d'Emp?docle: <> Et ne dirait-on pas qu'elle est tir?e de quelque ?crivain moderne cette phrase sur les tourments de notre intelligence: <> Platon n'est gu?re plus optimiste en certaine circonstance, t?moin ce fragment de l'Apologie: <>

Mais c'est surtout chez un philosophe grec de la Cyr?na?que, chez H?g?sias, que s'accuse cette sombre disposition. Pour H?g?sias, la vie contient tant de maux que la mort qui nous en d?livre est un bien. Sa doctrine se r?sumait dans un livre intitul?: , ce qu'on peut traduire ainsi: Le d?sesp?r?, ou bien: La mort volontaire. On y voyait un homme d?termin? ? se laisser mourir de faim, que des amis rappelaient ? la vie et qui leur r?pondait en ?num?rant les peines dont elle est remplie. Th?se pessimiste assur?ment, mais aussi, sans doute, expression d'un sentiment de d?sespoir personnel. C'est ce sentiment qui s'exhale dans la conclusion de l'auteur; car le pessimisme philosophique ne pousse pas, lui, au suicide de l'individu: il juge ce moyen insuffisant pour corriger le vice radical dont le syst?me du monde est infect? selon lui. H?g?sias, au contraire, y voyait un moyen supr?me d'?chapper ? tous les maux. Il parlait m?me sur ce sujet avec une ?loquence si persuasive qu'il avait re?u le surnom de Peisithanatos, que beaucoup de ses auditeurs, nous dit Cic?ron, s'?taient donn? la mort en sortant de ses le?ons, et que le roi Ptol?m?e crut devoir fermer son ?cole pour arr?ter les progr?s de cette contagion mena?ante.

La mode du suicide n'?tait pas, d'ailleurs, chose nouvelle dans ces r?gions. Bien avant H?g?sias, elle s'?tait d?velopp?e en Gr?ce, et il y existait une sorte d'association de la mort volontaire dans laquelle s'enr?laient les gens fatigu?s de vivre ou peu soucieux de subir les disgr?ces de la vieillesse. Deux si?cles apr?s le philosophe Cyr?na?que, on retrouvait ? Alexandrie une sorte d'acad?mie qui perp?tuait la tradition cr??e par lui, la secte des co-mourants, , qui a compt? Antoine et Cl?op?tre au nombre de ses affili?s.

Dans les divers exemples qui pr?c?dent, la m?lancolie ne se pr?sente gu?re qu'? l'?tat de curieuse exception, due ? des causes vari?es et quelquefois obscures, mais qui ne paraissent se rattacher ? aucun fait g?n?ral. Il en est diff?remment chez les Romains, qui, malgr? leur rudesse native, ne sont pas non plus rest?s ?trangers ? cet ?tat de l'?me.

On peut affirmer qu'il y avait ? Rome encore d'autres esprits profond?ment souffrants, des hommes qui, sans avoir essuy? aucune adversit?, ?prouvaient un mal ind?finissable. Au milieu du palais de N?ron, on voit un citoyen obscur, un simple capitaine des Gardes atteint, comme l'a tr?s bien dit l'historien de cet ?pisode, <> Il consulte S?n?que qui devient <> et qui conduit avec habilet? cette oeuvre d?licate. Mais ce qui montre le mieux, ce me semble, l'infirmit? morale de ces temps, c'est la th?orie du suicide profess?e par les plus grands philosophes. S?n?que lui-m?me, cet excellent m?decin des ?mes, voit dans cet acte de d?sespoir un refuge l?gitime contre les ?preuves de la vie et Pline l'ancien d?clare que la facult? de se donner la mort est le plus grand bienfait qu'ait re?u l'homme, et il plaint le Dieu, dont il veut bien admettre un instant l'hypoth?se, de ne pouvoir user de ce rem?de souverain. <> A de telles d?faillances, il ?tait impossible de ne pas reconna?tre une soci?t? en dissolution, d?j? troubl?e par les convulsions qui annon?aient sa fin prochaine.

A c?t? du monde pa?en, qui s'en allait, s'en ?levait un autre d'o? devait sortir la r?g?n?ration. L? encore, la m?lancolie appara?t; mais combien diff?rente de celle que nous venons d'observer! Qu'a de commun cette humeur inqui?te et agit?e avec l'aust?rit?, les g?missements, les plaintes des ?mes chr?tiennes, avec ces fuites au d?sert, ces clo?tres, ces th?ba?des dans lesquelles la jeunesse et la beaut? cherchaient une s?pulture volontaire? Quelque rapprochement qu'on ait voulu faire entre ces choses, leur contraste est complet. La m?lancolie pa?enne venait de l'absence de convictions: la m?lancolie chr?tienne prend sa source dans les profondeurs de la foi. Au surplus, le chr?tien ne pourra jamais ?tre pessimiste absolu. Si la cit? des hommes offense ses yeux, il n'a qu'? les ?lever vers la cit? c?leste.

Comme c'est aussi l'esprit religieux qui domine le moyen ?ge, je n'ai gu?re ? parler de cette ?poque. Dante lui-m?me, malgr? son masque grave et sombre, malgr? certaines pages de la Vita Nuova o? l'on a cru voir une confession morale du genre de celles qui se sont si souvent produites dans notre si?cle, Dante ?chappe ? notre examen par le caract?re mystique de sa tristesse. Je me contenterai de mentionner d'un mot, en Allemagne, un artiste, l'auteur de la c?l?bre image de la M?lancolie, et ces po?tes dont les Lieds chantent la mort associ?e ? l'amour. On y a remarqu? cette interrogation: <>, mot qui rappelle celui de Pindare sur le m?me sujet et qui atteste ainsi l'unit? de l'esprit humain, ? travers les diff?rences de temps et de races. M. Ozanam a d?fini avec justesse la po?sie des Minnesinger. <> Mais, en g?n?ral, le moyen ?ge n'est point frapp? par le mal dont j'?tudie l'histoire. Arrivons donc aux temps modernes.

Bossuet, dans son admirable langage, d?couvre <> On sent sous l'apparente ga?t? de Moli?re une certaine dose d'amertume; son Don Juan laisse une impression de tristesse, et son chef-d'oeuvre est le portrait du personnage s?v?re qui va chercher une solitude <> Les aper?us de Larochefoucauld sur l'homme r?v?lent une philosophie morose. Mais c'est chez un autre ?crivain du m?me temps que la souffrance morale se r?v?le avec le plus d'intensit?. Malgr? son d?sir de se soumettre aveugl?ment, en d?pit de ses efforts pour conserver la foi, Pascal est en proie au doute, aux agitations vagues, aux terreurs sans cause, et c'est ? ces angoisses que sont dus les cris puissants qu'il jette dans le silence de son ?me. Aussi Pascal a-t-il la faveur des m?lancoliques modernes. Jean-Jacques Rousseau parle de ce penseur malheureux avec une grande admiration; et Chateaubriand a dit: <>

Mais j'ai h?te d'en venir ? des figures dans lesquelles on verra une plus vive ressemblance avec les types connus de la premi?re moiti? du si?cle, ? de v?ritables portraits de famille dont la place est naturellement marqu?e dans cette galerie. Je veux parler d'abord de Jean-Jacques Rousseau et de son ?cole.

Ce qui frappe tout de suite dans Jean-Jacques Rousseau, c'est le penchant ? la r?verie. D?s son enfance, la lecture des romans avait d?velopp? en lui cette habitude. <> Il atteint le seuil de la jeunesse <> Le monde de l'imagination se substitue pour lui ? la r?alit?; et non seulement il oublie la r?alit? pour la fiction, mais plus la r?alit? est s?v?re, plus son imagination est riante. Ce n'est pas assez: il est une chose qu'il aime plus encore que la r?verie, c'est le souvenir de celle-ci; c'est, pour ainsi dire, la r?verie de sa r?verie.

Le caract?re factice d'une telle existence appara?t bien dans ce qu'on peut appeler les amours de Jean-Jacques. Aux Charmettes, il aime mieux Mme de Warens de loin que de pr?s. A Venise, dans l'?pisode de Zanetta, on le voit s'ing?niant ? se g?ter ? lui-m?me sa bonne fortune: <> Quant ? Th?r?se, il ne l'a jamais aim?e. Une fois cependant, il croit avoir ?prouv? la passion. Mais cet amour unique, de quoi se composait-il? Rousseau, seul ? l'Hermitage, avait peupl? sa solitude des fant?mes de femmes dont il avait gard? le souvenir. <> Sous l'influence de ces songes, il con?oit l'id?e et le plan de sa nouvelle H?lo?se; il en ?crit les premi?res pages. C'est alors que survient Mme d'Houdetot; elle semble ?tre l'incarnation de ses illusions ch?ries, et il l'aime. Amour encore imaginaire, et que ne contribuait pas peu ? enflammer, chose bizarre, la certitude qu'il ne serait pas partag?. Au fond, Rousseau, amoureux surtout de chim?res, ne fut jamais vraiment ?pris que des cr?ations de son intelligence.

Avec le go?t de la r?verie, il avait celui de la solitude qui devint bient?t pour lui un besoin. Les Charmettes, l'Hermitage, Montmorency, l'?le de Saint-Pierre, Ermenonville, sont illustr?s par ses retraites. Il y employait ses heures ? des excursions dans les lieux les plus d?serts, et, s'il se pouvait, les plus sauvages. Il est int?ressant de rechercher les causes de cet amour de l'isolement.

L'origine en ?tait fort complexe. Il proc?dait d'abord du go?t m?me de Jean-Jacques pour la r?verie, car l'habitude de la fiction inspire l'?loignement du monde. Il proc?dait aussi de son humeur misanthropique; les hommes lui semblaient trop pervers pour qu'on p?t vivre avec eux. Il se m?lait ? ces sentiments une disposition naturelle ? la paresse. Rousseau l'avoue sans d?tour: <> Il parle avec enchantement <> Vainement il avait cherch? d'abord ? se le dissimuler ? lui-m?me, il y avait en lui un esprit de libert? que rien n'avait pu vaincre. <> Il se croit quitte envers les hommes en leur donnant <> La solitude a donc ? ses yeux le m?rite de le d?livrer de toute g?ne. Elle y joint un dernier avantage: elle lui assure la pleine possession de lui-m?me. Parfaitement en repos, il le dit du moins, vis-?-vis de sa conscience, il trouve dans le simple sentiment de son existence, dans la perception des moindres mouvements de son ?me, une jouissance douce et continue. Sur ce point, il ?tablit une distinction bien subtile entre <> et <>: l'amour-propre c'est la vanit?, il la bl?me; l'amour de soi-m?me, c'est le plaisir que prend l'individu dans la conscience de son ?tre. <> Ce dernier sentiment, Jean-Jacques s'y livre tout entier.

Eh bien, la r?verie, la solitude, la misanthropie, l'oisivet?, la contemplation de soi-m?me, toutes ces choses lui ont-elles donn? le bonheur? Il s'en faut bien. ?coutons-le: <> Il est vrai que ces aspirations m?me ?taient, ? l'en croire, <> mais voici un aveu significatif: <> Les agitations vaines, les terreurs sans cause le viennent assaillir. Il attribue ? ses ennemis de sourds complots, de t?n?breuses machinations. Ses terreurs vont jusqu'? l'hallucination. Au milieu de ces mis?res morales, il s'?crie: <> A ce compte, il dut consid?rer sa mort comme le premier bien qui lui ?chut. Il est m?me permis de craindre qu'il n'ait pas su l'attendre, et qu'il ait achet? sa d?livrance par un crime. Volontaire ou non, sa fin fut pr?matur?e; ? d?faut de sa main, le chagrin qui le minait avait assez de puissance pour briser l'organisation d?licate qu'il avait rapidement us?e.

Je le demande, le caract?re que je viens de rappeler ne r?unit-il pas tous les signes du mal dont notre pays a tant g?mi depuis Rousseau? Est-il une forme de tristesse, une nuance de m?lancolie qui ne soit contenue dans ce type ou qui ne puisse s'y rattacher?

Et maintenant, s'il faut me prononcer sur les th?ories pr?ch?es par Rousseau, que puis-je faire de mieux que de leur opposer son propre jugement et d'en appeler de Jean-Jacques ? lui-m?me? Vraiment sage quand il est d?sint?ress?, il d?clare que la vie contemplative ne convient pas ? tous les hommes, <> Un jeune homme lui ayant demand? la permission de s'?tablir pr?s de lui, il l'en d?tourne vivement et lui dit: <> Enfin, consult? sur un projet de suicide, il le combat avec une ironie pleine de sens, et d?voile les sentiments de vanit? et de haine cach?s sous l'appareil d?clamatoire de la lettre ? laquelle il r?pond. Mais de tous les enseignements qu'il a laiss?s aucun ne peut ?tre compar? ? son exemple. Sa triste existence, sa fin plus triste encore, sont la r?futation la plus ?clatante de ses trop sp?cieux syst?mes, et la d?monstration douloureuse de cette v?rit? qu'on ne peut impun?ment lutter contre l'instinct le plus profond de l'homme, la sociabilit?; qu'en voulant s'affranchir de toute contrainte, on trouve dans sa propre pens?e un tyran impitoyable, et que l'?go?sme, auquel se r?duit en d?finitive <> aussi bien que <>, se pr?pare ? lui-m?me de cruels ch?timents. Par malheur, cette grande le?on est rest?e vaine, et l'exp?rience si ch?rement acquise par Jean-Jacques n'a sauv? aucun des disciples que lui suscita son g?nie.

Ces disciples furent nombreux, m?me de son vivant. Sans parler de plusieurs de ses lectrices sur lesquelles il exer?a, ? distance, un si grand empire, de ces engouements f?minins si ardents et si romanesques, il eut parmi les jeunes hommes de fervents admirateurs. On a vu tout ? l'heure comment ses avis ?taient sollicit?s par eux. Je ne sais si ceux qui l'entretenaient de projets de suicide eussent suivi sans h?siter un conseil favorable ? ces projets, mais les consultations de ce genre n'?taient pas rares. Un grand nombre des contemporains de Rousseau l'ont consid?r? comme leur ma?tre. <>

Dans ce nombre on distingue Deleyre dont on a publi? la correspondance avec Rousseau. Dans son enthousiasme, il voit en lui plus qu'un philosophe: un proph?te; il compare la fuite de Jean-Jacques en Suisse, ? celle de J?sus-Christ en ?gypte. S'il ne partage pas les principes spiritualistes de son ma?tre, il lui ressemble par ses souffrances intimes. Il ?prouve des regrets de sa pi?t? perdue, des d?sirs de retour ? la foi. Que ne donnerait-il pas pour en recouvrer le bienfait? <> Cet ?tat d'aspirations st?riles est habituel ? Deleyre. Il se plaint de ne pas savoir se gouverner, il craint les moments de d?soeuvrement; il demande conseil contre l'ennui, et il ?crit ces lignes significatives: <> Enfin il faut citer de lui ce mot d'une ?nergique concision: <>

Apr?s ce pros?lyte peu connu, je dois parler d'un plus illustre disciple, qui lui-m?me est devenu un ma?tre et qu'en le rapprochant de Jean-Jacques, on a spirituellement appel? l'?lis?e de cet autre ?lie.

Bernardin de Saint-Pierre manifesta d?s l'enfance le go?t de la r?verie. Il montra aussi dans diverses circonstances un vif penchant pour la solitude. Les m?comptes et les ?preuves diverses de sa vie augment?rent cette disposition m?lancolique. On lui a m?me reproch? une humeur inqui?te et ombrageuse. Il est certain que, pendant quelque temps, il tomba dans une profonde misanthropie. Jouet de mille terreurs, de mille illusions des sens, il ne pouvait supporter la soci?t? des humains. <> Sans doute, cette crise ne fut pas de longue dur?e et dans les ?crits de B. de Saint-Pierre, la m?lancolie est r?duite ? des proportions bien modestes et bien inoffensives. Il en fait plut?t un plaisir qu'une peine; on le voit par les exemples qu'il en donne. <> Ces sensations qu'il aime ? d?crire, il les proclame <> Il traite aussi du <> du plaisir de la solitude <> Toutefois B. de Saint-Pierre a connue une certaine tristesse maladive et par l?, sans atteindre Rousseau, il se rapproche de lui.

Ainsi, chez Mlle Lespinasse, comme chez Mme du Deffand, et du c?t? des encyclop?distes comme du c?t? de leurs adversaires, partout s'?tablit en France une rivalit? de tristesse, ou, si l'on aime mieux, un ?trange accord de plaintes contre les douleurs de la vie. Il en ?tait de m?me ? l'?tranger.

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