Read Ebook: Les Idoles d'argile. by Reybaud Louis
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Ebook has 804 lines and 49231 words, and 17 pages
e meilleur conseil: elle promit au jeune homme de s'occuper de lui, et, en effet, elle s'y employa d'une mani?re active. En sa qualit? d'homme d'affaires, Jules Granpr? avait besoin d'un aide: elle lui imposa Paul Vernon, en fixant elle-m?me les ?moluments attach?s ? l'emploi. Depuis six mois, le jeune homme ?tait entr? en exercice, et Granpr? assurait qu'il montrait de grandes dispositions.
Paul Vernon voyait donc arriver ce moment d?licat de la vie d'o? l'avenir d?pend; il avait ? choisir entre la bonne et la mauvaise voie. Les traditions de sa famille, les inspirations de sa jeunesse, les appels du coeur, les instincts de l'esprit, tout le portait vers le bien, tout lui conseillait de prendre une carri?re dont il n'e?t jamais ? rougir, qui ne l'expos?t point ? des tentations trop vives, ? des capitulations o? l'honneur serait en jeu. Il y avait d'ailleurs en lui toute l'intelligence n?cessaire pour r?ussir, quelle que f?t la direction qu'il pr?t; seulement, il fallait se r?signer ? attendre la fortune au lieu de vouloir l'enlever d'assaut. Jamais meilleure nature n'allait ?tre aux prises avec les obsessions d'un mauvais g?nie ni lutter avec plus d'honn?tet? instinctive contre les s?ductions du monde financier.
On va voir comment il se tira de ce combat difficile. En attendant, il est chez Jules Granpr?, o? il copie de sa main et commente avec attention les plans et devis du chemin de fer qui doit attirer sur ses fondateurs les b?n?dictions de la P?ninsule.
La compagnie p?ninsulaire.
Assembl?e des fondateurs.
Quelques jours s'?taient ?coul?s depuis les sc?nes dont l'h?tel du faubourg du Roule avait ?t? le th??tre, quand Jules Granpr? r?unit chez lui une douzaine de personnages appartenant ? la grande ou ? la petite finance, visages bien connus dans le circuit de la corbeille de la Bourse ou sur les marches du caf? de Paris. Sur leurs physionomies respirait un m?me sentiment, celui de l'impassibilit?, masque habituel et n?cessaire des hommes qui se plaisent aux chances al?atoires. Il n'y avait l? que des v?t?rans, aguerris aux hasards du jeu, calmes dans la d?faite comme dans le triomphe, et, ne voyant dans le laurier du combat qu'un topique pour le pansement de leurs blessures.
Au milieu d'eux, se trouvait un homme qui, ?videmment, n'appartenait pas ? la m?me famille. Il s'?tait empar? du poste d'honneur et adoss? ? la chemin?e; l'air conqu?rant, l'oeil superbe, la main engag?e dans les boutons de son habit, il laissait tomber de loin en loin sur l'assembl?e attentive quelques paroles de protection. C'?tait le grand Vincent, le c?l?bre Vincent, qui, l'un des premiers en Europe, avait devin? la puissance de l'int?r?t mat?riel. De l? cette d?f?rence dont on l'entourait, cet hommage silencieux de la part de ces repr?sentants de la haute et petite finance. Il faut le dire, Vincent avait une qualit? assez rare dans le monde des sp?culateurs: il se prenait au s?rieux. On pouvait croire en lui, mais jamais autant qu'il y croyait lui-m?me. Il avait ex?cut? en Belgique et en Allemagne quelques travaux qui n'?taient pas sans m?rite: ces titres lui causaient des vertiges. Il s'?tonnait que les populations ne lui eussent pas ?lev? de statues, que l'on ne frapp?t point de m?dailles en son honneur, que vingt nations, jalouses d'?tre mat?riellement gouvern?es, ne se jetassent pas ? ses genoux pour qu'il daign?t se charger de leurs affaires.
Rien de plus exalt? que le grand Vincent quand on le pla?ait sur son terrain favori: il ne se poss?dait plus et s'enivrait de ses plans d'int?r?t mat?riel comme le soldat s'enivre de l'odeur de la poudre. L'id?e d'un chemin de fer le mettait hors de lui; il lui semblait que la destination de l'homme, parfaitement indiqu?e par la nature, ?tait de faire quatre-vingts kilom?tres ? l'heure, et que tout ce qui reste en de?? de ce chiffre est autant d'enlev? aux vues du Cr?ateur. Quand on lui parlait des besoins de l'?me et du monde moral, il r?pondait que rien n'est plus moral que ce qui est mat?riel. Cet argument lui paraissait sans r?plique: tant pis pour ceux qui le trouvaient insuffisant.
Voil? par quelles perspectives le c?l?bre Vincent s'?tait rendu populaire dans le monde de la finance et de la Bourse. D'ailleurs, il n'?tait pas seulement un homme ? doctrines mat?riellement avanc?es, il descendait souvent sur le terrain de la pratique. Jaloux de couvrir le globe de voies de fer, il ne d?daignait pas d'y mettre la main; et c'est lui qui avait song? ? doter l'Espagne d'une grande ligne de communication qui devait la partager dans toute sa longueur. Il s'agissait d'arr?ter les combinaisons financi?res de l'entreprise. C'est Granpr? qui avait pr?par? le travail: l'agent de change se pla?a devant une table charg?e de papiers, et au bout de laquelle figurait Paul Vernon en qualit? de secr?taire; il demanda la parole et commen?a son expos?. Comme il s'agissait de petits d?tails d'affaires, le prodigieux Vincent affecta de se tenir ? l'?cart, r?servant sa force pour des combats plus dignes de lui.
< --Gardez cela pour vos actionnaires,>> s'?cria un fondateur bel esprit en interrompant l'orateur. Tous les assistants accept?rent cette saillie; Vincent seul ne put contenir un mouvement d'irritation. Le grand homme prenait tout au s?rieux, m?me les b?n?dictions de l'Espagne. Granpr? continua: --Un instant! un instant, dit un fondateur difficile: voil? bien la combinaison; mais o? sont les ?l?ments de succ?s? --Former une compagnie ne suffit pas, reprit un deuxi?me fondateur plus exigeant encore; il faut la rendre viable! --Bah! bah! s'?cria un fondateur enthousiaste, o? est la compagnie qui ne marche pas? Elles vont toutes sur des roulettes. Ces propos, qui se croisaient, firent na?tre sur-le-champ une conversation confuse; Granpr? eut peur qu'elle ne d?g?n?r?t en dissentiments; il s'empressa de dominer le bruit et donnant ? sa voix tout l'?clat dont elle ?tait susceptible: --Bravo, Granpr?, s'?cria le fondateur enthousiaste qui remplissait ? merveille l'office de claqueur. --A la bonne heure, dit en insistant le fondateur difficile, voil? pour le jeu des actions; mais il faut voir l'affaire en elle-m?me. De quelle fa?on esp?rez-vous la conduire? --J'aurai r?ponse ? tout, reprit Granpr?; seulement je demande ? proc?der avec m?thode. La compagnie est donc constitu?e; le chemin existe ? la Bourse de Paris; il y est visible tous les jours d'une heure ? trois. Peut-?tre vaudrait-il mieux s'en tenir l? et abandonner le reste ? la Providence. Beaucoup de chemins font plus de bruit ? l'?tat fabuleux qu'? l'?tat r?el, et il en est une foule sur lesquels on voit rouler plus d'actions que de locomotives. Prolonger cette situation, tenir une ligne de fer dans les nuages, dans les sph?res de l'id?al, est une combinaison qui n'a point encore ?t? essay?e et qui ne manquerait pas d'un certain ?-propos. C'est ? y r?fl?chir. --Au fait, Granpr? a raison, dit le fondateur enthousiaste, la Bourse est capricieuse, elle aime l'impr?vu. --Un pair de France, dit le fondateur difficile sur un ton ?minemment suffisant; j'en offre deux. --Et moi trois, reprit l'autre fondateur, qui paraissait s'?tre fait une loi de surench?rir. --Total six pairs, dit Granpr? sans se d?concerter; assez de pairs comme cela. La souscription est close, quant aux pairs de France. Il s'agit maintenant d'obtenir un m?me nombre de d?put?s. En g?n?ral, messieurs, le d?put? exige d'?tre mani? avec adresse; il s'effarouche ais?ment. Ce n'est pas tout: il y a d?put? et d?put?; il y a le d?put? qui compte et le d?put? qui ne compte pas, le d?put? actif et le d?put? indolent, le d?put? retors et le d?put? qu'on joue sous jambe, le d?put? dont la voix est inf?od?e ? tous les cabinets et le d?put? qui ne se livre jamais qu'? demi, le d?put? sur la limite. Voil? des nuances que je vous recommande: en fait de patrons, ce n'est pas toujours le nombre qui importe, c'est la qualit?. Choisissons les n?tres. Que d?sirons-nous, apr?s tout? le bien de la P?ninsule: un pareil but peut s'avouer, et les hommes publics sont faits pour le comprendre. --A la bonne heure! dit le grand Vincent; prouvons qu'il n'y a rien de plus moral que ce qui est mat?riel. --C'est cela! s'?cria le fondateur difficile, et nous concourrons l'an prochain au prix de vertu. --Assez d'attendrissement, reprit Granpr?. Nous voici pourvus de pairs et de d?put?s; c'est un grand pas de fait; on peut passer outre. Il a ?t? vers? dans nos caisses le dixi?me du montant des actions: trente millions sur trois cents. C'est bien; l'affaire a une garantie. Arm?s de toutes pi?ces, nous poursuivons la concession; nous la poursuivons pendant trois mois, six mois, dix mois; le temps travaille pour nous; il est notre auxiliaire, comme vous le verrez tout ? l'heure. Maintenant, mettons les choses au pire; pr?voyons tout, m?me un ?chec. La concession nous ?chappe; il faut renoncer ? l'entreprise; il faut rendre l'argent, ajouta l'orateur avec un accent douloureux. --Jamais, s'?cria le fondateur enthousiaste qu'emportait un ?lan involontaire; jamais! J'en rappelle. --Oui, mon ami; oui, messieurs, il est bon de se pr?parer d'avance ? cette id?e; on rendra l'argent sans retenue, sans d?compte. Ne froncez pas le sourcil; il le fallait!!! Seulement, les trente millions auront ?t? plac?s en compte courant ? 4% l'an. Mettez qu'il ne se soit ?coul? que neuf mois entre le versement et la restitution, voil? neuf cent mille francs d'int?r?t au plus petit pied. Nous sommes douze ici; c'est soixante et quinze mille francs pour chacun de nous, sans compter les primes glan?es ?? et l? sur les promesses d'actions et sur toutes les agr?ables chim?res que l'on nomme actions provisoires, ?ventuelles et fantastiques. Nous sommes spoli?s, messieurs, indignement spoli?s; mais il nous reste, du moins notre propre estime et une petite fiche de consolation. A peine Granpr? eut-il achev? cet expos? de l'affaire, qu'un long murmure d'approbation s'?leva dans l'assembl?e. A l'unanimit? on rendit justice au m?rite de ses combinaisons et ? la sagacit? dont il avait fait preuve en les d?veloppant. Ses conclusions furent adopt?es, et s?ance tenante on arr?ta toutes les bases de l'entreprise. Quand ce travail eut re?u la derni?re main, les fondateurs prirent cong? et Vincent se retira combl? de nouveaux hommages. Le grand homme demeurait plus que jamais convaincu de la beaut? de ses th?ories; il persistait ? croire qu'il n'y a de vraiment moral que ce qui est mat?riel et que rien ne vaut un bon potage pour disposer le coeur de l'homme ? la vertu. Les trois entretiens. Cette fi?vre ?tait dans sa plus ardente p?riode quand Jules Granpr? se retrouva avec la baronne dans la salle de verdure, destin?e aux visites confidentielles. L'homme d'affaires avait le visage rayonnant et des airs de conqu?te plus caract?ris?s que de coutume. Il marchait sur la pointe des pieds comme un mortel heureux de vivre et enchant? de lui-m?me. --Eh bien, ?l?onore, dit-il en lui prenant vivement les deux mains, nous allons aux nues. Un Golconde, ma ch?re, ou plut?t un P?rou! La compagnie bat monnaie ? notre profit. --Il y a donc du nouveau depuis hier, r?pondit la baronne. C'est comme chez Nicolet, ? ce qu'il semble. --Du nouveau, mon amie, r?pliqua Granpr?; il nous d?borde, le nouveau: la mar?e ne monte pas plus vite. Cinq francs par heure, ? vue d'oeil, voil? notre mouvement de hausse. Il faut que j'y mette ordre; autrement on irait trop loin, on n'y proc?derait pas avec assez de m?nagement. --Bah! le succ?s vous fait peur, Granpr?; vous craignez le vertige, dit la baronne. --Jugez donc, reprit l'homme d'affaires. Cent vingt-cinq francs de prime. Il faut qu'ils aient le diable au corps, les malheureux. --Je le crains, dit la baronne en riant. --Et votre mari, ?l?onore, qui gagne cinq cent mille francs sur ses quatre mille actions; voil? d?j? une somme. --Il faut la r?aliser, Granpr?; votre Bourse m'effraye, dit la baronne pensive. --R?aliser! s'?cria l'homme d'affaires avec l'?pret? du joueur; r?aliser ? cent vingt-cinq francs de prime! On nous montrerait du doigt, ma ch?re! --Tenez, Granpr?, dit la baronne d'un air s?rieux, j'ai aujourd'hui des id?es noires. Le g?n?ral est au plus bas et je voudrais voir clair dans ses affaires. --Eh bien, ma ch?re, r?pliqua l'ami de la maison, attendons encore deux semaines. Dans deux semaines nous serons ? trois cents francs, et peut-?tre plus haut. Loin de retarder le mouvement, je vais l'acc?l?rer. A trois cents francs, nous vendrons: ce sera douze cent, mille francs de diff?rence, bien et d?ment acquis. La compagnie deviendra ensuite ce qu'elle pourra. --A la bonne heure! dit la baronne; vous connaissez votre terrain; agissez ? votre guise. Seulement, p?chez plut?t par exc?s de prudence, mon ami; il vaut mieux ne pas ?puiser le succ?s que de se laisser surprendre par la d?faveur. Mais j'y pense, ajouta-t-elle, o? en est notre affaire principale, Granpr?? --La vente des immeubles? dit celui-ci. --Oui, Jules; il n'y a plus rien ? attendre du g?n?ral; le bras droit est paralys?. Impossible d?sormais de lui arracher une signature. --Nous n'en avons plus besoin, ?l?onore, r?pondit Granpr?; les pouvoirs qu'il a donn?s sont suffisants pour une ali?nation compl?te. J'ai vendu hier soir Petit-Vaux onze cent cinquante mille francs; c'est un mauvais prix, mais nous ne pouvions pas attendre. On m'offre huit cent trente mille francs de Champfleury; on ira probablement ? huit cent cinquante mille: ? cette limite je finirai. Il ne restera plus qu'? passer les actes et ? toucher les sommes. C'est un d?lai de deux mois; il serait bien essentiel que le g?n?ral p?t aller jusque-l?. Tandis que ces confidences s'achevaient dans une pi?ce du rez-de-chauss?e, un autre entretien venait de s'engager au second ?tage de l'h?tel. C'est l? qu'Emma avait son appartement, compos? de trois pi?ces donnant sur le jardin: une antichambre, la chambre ? coucher et un salon d'?tude. La baronne avait voulu que la jeune fille e?t une certaine libert? et presque une vie ? part. Garder un t?moin aupr?s d'elle ?tait une servitude trop pesante pour ?l?onore, elle r?gla donc les choses de mani?re ? s'?pargner ce souci. Les habitants de l'h?tel se voyaient ? de certaines heures; mais, dans le cours de le journ?e, chacun se tenait chez soi et y recevait son monde. Emma aurait ?t? souvent d?laiss?e, si le digne Muller n'e?t continu? aupr?s d'elle son r?le de guide et d'ami. Une grande partie de son temps ?tait consacr?e ? son ?l?ve bien-aim?e: arriv? le matin de bonne heure, il ne quittait le petit salon de travail que le soir et au moment o? Emma allait descendre pour le d?ner. La musique, le chant, le dessin variaient ces longues s?ances, de mani?re ? n'y jamais r?pandre de l'ennui; et quand le temps ?tait beau, le ma?tre et l'?l?ve allaient chercher dans le jardin quelques distractions et un th??tre pour leurs ?tudes de botanique.
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