Read Ebook: Les Idoles d'argile. by Reybaud Louis
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Ebook has 804 lines and 49231 words, and 17 pages
Emma aurait ?t? souvent d?laiss?e, si le digne Muller n'e?t continu? aupr?s d'elle son r?le de guide et d'ami. Une grande partie de son temps ?tait consacr?e ? son ?l?ve bien-aim?e: arriv? le matin de bonne heure, il ne quittait le petit salon de travail que le soir et au moment o? Emma allait descendre pour le d?ner. La musique, le chant, le dessin variaient ces longues s?ances, de mani?re ? n'y jamais r?pandre de l'ennui; et quand le temps ?tait beau, le ma?tre et l'?l?ve allaient chercher dans le jardin quelques distractions et un th??tre pour leurs ?tudes de botanique.
Paul Vernon ?tait aussi l'un des rares visiteurs qui avaient acc?s chez Emma. Le jeune homme aimait, dans sa cousine, cette bont? d'ange qui lui faisait trouver de l'int?r?t au r?cit de sa nouvelle vie, ? mille d?tails qu'elle comprenait ? peine, aux agitations du monde bruyant auquel il venait de se m?ler. Paul se trouvait alors plac? sous l'empire d'une premi?re ivresse; autour de lui on ne parlait que de sommes consid?rables, et les hommes qu'il fr?quentait semblaient tous arm?s du pouvoir de changer en or ce qui leur passait par les mains. Il n'en fallait pas davantage pour faire na?tre dans ce cerveau ardent les ?blouissements que cause la richesse. Ce qui surtout avait frapp? le jeune homme, c'est le succ?s de la compagnie qui s'?tait form?e sous ses yeux. Que de millions sortis de terre comme par enchantement! Que de fortunes improvis?es! Cent mille francs pour chaque coup de d?, et des coups toujours heureux! Comment r?sister ? un pareil spectacle! Dans ses conversations avec sa cousine, Paul revenait toujours l?-dessus, et la na?ve enfant l'?coutait sans le bien comprendre. Le son de la voix de Paul lui plaisait: c'?tait une musique douce ? son oreille. Que lui importait le reste? Muller n'?tait pas aussi complaisant: l'excellent, homme sentait que Vernon s'engageait dans une triste voie, et il cherchait ? jeter quelque d?senchantement sur son enthousiasme. Quand Paul lui parlait de ces surprises faites ? la fortune dans les chances al?atoires de la Bourse, l'Allemand secouait m?lancoliquement la t?te: et, s'armant d'un? douce ironie, il lui disait:
--O? cela vous conduira-t-il, jeune homme? et quand je dis vous, je dis votre g?n?ration tout enti?re! Vous avez fait en France une r?volution terrible pour abolir la noblesse de race, et voil? que vous souffrez qu'il s'?l?ve une autre noblesse, celle de l'argent, et souvent de l'argent mal acquis!
Autrefois, c'?tait le fer qui r?gnait; aujourd'hui, c'est l'or: l'un soumettait sans avilir, l'autre ne domine qu'au prix de la honte.
Paul Vernon essayait de se d?fendre; il parlait des besoins d'une circulation active et des bienfaits que r?pand sur un pays l'abondance des capitaux. Muller, en vrai sto?cien, n'acceptait pas ces motifs comme suffisants.
--Non, ajoutait-il avec un peu d'amertume, c'est du plus triste exemple. L'esprit public s'y perd, les peuples s'y d?moralisent. Quoi! il existe un lieu o? l'on bat monnaie sur la cr?dulit? publique; et l'?tat non-seulement soufre ce scandale, mais s'en rend complice! Comment voulez-vous qu'un tel exemple ne r?agisse pas sur les moeurs d'une nation, et que la soif de l'argent ne gagne pas toutes les classes? Vous chercherez un jour des soldats, et vous ne trouverez que des mercenaires; des magistrats, et vous ne trouverez que des consciences v?nales; des instituteurs pour l'enfance, et vous ne trouverez que des sp?culateurs; des pr?tres, et vous ne trouverez que des ambitieux. Partout on recueillera bient?t ce qu'aujourd'hui l'on s?me. La soci?t? ne sera plus qu'un grand bazar o? tout sera ? vendre, services, votes, arr?ts, fonctions publiques. C'est une dissolution, jeune homme; c'est le r?gne de dieux p?tris de boue.
L'Allemand s'animait et son accent donnait ? ces sorties un caract?re encore plus pittoresque. Paul, de son c?t?, se piquait au jeu et insistait sur le m?rite des voies de fer, filles du g?nie moderne, sur les avantages que ces moyens de communication rapide doivent assurer ? l'humanit?. L? encore il rencontrait Muller, qui semblait d?cid? ? ne pas c?der un pouce de terrain:
--Vous irez sur les ailes du vent, disait-il, je le veux bien; l'espace sera presque aboli. C'est une grande m?tamorphose, soit, une modification profonde du monde mat?riel. Mais voyons plus haut, s'il vous pla?t. En quoi le coeur y est-il int?ress?? Vous faites beaucoup pour le corps; pour l'?me, rien. Je voudrais au moins un progr?s parall?le; je le cherche vainement. De ce que les populations se m?leront plus ais?ment; que les uns pourront aller plus vite ? leurs plaisirs, les autres ? leurs affaires, s'ensuivra-t-il qu'il y aura ici-bas plus d'honneur, plus de probit?, plus de d?vouement ? la patrie, plus de dignit? chez l'homme, plus de pudeur chez la femme? Les affections s'?pureront-elles, l'amour du prochain prendra-t-il de l'?nergie? Sera-ce enfin un coup port? ? ces mauvais penchants qu'on a tant de peine ? r?duire, l'?go?sme, la cupidit?, l'orgueil, la jalousie? Voulez-vous que je vous dise toute ma pens?e? Je crains qu'au milieu de nos progr?s et de nos conqu?tes sur la nature, la part du mal ne s'accroisse, et que la part du bien ne soit amoindrie. On ira plus rapidement vers le vice, vers le crime, voil? tout; le malfaiteur sur le th??tre de ses exploits, l'industriel dans le centre de ses op?rations de moins en moins loyales. Telle est ma crainte, jeune homme, et le ciel m'est t?moin que je d?sire m'abuser.
Ainsi parlait Muller, et ces entretiens se renouvelaient souvent. L'Allemand, dans ses acc?s de pessimisme, ne m?nageait pas son adversaire, et plus d'une fois Emma vint au secours de Paul.
--Allons, bon ami, disait-elle ? Muller d'une voix caressante, vous ?tes bien grondeur ce matin.
Il ?tait ?crit que, ce jour-l?, tout l'h?tel serait en rumeur pour la m?me cause. Quand le cabriolet de Granpr? eut p?n?tr? dans la cour et se fut arr?t? devant le perron, il en sortit un jeune gar?on rev?tu d'une livr?e. Apr?s s'?tre assur? que le cheval demeurait en repos, il s'achemina en sifflant vers la loge de Falempin, et y entra de la mani?re la plus cavali?re. Le p?re Lalouette s'y trouvait en visite, et la m?re Falempin ?gouttait son linge dans une vaste terrine garnie d'eau savonneuse. Heurt?e en passant par le nouveau venu, elle se releva de fort mauvaise humeur.
--Malhonn?te! s'?cria-t-elle, est-ce qu'on entre ainsi chez les gens? Vous nous prenez donc pour des Prussiens, l'ami?
En achevant ces mots, elle allait joindre l'effet ? la menace et se disposait ? jouer du poing quand son visage changea subitement d'expression. La surprise y faisait graduellement place ? la col?re.
--Tiens! tiens! tiens! dit-elle en cherchant ? ?claircir ses doutes.
--Eh bien, oui, r?pliqua le nouveau venu, me voil?.
--Dieu de dieu! c'est bien Anselme! s'?cria la vieille avec un juron expressif. Viens donc, C?sar, viens voir Anselme.
Le concierge accourut suivi du p?re Lalouette. La m?re Falempin, de plus en plus ?tonn?e, examinait avec soin son neveu, et le retournait dans tous les sens.
--Ah ?a! dit-elle, qu'est-ce que c'est donc que cette pelure? dans quel r?giment t'es-tu enr?l?, mon fiston?
--Dans le noble r?giment des laquais, tante. Respect ? l'uniforme! r?pondit Anselme en riant.
--Toi, s'?cria C?sar, toi laquais! Ne valait-il pas mieux rester ouvrier, malheureux!
--Laquais! ajouta le p?re Lalouette avec un geste qui exprimait ? la fois le d?dain et la compassion.
--Laquais! dit la vieille en essuyant une larme; c'est son ventre qui l'aura perdu. Va, je te renie!
--Pas tant de bruit, les anciens, reprit le jeune gar?on; ?coutez-moi d'abord, et vous me condamnerez ensuite si je suis fautif. Vous ne voulez pas me faire manquer ma fortune, n'est-ce pas?
--Qui te parle de ?a? dit C?sar Falempin;
--Eh bien, poursuivit Anselme, si j'?tais rest? ouvrier, jamais je n'aurais eu la moindre chance; aujourd'hui; j'en ai des chances, et de fameuses. Un peu d'attention: il faut vous dire que de trimer d?s six heures du matin ? six heures du soir sur un ?tabli de menuisier, ?a ne m'allait gu?re. Suer ?norm?ment et ne pas manger son so?l, voil? la vie de l'ouvrier.
--Quand je vous le disais, s'?cria l'ex-cantini?re: toujours sur sa bouche! Veux-tu bien te taire, gros d?prav?!
--Par ainsi, reprit Anselme, j'avais l'id?e de changer d'?tat; mais comment? c'?tait le difficile. Un jour, je me mets ? r?fl?chir que M. Granpr?, qui vient souvent ici, a une figure bien nourrie, et qu'il doit faire bon vivre chez lui. Je ne fais ni une ni deux, je me propose. Heureusement, il a besoin d'un gar?on de bureau pour une compagnie dont je vais vous parler: il m'accepte et j'entre, en fonctions. Pas grand'chose ? faire; nettoyer les salles, conduire quelquefois le cabriolet, enfin, un amour de service. Et puis, quelle cuisine! Je n'y suis que depuis quatre jours, et d?j? je me refais, tante! C'est une maison de prince!
--Et la d?froque de laquais, Anselme, tu n'en parles pas? dit Falempin d'une voix s?v?re.
--Ah ?a! quels contes viens-tu nous faire? dit C?sar. Garde ces sornettes-l? pour des enfants.
--Des sornettes, mon oncle! s'?cria Anselme scandalis?. Je vous en souhaite, des sornettes comme celles-l?. Figurez-vous qu'hier, pas plus tard qu'hier, il est venu dans nos bureaux un concierge de la rue du Bac, concierge de bonne maison, faut l'avouer. Il nous porte six mille francs, fruit de ses ?conomies. Combien croyez-vous qu'il ait aujourd'hui ? lui, cet homme?
--Mais, quelques cents francs de plus, dit Falempin, que ce d?tail int?ressait.
--Il a neuf mille francs, les anciens, neuf mille francs, pas un sou de moins, reprit Anselme: ? preuve que je viens de les lui porter ? son domicile. Les six mille francs ont fait des petits dans la nuit. C'est neuf mille francs aujourd'hui; excusez du peu. Voil? notre ?tablissement.
L'assurance d'Anselme gagnait peu ? peu ses auditeurs, et l'on commen?ait ? trouver dans la loge qu'il n'avait pas eu compl?tement tort de quitter la blouse de l'ouvrier pour l'habit de l'homme ? gages. Anselme profita de la r?action pour exag?rer les merveilles de la sp?culation o? il figurait comme gar?on de bureau. Les pauvres gens sont cr?dules.
Le cabaret du p?re Lalouette.
Anselme, dans sa nouvelle condition, avait peu de libert? pendant les jours ouvrables; le dimanche seulement il obtenait de loin en loin un cong? et en profitait pour aller prendre ses ?bats.
C'est dans l'un de ces jours de vacance que nous le retrouvons, plus joyeux que jamais, sous la tonnelle d'un cabaret situ? sur la limite des Thernes, et ? l'entr?e du boulevard qui conduit ? Monceaux.
Ce cabaret est celui du p?re Lalouette.
Ce motif n'?tait pas le seul qui e?t guid? le p?re Lalouette dans ce choix et maintenu les consignes s?v?res qui donnaient ? son cabaret ce caract?re exclusif. Apr?s la mort de son fils, arriv?e peu d'ann?es auparavant, il avait recueilli chez lui Suzon Lalouette, qui restait orpheline. L'enfant avait grandi sous les yeux du vieillard; elle s'?tait ?panouie comme un bouton de rose. Elle avait alors dix-huit ans, et pr?sidait au service de la maison. Rien de plus gracieux que son visage, rien de plus doux que son regard. C'?tait la fra?cheur et la sant? m?me. Alerte et toujours gaie, elle allait et venait, souriant ? tout le monde; et si chaste pourtant, si na?ve, qu'il ?tait impossible de ne pas la respecter. On ne surprenait l? ni le man?ge de la fille coquette, ni les ruses de la fille ? marier. Suzon ?tait heureuse de vivre, et cela se voyait sur ses l?vres rouges comme la grenade, dans ses grands yeux noirs qui brillaient sous ses longues prunelles, dans ses dents de perle, dans ses joues anim?es du plus bel incarnat, dans ses beaux cheveux ch?tains et dans un corsage qui trahissait des tr?sors ? faire envie ? un roi. Suzon ?tait ainsi la f?e du logis et en m?me temps la joie du vieux p?re Lalouette. Il en ?tait fier et jaloux, et apr?s la r?publique il n'avait rien aim? autant que cette ravissante cr?ature.
Le motif qui avait conduit Anselme dans cet obscur cabaret ?tait des plus simples. On ?tait au 14 juillet, et le vieux r?publicain avait choisi cet anniversaire pour prendre sa revanche du d?ner du 20 mars. C?sar Falempin, sa femme et leur neveu venaient donc de se r?unir sous la tonnelle o? Suzon et Lalouette leur faisaient les honneurs d'un copieux souper. Il ?tait tard; le cabaret avait vu peu ? peu ses clients se disperser. Un air ti?de et doux remplissait l'air et apportait sous cette vo?te de verdure l'odeur des foins dont la campagne ?tait sem?e. Pour faire honneur ? ses h?tes, le p?re Lalouette tira du fond de sa cave des vins r?serv?s pour les grandes occasions, et, sous leur influence g?n?reuse, l'entretien s'anima. Anselme avait Suzon pour voisine, et ses charmes agissaient peu ? peu sur lui. Elle, de son c?t?, n'?tait pas insensible ? l'entrain de ce gros gar?on et ? ses mani?res r?jouies. C'?tait une idylle populaire qui commen?ait; on sait qu'elles marchent tr?s-rondement.
Longtemps il parla seul, et l'auditoire ne se lassa point d'?tre bienveillant. Cependant; de tous les convives, Suzon ?tait celui qui manifestait l'attention la plus soutenue. L'enthousiasme d'Anselme l'avait gagn?e, et d'elle ? lui r?gnait cette sympathie que communique seule la jeunesse. Ses yeux ne quittaient pas ceux de l'orateur; et la chose alla si loin, que C?sar Falempin poussa le coude du vieux d?mocrate.
--Lalouette, lui dit-il ? l'oreille et de mani?re ? n'?tre entendu que de lui seul, Lalouette, regarde donc ta Suzon.
--Eh bien? r?pliqua Lalouette.
--Elle d?vore Anselme des yeux, dit C?sar; elle est prise, vieux, elle est prise.
Les deux vieillards n'avaient pas ?touff? leurs voix avec assez de soin; Suzon les entendit et pr?ta l'oreille.
--Eh bien, quand cela serait? dit Lalouette.
--Au fait, dit C?sar, c'est assorti. Un joli couple, ma foi! On pourra voir.
--Je donne tout ce que j'ai ? Suzon, dit Lalouette; deux mille francs! C'est sa dot.
--Et moi tout ? mon neveu, r?pliqua Falempin; apr?s ma mort et celle de ma vieille, bien entendu.
--Eh bien, tope l?, dit Lalouette.
--C'est fait, dit Falempin.
A ces derniers mots, Suzon ne put pas tout ? fait se contenir; elle devint rouge comme une cerise.
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