bell notificationshomepageloginedit profileclubsdmBox

Read Ebook: Nouvelles Asiatiques by Gobineau Arthur Comte De

More about this book

Font size:

Background color:

Text color:

Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page

Ebook has 1384 lines and 103759 words, and 28 pages

Il pr?senta ensuite son camarade ? un homme fort grand de taille, vigoureux, blond, avec des yeux gris p?le, de grosses l?vres, un air de jovialit? convaincue. C'?tait un Russe. Ce colosse souriait, portait un costume de voyage peu ?l?gant, mais commode, et qui trahissait d'abord l'intention arr?t?e d'?viter toute g?ne. Gr?goire Ivanitch Vialgue ?tait un propri?taire riche, une sorte de gentilhomme campagnard et, en m?me temps, un sectaire. Il appartenait ? une de ces ?glises r?prouv?es, mais toujours pr?sentes dans le christianisme, ? une de ces ?glises, que les grandes communions extirpent de temps en temps par le fer et par la flamme, mais qui, pareilles aux tra?n?es du chiendent, conservent quelque bouture inaper?ue et reparaissent. C'?tait, en un mot, un Doukhoboretz ou <>. Le gouvernement et le clerg? russes se sont arm?s contre les religionnaires dont Vialgue faisait partie. Quand ils les d?couvrent dans les provinces int?rieures de l'empire, ils ne les mettent pas ? mort, ainsi qu'on le faisait au moyen ?ge, mais ils les saisissent et les d?portent au Caucase.

Les Ennemis de l'Esprit sont d'opinion que la partie saine, bonne, innocente, inoffensive de l'homme, c'est la chair. La chair n'a d'elle-m?me aucun mauvais instinct, aucune tendance perverse. Se nourrir, se reproduire, se reposer, ce sont l? ses fonctions: Dieu les lui a donn?es et les lui rappelle sans cesse par les app?tits. Tant qu'elle n'est pas corrompue, elle recherche purement et simplement les occasions de se satisfaire; ce qui est marcher dans les voies de la justice c?leste; et plus elle se satisfait, plus elle abonde dans le sens de la saintet?. Ce qui la corrompt, c'est l'Esprit. L'Esprit est d'origine diabolique. Il est parfaitement inutile au d?veloppement et au maintien de l'Humanit?. Lui seul invente des passions, de pr?tendus besoins, de pr?tendus devoirs qui, contrariant ? tort et ? travers la vocation de la chair, engendrent des maux sans fin. L'Esprit a introduit dans le monde le g?nie de la contradiction, de la controverse, de l'ambition et de la haine. C'est de l'Esprit que vient le meurtre; car la chair ne vit que pour se conserver et nullement nous d?truire. L'Esprit est le p?re de la sottise, de l'hypocrisie, des exag?rations dans tous les sens, et partant, des abus et des exc?s que l'on a coutume de reprocher ? la chair, excellente personne, facile ? entra?ner ? cause de son innocence m?me; et c'est pourquoi les hommes vraiment religieux et vraiment ?clair?s doivent d?fendre cette pauvre enfant en bannissant vivement les s?ductions de l'Esprit. D?s lors, plus de religion positive pour ?viter de devenir intol?rant et pers?cuteur; plus de mariage pour n'avoir plus d'adult?re; plus de contrainte dans aucun go?t pour supprimer radicalement les r?voltes de la chair, et, enfin, l'abandon syst?matique de toute culture intellectuelle, occupation odieuse qui, n'aboutissant qu'au triomphe de la m?chancet?, n'a op?r? jusqu'ici qu'en faveur de la puissance du diable.

Les Ennemis de l'Esprit, bannissant tout r?sultat d'un effort de l'intelligence, n'estiment pas m?me l'industrie et opinent ? la r?duire aux fabrications les plus indispensables et aux proc?d?s les plus simples. En revanche, ils estiment grandement la charrue et se montrent agriculteurs exp?riment?s et ?leveurs de b?tail admirables. Les fermes ?tablies par eux dans le Caucase sont belles, bien tenues, prosp?res, et s'il n'?tait trop classique et trop fleuri de comparer les moeurs qui y r?gnent ? celles qui fleurirent jadis dans l'int?rieur des temples de la d?esse syrienne, on peut cependant affirmer avec assez d'exactitude que le Doukhoboretz d?passe de bien loin, dans ses habitudes, les fa?ons d'agir et de se r?gler des Mormons d'Am?rique.

--Vous ne rencontrerez jamais un plus aimable homme que celui-l?, dit Assanoff ? son ami, en lui montrant l'adversaire du sens commun; un plus brave homme, plus gai, plus obligeant n'existe pas! J'ai ?t? en cantonnement pr?s de chez lui, dans le voisinage des montagnes; et combien je m'y suis amus? et ? quel point il m'a ?t? utile, c'est ce qu'il est impossible de vous raconter, vous ne me croiriez pas! H?, Gr?goire Ivanitch! vieux dr?le! infernal coquin! viens que je t'embrasse: Pars-tu demain avec nous?

--Oui, monsieur le lieutenant, je l'esp?re; je ne crois pas avoir de raison pour ne pas partir demain avec vous. Mais aller jusqu'? Bakou, non! n'y comptez pas! je m'arr?terai ? Shamakha.

--Vilain trou, n'est-ce pas? r?pliqua Assanoff, tandis que, ainsi que tous les convives, il se mettait ? table et d?pliait sa serviette.

--Vous ne savez ce dont vous parlez, r?pliqua le sectaire en enfournant dans sa bouche une ?norme cuiller?e de soupe, car Mme Marron servait les convives ? leur rang, et une petite servante abaze venait de remettre une assiette pleine ? Gr?goire Ivanitch.

L?ocadie, qui connaissait le Caucase dans tous ses d?tails, crut devoir intervenir dans la conversation.

--Taisez-vous, s'?cria-t-elle en jetant sur Gr?goire Ivanitch un regard o? se peignait une indignation profonde; je sais qui vous ?tes et je sais aussi ce que vous voulez insinuer. Mais je ne souffrirai jamais qu'? ma table et dans la maison respectable de M. Marron on tienne des propos qui feraient rougir des sapeurs!

L?ocadie rougit fortement elle-m?me, pour prouver que sa modestie n'?tait nullement inf?rieure ? celle des membres du corps militaire, dont elle venait de signaler la vertu.

--Allons, jalouse, allons, r?pliqua Assanoff en agitant la main d'un air conciliant; il para?t que votre exp?rience d?couvre des pi?ges l? o? ma candeur n'en soup?onne pas. Soyez donc tranquille! ma fid?lit? ? mes serments est in?branlable! Explique-moi, Gr?goire Ivanitch, ce que tu pr?tends me faire entendre, car je suis d'un naturel curieux!

--Il est bien connu, reprit alors le Doukhoboretz en se versant un ?norme verre de vin de Kakh?tie, que la ville de Shamakha est c?l?bre pour le choix d?licat de ses plaisirs. Ce fut autrefois la r?sidence d'un prince tatare ind?pendant. On y entretenait une ?cole de danseuses admir?es de tous les pays et c?l?bres jusque dans les provinces persanes. Naturellement les peuples se rendaient en foule dans ce d?licieux s?jour, pour y jouir de la vue et de l'entretien de tant de belles personnes. Mais la Providence ne voulut pas laisser ? jamais les Mahom?tans uniques possesseurs de ces tr?sors. Nos troupes imp?riales attaqu?rent Shamakha, comme elles avaient fait des autres r?sidences des souverains du pays. La r?sistance des infid?les fut vive, et, au moment de succomber, la fureur les prit. Afin de ne pas voir les Russes heureux ? leur tour, ils r?solurent d'ex?cuter un massacre g?n?ral de toutes les danseuses.

--Voil? une de ces infamies qui finiraient par me faire embrasser ta religion, si elles devaient se r?p?ter souvent! interrompit Assanoff.

--Mais le massacre ne fut pas complet.

--Ah! tant mieux!

--Les r?giments russes enlev?rent la place d'assaut, au moment o? la tuerie commen?ait. C'?tait un spectacle affreux; la br?che b?aute donnait passage ? des flots de soldats; ceux-ci s'empressaient de faire main basse sur les d?fenseurs de la ville, enrag?s ? ne pas reculer d'un pouce. A leur grand ?tonnement, nos hommes trouvaient ?? et l? des cadavres de jeunes filles richement par?es de gazes rouges et bleues, paillet?es d'or et d'argent, couvertes de joyaux et jet?es sur le pav?, dans leur sang. En gagnant plus avant l'int?rieur des rues, ils aper?urent des groupes nombreux de ces victimes encore vivantes; les Musulmans les poussaient ? coups de sabre. Alors ils se jet?rent plus hardiment au milieu de la bagarre, et c'est ainsi que, lorsque toute r?sistance eut cess?, on se trouva avoir sauv? peut-?tre le quart des adorables personnes qui avaient port? jusqu'au ciel la gloire de Shamakha.

--Si ton histoire n'avait pas fini ? peu pr?s heureusement, s'?cria Assanoff, je n'aurais pas pu continuer mon d?ner. Mais de la fa?on dont tu t'y es pris je crois que j'irai jusqu'au dessert. Madame, seriez-vous assez bonne pour me faire donner du champagne?

Le mouvement qui suivit cette demande interrompit un moment l'entretien; mais quand on eut port? la sant? du nouvel officier arriv? au Caucase, ce que Mme Marron proposa d'une mani?re toute aimable et d'une fa?on qui e?t pu troubler le joyeux ing?nieur, s'il e?t poss?d? un naturel capable de s'arr?ter ? de pareilles v?tilles, un des convives renoua le fil de l'entretien:

--Je suis all?, dit-il, il y a quelques mois jusqu'? Shamakha, et l'on m'y a racont? que la danseuse la plus estim?e ?tait une certaine Omm-Dj?h?ne. Elle faisait tourner toutes les t?tes.

--Omm-Dj?h?ne, r?pondit brusquement l'Ennemi de l'Esprit, est une pitoyable fillette, pleine de caprices et de sottise! Elle danse mal, et, si on parle d'elle, c'est uniquement ? cause de son humeur insociable, et de ses bizarreries m?chantes. D'ailleurs, elle n'est aucunement jolie, il s'en faut de tout!

--Il para?t, notre ami, s'?cria Assanoff, que nous n'avons pas eu ? nous louer de cette jeune personne?

Arriv?e ? l'?ge de quatorze ans, Omm-Dj?h?ne s'enfuit de Derbend, o? r?sidait sa nouvelle m?re adoptive. On n'a pas su ce qu'elle ?tait devenue pendant deux ans. Aujourd'hui, la voil? une des danseuses de la troupe, instruite, conduite et gouvern?e par Mme Forough-el-Husn?t, autrement dit les Splendeurs de la Beaut?. D'ailleurs Gr?goire Ivanitch a raison. Beaucoup de gens ont cherch? ? s?duire Omm-Dj?h?ne, mais personne n'y a r?ussi.

Assanoff trouva ce r?cit tellement merveilleux, qu'il voulut faire partager son enthousiasme ? Moreno. Mais ce fut peine perdue. L'Espagnol ne prit aucun int?r?t ? ce qu'il appela les ?quip?es d'une fille de rien. Le trouvant donc silencieux, l'ing?nieur le jugea maussade et cessa de s'occuper de lui, ? mesure que sa propre imagination allumait dans le vin de Champagne un surcroit d'ardeur.

Le d?ner termin?, les Fran?ais, le Hongrois gagn?rent leur chambre, Moreno de m?me; et Assanoff se mit ? jouer ? la pr?f?rence avec deux des autres h?tes et Mme Marron , tandis que l'Ennemi de l'Esprit les consid?rait d'un oeil de plus en plus troubl? en buvant de l'eau-de-vie. Ces plaisirs vari?s dur?rent jusqu'au moment o? les joueurs furent comme mis en sursaut par un bruit sourd, qui retentit ? c?t? d'eux. C'?tait Gr?goire Ivanitch qui s'?croulait sur sa base. Assanoff avait perdu son argent. Deux heures du matin venaient de sonner. Chacun alla se coucher, et le Grand H?tel de Golehide, tenu par M. Marron , entra dans le repos.

Il ?tait ? peine cinq heures, quand un domestique de l'h?tel vint frapper ? la porte de la chambre ? coucher de Moreno pour l'avertir que le moment du d?part ?tait proche. Quelques instants apr?s, Assanoff parut dans le corridor. Sa capote d'uniforme ?tait jet?e sur ses ?paules plus que n?gligemment; sa chemise de soie rouge, fort chiffonn?e, tenait mal ? son cou, et sa casquette blanche ?tait comme plaqu?e sur son ?paisse chevelure boucl?e, o? aucun soin de toilette n'avait mis de l'ordre. Quant ? la figure, elle ?tait ravag?e, p?le, tir?e, les yeux ?taient rougis; et l'ing?nieur aborda Don Juan avec un b?illement effroyable, en se tirant les bras de toute leur longueur.

--H? bien! cher ami, s'?cria-t-il, il faut donc s'en aller? Est-ce que vous aimez ? vous lever si matin quand vous n'?tes pas de service, et m?me quand vous en ?tes? Hol?! Georges! double brute! Apporte-nous une bouteille de champagne pour nous mettre en train, ou le diable si je ne te casse pas les os!

--Non! pas de champagne! dit Moreno, allons-nous-en! Vous oubliez qu'on nous a remontr? hier combien il ?tait important de nous mettre en mouvement de bonne heure, avec la longue route que nous avons ? faire.

--Certainement, certainement je m'en souviens; mais je suis avant tout un gentilhomme; et un homme comme moi est tenu de couronner sa journ?e autrement qu'en pleutre!

--Commen?ons-la comme des gens sens?s, et allons-nous-en.

Il ?tait beau de les voir dans cette embarcation ?troite, qu'une banne blanche mettait ? l'abri des rayons du soleil, assis ou couch?s, au milieu de leurs caisses, fumant, causant, dormant ou se taisant et s'avan?ant avec la plus majestueuse lenteur, tandis que deux de leurs mariniers poussaient avec des gaffes, et que les deux autres, la cordelle sur l'?paule, tiraient de leur mieux, en marchant courb?s sur la berge et ? pas compt?s.

On ne peut pas dire que la for?t commence seulement au sortir de Poti. Poti est comme absorb? dans la for?t; mais, quand on laisse derri?re soi l'enceinte carr?e en pierres flanqu?e d?tours o? les musulmans parquaient jadis les esclaves, dont ce lieu ?tait l'entrep?t principal au Caucase, on n'y voit plus d'habitations, et on peut se croire dans des lieux que les humains n'ont jamais visit?s. Rien de si abandonn?, en apparence, rien de si inhospitalier, de si farouche, de si r?barbatif. Un fleuve h?t?, roulant des eaux limoneuses ou charg?es de sable sur un lit rempli de roches, contre lesquelles ses eaux rebroussent ? chaque instant; des rives lac?r?es, d?cliv?es par les crues subites et impitoyables de la saison d'hiver, pr?sentant ici une plage d?pouill?e, l? un escarpement subit; des troncs d'arbres charri?s et dressant leurs bras mutil?s en l'air comme pour crier mis?ricorde, puis roul?s par trois ou par quatre les uns sur les autres et enterr?s ? demi, mais toujours frissonnants, toujours remuant en vain; car le fleuve irrit? passe sur eux en grondant plus fort ou au travers de leurs rameaux; et aux deux c?t?s de cette rage, le silence solennel d'une for?t qui para?t sans limites; on voit la sc?ne: le fleuve mugit, rugit, saute, tourbillonne et court; le bateau o? sont les officiers le remonte lentement au pas cadenc? des deux hommes qui le halent; les feuilles de la for?t frissonnent sous le vent du matin, les unes larges, les autres menues, celles-ci dans le sombre, celles-l? dans la lumi?re; par des ?claircies lointaines, des rayons de soleil chatoient dans la verdure et y font passer des bandes de clart? semblables ? la pr?sence des lutins; sur le ciel bleu et clair se d?tachent les cimes d?licates de quelques fr?nes, de quelques h?tres, de quelques ch?nes plus grands que le peuple de leurs compagnons.

Moreno consid?rait Ce spectacle, en d?finitive merveilleux, avec un int?r?t ?trange, quand Assanoff, un peu ranim? et revenu ? lui, proposa de sauter sur la rive, et, en all?geant d'autant le bateau, de se donner le plaisir d'une promenade. Cette id?e fut accueillie avec empressement par l'officier espagnol, et les deux compagnons se mirent ? marcher dans les hautes herbes, en devan?ant leur embarcation, et, de temps en temps, s?rs de la rattraper, poussant une pointe dans quelques clairi?res. Ce fut ainsi que Moreno eut des occasions de s'apercevoir que la contr?e foresti?re, travers?e par le Rioni, n'est nullement aussi d?serte qu'il en avait d'abord eu l'impression. De temps en temps, lui et son camarade voyaient sortir brusquement des fourr?s quelques bandes effar?es de petits porcs, tr?s semblables ? des marcassins, noirs, avec des soies longues et dures, aux jambes fines, brusques, lestes, agiles et jolies, au point de se faire renier par tous leurs cong?n?res d'Europe. Ce petit monde, ? l'aspect des ?trangers, s'enfuyait ? toutes jambes ? travers les taillis et faisait d?couvrir une case carr?e en bois cach?e sous les arbres, envoyant vers le ciel la fum?e bleu?tre de son foyer et habit?e toujours, il faut le dire, par des ?tres, hommes, femmes, enfants, sur lesquels le don de la beaut? a ?t? aussi lib?ralement r?pandu que les haillons de la mis?re. Depuis qu'il existe des soci?t?s humaines, on sait que les populations de la vall?e du Phase sont belles. On leur a prouv? ce qu'on en pensait en les enlevant, en les vendant, en les adorant, en les massacrant, parce que les hommes, pris en masse ou en particulier, n'ont pas re?u du ciel d'autre fa?on de d?montrer leur amour. Apr?s tout, il est certain que cette beaut? ne peut pas ?tre consid?r?e comme fatale, puisqu'il est sorti des for?ts du Phase et des mis?res de ses cahutes tant de reines fameuses et puissantes, tant de favorites souveraines et des lign?es de roi. Pour asseoir les unes et les autres, femmes et hommes, sur le tr?ne ou mettre le tr?ne sous leurs pieds, la destin?e ne leur a rien demand?, ni g?nie, ni talent, ni naissance glorieuse, elle s'est content?e de voir leur beaut?. Quelquefois l'histoire exag?re, et pour une jolie fille rencontr?e par hasard et laissant ? un passant une heureuse impression qu'il r?partit sur toute une province, combien d'h?tesses rousses imposant par la gr?ce du m?me juge leurs d?fauts ? toutes les h?tesses d'un royaume! Mais ici rien de semblable n'est arriv?. La nature s'est vraiment surpass?e et l'imagination n'a pu monter plus haut qu'elle. Tout ce qu'on a dit, ?crit et chant? sur les perfections physiques des gens du Phase est vrai ? la lettre, et l'examen le plus maussade, s'il veut parler vrai, ne trouve rien ? en rabattre. Ce qui est surtout remarquable et semble sortir de toutes les r?gles, c'est que ces paysans, ces paysannes, ces malheureux et ces malheureuses, sont dou?s d'une distinction et d'une gr?ce extr?me; leurs mains sont charmantes, leurs pieds sont adorables; la forme, les attaches, tout en est parfait, et l'on peut s'imaginer ? quel point est pond?r?e et juste la d?marche de cr?atures qui n'ont pas un d?faut dans leur construction.

Assanoff ?tait trop accoutum? ? la vue des filles im?rithiennes et gourielles pour en ?tre aussi frapp? que Moreno. Il les trouvait jolies, mais comme la civilisation le passionnait, il jugeait Mme Marron dou?e de perfections d'un ordre tr?s sup?rieur, bien qu'un peu d?fra?chie par le frottement des ann?es.

On s'est peut-?tre aper?u que l'Ennemi de l'Esprit n'avait pas pris passage avec les deux officiers. Pourtant, suivant ses d?clarations de la veille, on aurait d? lui en supposer l'intention. Assanoff, peu ma?tre de ses sens au moment du d?part, ne s'?tait nullement enquis de l'absence de son ami; il y songea seulement quand le bateau ?tait d?j? loin. Moreno n'avait pas pris part ? la conversation de la veille, de sorte que Gr?goire Ivanitch s'?tait trouv? en parfaite libert? d'agir ? sa guise. La nuit lui avait port? conseil. Il avait r?fl?chi, en y songeant un peu ? travers l'ivresse , ? la sottise d'arriver ? Shamakha avec un ?tourdi fort occup? de ses plaisirs et pas du tout ? lui ?tre agr?able. Gr?goire Ivanitch ?tait loin de s'aveugler au point de supposer que, pour tant d'occasions de plaisirs que ses principes religieux et son bon caract?re lui avaient fait mettre sur le chemin de l'ing?nieur, celui-ci se piquerait de g?n?rosit? ? son ?gard et aurait scrupule, une fois dans sa vie, de marcher sur ses bris?es ou de lui causer des d?sagr?ments. Au contraire, il savait de science certaine que rien ne serait plus agr?able au Tatare civilis? qu'un conflit d'o? r?sulterait sans faute un recueil de plaisanteries bonnes ou mauvaises, de goguenardises et de vanteries de quoi d?frayer pendant un an toutes les garnisons, tous les cantonnements du Caucase.

En cons?quence, il revint sur sa promesse, se r?solut ? voyager seul, ? voyager vite, et, quelques heures apr?s le d?part des militaires, il prit ? son tour une barque, s'arrangea de fa?on ? maintenir une petite distance entre lui et ceux qui le pr?c?daient, puis, lorsque la nuit fut tomb?e, au lieu d'aller la passer avec les deux amis dans un cabanon de planches appartenant ? l'?tat et r?serv? ? l'usage des voyageurs, il doubla le relais de ses bateliers, atteignit au matin Kouta?s, prit la poste, ne fit que traverser Tiflis sans s'arr?ter, et atteignit Shamakha.

Shamakha n'est pas une grande ville; ce n'est plus m?me une ville curieuse. L'ancienne cit? indig?ne a disparu presque enti?rement, pour faire place ? un amas de constructions modernes, peut-?tre assez bien entendues, mais, ? coup s?r, tout ? fait d?nu?es de physionomie. Les Musulmans riches se sont fait b?tir des maisons russes appropri?es ? leurs besoins et ? leurs habitudes; on aper?oit des magasins du gouvernement, des casernes, une ?glise, ce que l'on rencontre partout; et le ma?tre de police, ancien officier de cavalerie, brave homme, qui ?levait des oiseaux chanteurs et passait une partie notable de sa vie dans l'?norme cage o? il avait log? ses pensionnaires, ?tait, avec le gouverneur, l'homme le mieux log? du pays, parce que son habitation ressemblait le plus ? celle d'un bourgeois allemand. Gr?goire Ivanitch Vialgue s'y rendit d'abord, frappa ? la porte et fut admis.

Il entra dans le salon de l'air d?gag? qui lui ?tait propre, ne salua aucunement la sainte image plac?e dans un angle, au sommet du plafond.

--Mon excellent ami, lui dit-il, j'ai fait un grand voyage; j'arrive de Constantinople et, en dernier lieu, de Poti; je n'ai pas pris une heure de repos et je vous apporte la fortune.

--Elle est la bienvenue, r?pondit Paul Petrowitch, bienvenue assur?ment; c'est une bonne dame, d'un certain ?ge, capricieuse; mais, personne au monde, je pense, ne lui a jamais sciemment ferm? sa porte.

--Bref, j'ai r?ussi dans nos projets au del? de toute esp?rance.

--Racontez le tout par le menu, r?pliqua Paul Petrowitch, d'un air de b?atitude, en ?tendant sur ses genoux son mouchoir de cotonnade bleue ? raies rouges et s'introduisant dans le nez une forte prise de tabac.

--Voil? l'histoire. Ainsi que nous ?tions convenus, je me suis rendu, en vous quittant, il y a deux mois, ? Redout-Kal?, o? j'ai rencontr? l'Arm?nien ? qui j'avais donn? rendez-vous. Il m'a expos? la situation. Lui et ses associ?s ont achet? ? bon compte, ma foi! six petites filles et quatre petits gar?ons. Il estime que sur ces dix enfants, qui promettent beaucoup, au moins quatre seront d'une beaut? exceptionnelle et une petite fille semble devoir atteindre ? une perfection inou?e!

--Tu me r?jouis le coeur, ma ch?re ?me, s'?cria Paul Petrowitch.

--L'Arm?nien m'a fait observer que, ayant parfaitement vendu l'ann?e derni?re ce qu'il avait de mieux et de pr?t, il s'?tait r?solu cette fois ? perfectionner encore la marchandise.

--C'est un homme intelligent; je l'ai toujours dit et pens?, grommela Paul Petrowitch.

--Dans ce dessein, poursuivit Gr?goire, il a fait l'acquisition d'une jolie maison de campagne, o? il habite avec quatre filles, ses deux ni?ces, un neveu et un cousin de sa femme, en tout dix. Vous suivez le d?tail.

--Parfaitement!

--Pour tout ce petit monde, il s'est procur? des passeports, des papiers, des actes parfaitement en r?gle, enfin ce qu'il faut. J'ai vu les prix sur ses livres, et l?, franchement, ?a n'a pas co?t? cher.

--J'en suis presque f?ch?, dit le ma?tre de police; c'est ce que j'appelle d?consid?rer l'autorit?, quand ceux qui en sont rev?tus se laissent aller ? des concessions trop faciles. Mais j'ai peut-?tre des principes un peu s?v?res. Continuez!

--L'Arm?nien a engag? un ma?tre de russe, un ma?tre de fran?ais, qui enseigne en m?me temps la g?ographie, et une gouvernante suisse. Ces diff?rents frais d'?tablissement ne sont pas ruineux, et le r?sultat de la sp?culation est que notre compagnie se trouve d?sormais en ?tat de fournir des ?pouses et des intendants de m?rite ? tous les Turcs ?lev?s en Europe et qui tiennent ? se faire un int?rieur convenable, ou encore aux personnes appartenant ? des communions diff?rentes et qui savent appr?cier la beaut? et le talent.

--Cet Arm?nien est assur?ment un homme de g?nie! murmura Paul Petro-svitch, levant les yeux au ciel et croisant les mains sur son ventre.

Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page

 

Back to top