Read Ebook: Cours familier de Littérature - Volume 23 by Lamartine Alphonse De
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Ebook has 1830 lines and 119013 words, and 37 pages
te troublais, tu balbutiais en r?pondant ? la question la plus insignifiante... Nous avions esp?r? que la campagne raffermirait ta sant? chancelante; mais non, tu y d?p?ris ? vue d'oeil, ? mon pauvre ami! Ta chambre donnait cependant sur le jardin; au printemps, les cerisiers, les pommiers et les tilleuls qui bordaient la maison, secouaient leurs fleurs jusque sur les livres et les cahiers qui couvraient ta table. Un petit porte-montre de soie bleue pendait au mur en face de ton lit: c'?tait le cadeau d'adieu que t'avait donn? le jour de ton d?part une douce et sensible gouvernante allemande aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Quelquefois un de tes anciens amis de Moscou venait te voir en passant, et lorsqu'il lui arrivait de te r?citer une pi?ce de vers emprunt?e ? un des nouveaux recueils du jour, ou m?me une de ses propres compositions, tu l'?coutais dans un recueillement extatique. Mais l'isolement habituel auquel tu ?tais condamn?, la suj?tion de l'?tat que tu avais embrass? et l'impossibilit? d'en ?tre jamais d?livr?, les automnes et les hivers sans fin du pays, et par-dessus tout une maladie incurable... ? mon pauvre Avenir!
Les ailes du faucon Sont-elles donc li?es? Tous les chemins Lui sont-ils ferm?s?--
Je l'interrompis: le m?decin lui avait express?ment d?fendu de parler. Je connaissais le moyen de lui faire passer quelques instants agr?ables. Quoiqu'il n'e?t jamais suivi le mouvement scientifique et intellectuel de l'?poque, Sorokooumoff aimait ? savoir o? l'on en ?tait... Il lui arrivait parfois de prendre ? part un de ses anciens camarades et de lui demander ce que pensaient les grands esprits du si?cle; il l'?coutait attentivement, s'?tonnait, le croyait sur parole, et r?p?tait ensuite mot pour mot tout ce qu'il en avait appris. Il s'int?ressait particuli?rement ? la philosophie allemande. Je me mis donc ? l'entretenir de H?gel . Avenir souriait et m'approuvait d'un signe de t?te; ou bien il levait les sourcils et me disait ? voix basse: Je comprends, je comprends. Ah! c'est beau! c'est beau! La curiosit? enfantine de ce pauvre jeune homme mourant et abandonn? m'?mut, je l'avoue, jusqu'aux larmes. Contrairement ? l'habitude de tous les poitrinaires, il ne se faisait du reste aucune illusion sur son ?tat: et cependant il ne se d?sesp?rait nullement, et ne fit m?me pas la moindre allusion au sort qui lui ?tait r?serv?. Ayant rassembl? toutes ses forces, il se mit ? me parler de Moscou, des amis qu'il y avait laiss?s, de Pouchkine, du th??tre, de la litt?rature russe; il me rappela nos petites bombances d'autrefois, les discussions ardentes que nous engagions ? cette ?poque, et pronon?a avec attendrissement les noms de plusieurs de nos amis qui n'?taient plus...--Te souviens-tu de Dacha? me dit-il enfin: voil? un coeur d'or! quelle nature, et comme elle m'aimait! Qu'est-elle devenue? Elle est sans doute bien chang?, la pauvrette!... Je me gardai bien de lui apprendre une triste nouvelle... Et pourquoi lui aurais-je dit, en effet, que sa Dacha ?tait maintenant ronde comme une boule, qu'elle vivait avec des marchands, les fr?res Kondatchkoff, qu'elle ?tait couverte de fard, qu'elle criait et se disputait du matin au soir?
--N'y aurait-il pas moyen, pensai-je en moi-m?me, de le tirer d'ici? Peut-?tre serait-il possible encore de le gu?rir.--J'avais commenc? de lui exposer mes vues ? ce sujet, mais il ne me laissa point achever.
--Non, fr?re, me dit-il, je te remercie. Peu importe le lieu o? l'on meurt. Je n'irai pas jusqu'? l'hiver. ? quoi bon d?ranger le monde pour rien? Je suis habitu? ? la maison. Il est vrai que cette famille...
--Ce sont probablement des gens sans coeur? lui dis-je.
--Non,--reprit-il,--ce monde-l? n'est pas m?chant, ce sont des esp?ces de b?ches. Mais je n'ai vraiment pas ? m'en plaindre. Quant aux voisins... un des propri?taires du canton, M. Kasatkine, a une fille instruite, douce, une cr?ature excellente, et point fi?re...--Une quinte de toux ne lui permit pas de continuer.--Tout cela ne serait rien,--reprit-il, au bout de quelques instants,--si l'on me permettait de fumer. Mais je ne mourrai pas comme cela, ils auront beau me surveiller, je fumerai une pipe!--Et ici il cligna les yeux d'un air de malice.--Dieu merci, j'ai assez v?cu; j'ai connu de braves gens dans ma vie, et...
--Tu devrais au moins,--lui dis-je en l'interrompant,--?crire ? ta famille.
--? quoi bon? Ils ne peuvent m'?tre d'aucun secours. Lorsque je serai mort, ils le sauront bien. Pourquoi leur en parler d'avance? Plut?t que de penser ? cela, raconte-moi ce que tu as vu ? l'?tranger.
Je me mis en devoir de le satisfaire; il m'?couta avec un int?r?t inexprimable. Je partis le m?me soir, et dix jours apr?s, je re?us de M. Kroupianikoff la lettre suivante:
< < < Il me revient encore un grand nombre de souvenirs du m?me genre; mais les faits que j'ai rapport?s doivent suffire. J'ajouterai cependant ce qui suit: Une vieille propri?taire mourut en ma pr?sence, il y a de cela quelques ann?es. Le pr?tre qui l'assistait avait commenc? ? r?citer les pri?res des agonisants, mais croyant s'apercevoir que la malade allait expirer, il s'empressa de lui donner le crucifix ? baiser. La brave dame se recula d'un air m?content.--Tu te h?tes trop, mon petit p?re,--lui dit-elle d'une langue d?j? ?paissie,--tu auras encore le temps.--Puis elle baisa d?votement le crucifix, fourra la main sous son oreiller, et rendit l'?me.--Lorsqu'on se mit en devoir de l'ensevelir, on trouva un rouble d'argent sous son oreiller; elle avait pris ses pr?cautions d'avance, et se proposait de payer elle-m?me le pr?tre qui viendrait l'assister ? ses derniers moments. Oui, les Russes meurent d'une fa?on vraiment ?trange. Le r?cit d'une grande foire aux chevaux dans un village de la grande Russie, o? toutes les figures et toutes les ruses de maquignon sont prises sur le fait. Comme tous les peuples enfants qui ont de grands souvenirs dans leur histoire, les Russes ont des chanteurs de cantons, de villages, de steppes, qui luttent ensemble pour le plaisir des auditeurs attabl?s. J'ai vu la m?me chose en Arabie: l'?mir Beschir du mont Liban et ses fils en avaient toujours derri?re leur divan. Ces hommes ont un caract?re ? part qui leur vaut ? la fois la v?n?ration de leurs compatriotes, l'idol?trie des femmes et les railleries des ignorants. Je labourerai, ma belle, Un petit coin de terre; J'y planterai, ma belle, De petites fleurs rouges. Les assistants l'?coutaient avec beaucoup d'attention. Il n'ignorait pas qu'il avait affaire ? des gens entendus, et c'est pourquoi il cherchait ? d?ployer tout son savoir-faire. On s'y conna?t en fait de chant dans notre province, et le village de Sergievsk, situ? sur la grande route d'Orel, est renomm? dans tout l'empire pour le m?rite de ses chanteurs. L'entrepreneur s'?vertua longtemps avant de toucher son auditoire; il n'?tait point encourag?, soutenu par les assistants; mais tout ? coup l'habilet? avec laquelle le chanteur venait de changer de ton ?veilla un sourire de satisfaction sur la figure de Diki-Barine, et Obaldou? ne put retenir un cri d'admiration. Ce sentiment gagna tous les autres paysans; ils commenc?rent ? donner de temps en temps des marques d'approbation ? demi-voix:--Bien! Monte toujours, gaillard! Allons! courage, aspic! Allons donc! chien que tu es! Chauffe toujours ou qu'H?rode perde ton ?me! etc.--Nikola? Ivanovitch, assis dans son comptoir, balan?ait la t?te en signe de satisfaction. Obaldou? battait la mesure des pieds et remuait les ?paules en cadence. Quand ? Iakof, ses yeux brillaient comme des charbons ardents: il tremblait de tous ses membres comme une feuille, et un sourire inquiet agitait ses l?vres. Diki-Barine ?tait le seul dont la figure rest?t impassible; il se tenait toujours immobile. Cependant ses yeux arr?t?s sur l'entrepreneur ?taient un peu moins durs; mais sa bouche exprimait le d?dain, comme d'ordinaire. Excit? par ses encouragements, l'entrepreneur se mit ? chanter avec une telle agilit? et ? tirer de son gosier des sons si brillants, que lorsque, compl?tement ext?nu? par ses efforts, le visage p?le et inond? de sueur, il rejeta le corps en arri?re et poussa avec effort un dernier cri,--tout l'auditoire y r?pondit par une exclamation fr?n?tique. Obaldou? lui sauta au cou et l'embrassa avec tant de force de ses longs bras osseux qu'il faillit l'?touffer; la grosse figure de Nikola? Ivanovitch se couvrit d'une rougeur juv?nile, et Iakof s'?cria comme un fou:--Ah! le gaillard! comme il nous a chant? ?a!--Mon voisin, le paysan ? la souquenille, frappa la table du poing en disant: Ah! c'est bien! que le diable m'emporte, c'est vraiment bien!--et il cracha par terre d'un air d?cid?. --Ah! fr?re! tu nous as fait plaisir,--cria Obaldou? sans l?cher l'entrepreneur tout ?puis?.--Oui, vraiment, tu nous as fait plaisir. Tu as gagn?, fr?re, tu as gagn?! Je t'en f?licite, la chopine t'appartient. Iachka n'est pas de ta force. Oui; c'est moi qui le dis, tu peux m'en croire. Et il se remit ? presser l'entrepreneur sur son sein. --L?che-le donc, enrag? que tu es,--lui dit Morgatch avec d?pit,--laisse-le s'asseoir sur le banc; ne vois-tu pas qu'il est fatigu?? Quelle buse tu fais! oui, vraiment. Tu t'es coll? ? lui comme une feuille mouill?e. --Eh bien! soit; qu'il aille s'asseoir. Moi, je vais boire ? sa sant?,--lui r?pondit Obaldou?; et il se dirigea vers le comptoir.--? ton compte, fr?re,--ajouta-t-il en s'adressant ? l'entrepreneur. Celui-ci fit un geste d'assentiment, s'assit sur le banc, tira de son bonnet un essuie-mains et s'en essuya le front. Quand ? Obaldou?, il s'empressa d'avaler un verre d'eau-de-vie: puis, suivant l'usage des ivrognes de profession, il poussa un g?missement rauque, et une expression de m?lancolie se r?pandit sur ses traits. --Tu chantes bien, fr?re, tr?s-bien, dit Nikola? Ivanovitch d'un air aimable.--? ton tour Iachka, et surtout n'aie point peur. Nous allons voir qui l'emportera. L'entrepreneur chante vraiment bien. --Fort bien,--ajouta la femme de Nikola? Ivanovitch, et elle regarda Iakof en souriant. --Ah! oui! ah!--dit ? voix basse mon voisin. Le pauvre paysan se troubla, et il se disposait d?j? ? sortir du cabaret, lorsque la voix retentissante de Diki-Barine se fit entendre. --Insupportable b?te!--dit-il en grin?ant les dents. --Je ne fais rien...--balbutia Obaldou?.--Oui... c'est seulement... --Allons! bien; tais-toi!--lui r?pondit Diki-Barine.--Iakof, commence. --Je ne sais, fr?re,--dit celui-ci en portant la main ? la gorge,--oui! hem!... je ne sais ce que je sens l?, mais... --Allons!--reprit Diki-Barine.--N'as-tu pas honte d'avoir peur? Commence! Chante comme Dieu te l'accordera.--Et il reprit l'attitude attentive qu'il avait gard?e en ?coutant l'entrepreneur. Apr?s avoir gard? le silence pendant quelques instants, Iakof regarda autour de lui et se couvrit la figure avec la main. Tous les assistants arr?t?rent les yeux sur lui, et la physionomie de l'entrepreneur, qui n'avait exprim? jusque-l? que la confiance et la satisfaction, laissa percer une agitation secr?te. Il s'appuya contre le mur, les mains pos?es sur le banc, comme au commencement de la s?ance, mais il ne balan?ait plus les jambes. Lorsque Iakof se d?couvrit la figure, il ?tait p?le comme un mort, et ses yeux ?taient presque enti?rement ferm?s. Il poussa un profond soupir et commen?a... Le premier son qu'il articula ?tait faible, tremblant; on e?t dit qu'il ne sortait pas de sa poitrine; il semblait un ?cho lointain, et produisit une impression ?trange. Tous les assistants se regard?rent, et la femme de Nikola? Ivanovitch se redressa. Le son qui suivit ?tait plus ferme et plus prolong?, mais il ?tait encore fr?missant comme la derni?re vibration d'une corde fortement tendue et touch?e par une main hardie. Sa voix ne tarda pas ? se d?velopper, et il entonna une chanson m?lancolique. < --Iachka,--dit Diki-Barine en appuyant la main sur son ?paule, et il se tut. Aucun d'entre nous n'avait encore boug?. L'entrepreneur fut le premier qui se leva; il s'approcha de Iakof.--Tu... c'est toi,--lui dit-il avec effort,--qui as gagn?,--et il sortit brusquement du cabaret. ? peine eut-il disparu que le charme sous lequel nous ?tions se dissipa: nous commen??mes ? parler gaiement entre nous. Obaldou? fit un saut en ricanant et en agitant les bras comme un moulin ? vent, Morgatch se dirigea vers Iakof en boitant, et se mit a l'embrasser. Nikola? Ivanovitch se leva et d?clara solennellement qu'il offrait ? l'assembl?e une seconde chopine. Diki-Barine souriait, et son sourire avait une douceur qui contrastait ?trangement avec l'expression habituelle de sa physionomie. Quant ? mon voisin le paysan, il s'essuyait les yeux, les joues et la barbe avec les manches de sa souquenille, et r?p?tait sans cesse dans son coin:--C'est beau! Oui, que je sois le fils d'une chienne, si ce n'est pas beau!--La femme de Nikola? Ivanovitch ?tait cramoisie: elle se leva vivement et sortit. Iakof jouissait de son triomphe comme un enfant; il ?tait devenu m?connaissable: ses yeux ?tincelaient de bonheur. On le tra?na vers le comptoir; il appela le paysan ? la souquenille, envoya chercher l'entrepreneur par l'enfant du cabaretier, mais celui-ci ne le trouva pas. On se mit ? boire.--Tu nous chanteras encore quelque chose,--r?p?tait sans cesse Obaldou? en levant les bras.--Tu chanteras jusqu'au soir... Je sortis apr?s avoir jet? une derni?re fois les yeux sur Iakof. Je ne voulus point demeurer plus longtemps, dans la crainte de perdre une partie des douces impressions que je venais de ressentir. Mais la chaleur ?tait encore excessive; elle semblait avoir embras? l'atmosph?re, et on croyait distinguer ? travers une poussi?re fine et noir?tre des milliers de petits points lumineux qui se d?tachaient en tournoyant sur l'azur fonc? du ciel. Aucun bruit ne se faisait entendre, et ce silence avait quelque chose de navrant; la nature semblait tomb?e dans une sorte d'accablement. Je gagnai un hangar et m'?tendis sur un lit d'herbe fra?chement coup?e, mais d?j? dess?ch?e. Je fus longtemps avant de m'endormir; j'entendais toujours la voix m?lodieuse de Iakof... Mais la fatigue et la chaleur finirent par l'emporter: je m'endormis d'un profond sommeil. Lorsque je me r?veillai, il faisait d?j? nuit; la ros?e qui tombait avait mouill? le foin, et il r?pandait une odeur assez forte; quelques ?toiles brillaient faiblement ? travers les branches du toit sous lequel je reposais. Je me levai; les derni?res lueurs du cr?puscule s'?teignaient ? l'horizon, et pourtant le feu du jour se faisait encore sentir au milieu de la fra?cheur de la nuit; la poitrine ?tait encore oppress?e; on cherchait ? respirer un souffle de vent. Mais le temps ?tait calme et aucun nuage ne ternissait le ciel d'un bleu sombre quoique transparent; des myriades d'?toiles ? peine visibles scintillaient faiblement sur sa vo?te immense. Quelques feux brillaient dans le village; un bruit confus, au milieu duquel je crus distinguer la voix de Iakof, frappa mon oreille; il venait du cabaret, dont la fen?tre ?tait vivement ?clair?e. Des rires bruyants s'y ?levaient aussi par moment. Je m'approchai de la fen?tre et y appuyai mon front. Un spectacle anim?, mais peu agr?able, s'offrit ? ma vue. Tous les paysans, y compris Iakof, ?taient ivres. Ce dernier, qui ?tait assis sur un banc, la poitrine nue, chantait d'une voix enrou?e une sorte de ronde en s'accompagnant d'une guitare dont il pin?ait les cordes avec nonchalance. Ses cheveux tremp?s de sueur tombaient en d?sordre, et sa figure ?tait d'une p?leur effrayante. Au milieu de la chambre, Obaldou?, dont les membres semblaient disloqu?s, dansait en chemise devant le paysan ? la souquenille grise. Celui-ci essayait de l'imiter, mais ses jambes commen?aient ? faiblir; il levait de temps en temps la main d'un air r?solu et avec un sourire h?b?t?. Malgr? tous ses efforts, il ne pouvait parvenir ? soulever ses paupi?res alourdies; elles retombaient ? tout instant sur ses petits yeux avin?s. Enfin, il ?tait arriv? au dernier terme de l'ivresse; il se trouvait dans cet ?tat heureux qui fait dire aux passants: < Je quittai la fen?tre et descendis rapidement la hauteur sur laquelle est situ? le village. Au pied de cette ?l?vation s'?tend une vaste plaine; les flots de brouillard qui l'inondaient l'agrandissaient encore, et elle semblait se confondre avec le ciel. Je marchais en silence, lorsque la voix per?ante d'un enfant s'?leva dans le lointain.--Antropka! Antropka... a... a...--criait l'enfant d'un ton plaintif et en tra?nant ? perte d'haleine la derni?re syllabe. Puis, il s'arr?ta; mais il recommen?a bient?t. Sa voix retentissait au milieu de la nuit, qu'aucun souffle n'animait. Il s'obstina ? r?p?ter plus de trente fois le nom d'Antropka sans obtenir de r?ponse. Mais, tout ? coup, on lui r?pondit ? l'extr?mit? de la plaine, et d'une voix qui semblait venir de l'autre monde:--Quoi... oi... oi... oi...?--L'enfant reprit aussit?t, mais avec une joie maligne:--Arrive ici, diable, loup-garou... ou...--Pourquoi.... oi... oi... oi...?--lui demanda-t-on apr?s un moment de silence.--Parce que le p?re veut te donner une fess?e... ?e... ?e... ?e...--reprit vivement l'enfant. On ne lui r?pondit plus, et il se remit ? appeler de plus belle; mais ses cris devenaient moins distincts. Je tournai le coin d'un bois qui pr?c?de mon village, ? quatre verstes de Kolotovka. L'obscurit? ?tait profonde; le nom d'Antropka s'?levait toujours faiblement dans la plaine. LE BOIS ET LA STEPPE Il est fort possible que le lecteur soit lass? de mes r?cits. Qu'il se rassure; je me bornerai aux pages qu'il vient de lire; mais avant de prendre cong? de lui, je ne puis m'emp?cher d'ajouter encore quelques remarques sur la chasse. Connaissez-vous, par exemple, les jouissances que l'on ?prouve lorsqu'on part pour la chasse, avant le lever du soleil, par une belle journ?e de printemps? Vous sortez sur le perron..., le ciel est d'un gris sombre, quelques ?toiles brillent ?? et l?; un souffle humide s'?l?ve et arrive en courant comme une vague l?g?re. Entendez-vous le murmure discret et confus de la nuit?... les arbres bruissent doucement dans les t?n?bres. On ?tend un tapis sur la t?l?ga, et on place sous vos pieds une bo?te renfermant le samovar. Les chevaux de vol?e frissonnent, s'?brouent et pi?tinent avec gr?ce: une paire d'oies blanches qui viennent de s'?veiller traversent la route lentement et en silence. Dans le jardin, derri?re une haie, ronfle paisiblement le gardien; au milieu de l'atmosph?re refroidie, le moindre son reste immobile et se soutient longtemps. Vous voil? assis, les chevaux s'enl?vent, la t?l?ga roule avec fracas... Vous avancez,--vous passez devant l'?glise, vous descendez la colline et prenez ? droite, en suivant la digue...; l'?tang commence ? se couvrir de vapeurs. Vous avez un peu froid, et vous vous couvrez la figure avec le collet de votre manteau; le sommeil vous gagne. Les chevaux traversent ? grand bruit les flaques d'eau; le cocher sifflote sur son si?ge. Mais vous avez d?j? fait quatre ou cinq verstes... Le ciel rougit ? l'horizon, les corneilles s'?veillent dans les arbres et y voltigent lourdement; des moineaux babillent autour des meules. L'ombre diminue, la route est plus distincte, le ciel s'?claircit, les nuages blanchissent, les champs sont plus verts. Dans les isba, on aper?oit la flamme rouge?tre des loutchina; des voix endormies se font entendre dans les cours. L'aurore s'allume peu ? peu; d?j? quelques tra?n?es d'or traversent le ciel et le brouillard se pelotonne dans les ravins; le chant de l'alouette a retenti, un vent avant-coureur du jour s'est ?lev?, et le disque empourpr? du soleil se montre lentement. La lumi?re se r?pand comme un torrent, et le coeur fr?mit comme un oiseau. Tout respire la fra?cheur et la joie! Vous promenez les yeux autour de vous. L?-bas, derri?re le bois, para?t un village; plus loin vous en d?couvrez un autre avec une ?glise blanche; plus loin encore s'?l?ve sur une montagne un petit bois de bouleaux; au del? du bois s'?tend le marais vers lequel vous vous dirigez. Allons! mes bons chevaux, vite; au trot!... il ne nous reste plus ? faire que trois petites verstes. Le soleil monte rapidement; le ciel est pur... le temps sera beau; un troupeau sort lentement d'un village et se dirige de votre c?t?. Vous achevez de gravir la c?te... Quel coup d'oeil magnifique! une rivi?re qui coule en serpentant sur une ?tendue de dix verstes au moins bleuit ? travers le brouillard; de vertes prairies en bordent le cours; derri?re sont des monticules, et dans le lointain des vanneaux tournoient en criant au-dessus d'un marais. La vue traverse, comme une fl?che, le fluide lumineux r?pandu dans les airs, et on d?couvre distinctement les objets les plus ?loign?s... Qu'on respire librement! Que les membres ont de souplesse! Combien l'homme ranim? par la fra?che haleine du printemps se sent dispos et plein de vigueur!... Mais rien n'?gale une belle matin?e du mois de juillet! un chasseur seul peut appr?cier le bonheur que l'on ?prouve ? errer dans les buissons aux premi?res lueurs de l'aube. La trace de vos pas se d?tache en vert sur l'herbe que blanchit la ros?e. Vous ?cartez le feuillage mouill? d'un buisson, et vous vous sentez inond? de la chaleur embaum?e de la nuit qui s'y trouvait emprisonn?e; l'air est impr?gn? de la fra?che amertume de l'absinthe, du parfum mielleux que r?pandent le bl? noir et le tr?fle; dans l'?loignement, un bois de ch?nes se dresse comme un mur qu'illumine la lumi?re empourpr?e du soleil; il fait encore frais, mais on pressent d?j? l'ardeur du jour. L'air est tellement embaum? que vous en ?prouvez une sorte de vertige. Le taillis est interminable... Au loin seulement se distinguent ?? et l? quelques champs de seigle jaunissant et de minces bandes de sarrasin rouge?tre. Le bruit d'une t?l?ga se fait entendre; c'est un paysan qui vient au pas, et il choisit d'avance pour son cheval un endroit ombrag?... Vous ?changez le bonjour avec lui, et ? peine l'avez-vous d?pass? que le son m?tallique de la faux qu'il aiguise frappe vos oreilles. Le soleil monte toujours; l'herbe s?che rapidement, et d?j? la chaleur commence ? se faire sentir. Une heure, deux heures se passent... Le ciel est plus fonc? ? ses bords: l'air est immobile et comme embras?.--Fr?re, o? peut-on se d?salt?rer?--demandez-vous ? un faucheur.--L?-bas dans le ravin, il y a une source.--Vous gagnez le fond du ravin en traversant un ?pais taillis de noisetiers, qu'enlacent des plantes grimpantes. Le paysan ne vous a point tromp?, une source se cache au fond du ravin: un buisson de ch?ne ?tale avidement au-dessus de l'eau ses branches feuillues, de grosses bulles d'argent se d?tachent du lit de mousse fine et velout?e qui en tapisse le fond, et montent en se balan?ant ? la surface. Vous vous ?tendez au bord, votre soif est apais?e, mais la paresse l'emporte et vous restez immobile. L'ombre qui vous enveloppe de tous c?t?s est impr?gn?e d'une fra?cheur odorante; vous la respirez avec d?lices, et les buissons qui couvrent le flanc du ravin, devant vous, semblent jaunir ? l'ardeur du soleil. Mais qu'est-ce? Un vent subit passe sur la campagne; l'air semble s'?branler; ne serait-ce point le tonnerre. Vous sortez du ravin... Le ciel prend ? l'horizon une teinte de plomb. Est-ce la chaleur qui ?paissit l'air, ou bien un orage qui se pr?pare? Voil? qu'un ?clair brille dans le lointain: c'est un orage. Le soleil est toujours ?clatant; on peut encore chasser. Mais le nuage grandit ? vue d'oeil.... il s'allonge par-devant et s'avance comme une vo?te. L'herbe, les buissons, tout s'obscurcit soudainement... Vite! n'est-ce pas un hangar qui s'?l?ve l?-bas?... Vite!... Vous y arrivez en courant: vous entrez... Quelle pluie! quels ?clairs! Le chaume du toit laisse p?n?trer la pluie ?? et l?, et elle humecte le foin odorant... Mais le soleil repara?t, l'orage s'est dissip?, et vous quittez la grange. Ah! comme tout ?tincelle gaiement autour de vous! comme l'air est frais et limpide! comme elle est douce l'odeur des fraises et des champignons... Voici que le jour baisse. Le cr?puscule du soir ?claire la moiti? du ciel comme un vaste incendie. Le soleil se couche. Autour de vous, l'air para?t transparent comme le cristal: mais dans le lointain, vous voyez descendre mollement des vapeurs qui semblent encore chaudes; la ros?e se r?pand; les plaines, qu'inondaient peu d'heures avant les flots dor?s du jour, rev?tent une teinte rose; les arbres, les buissons, les hautes meules de foin projettent des ombres qui s'allongent de plus en plus... Le soleil a disparu; une ?toile s'allume et tremble au milieu de la mer de feu qui embrase le couchant... Mais cet oc?an enflamm? commence ? p?lir; le ciel bleuit; les ombres se confondent, la nuit vient. Il est temps de regagner son g?te, le village, l'isba o? vous comptez coucher. Le fusil sur l'?paule, vous marchez d'un pas rapide, fussiez-vous accabl? de fatigue... Mais l'obscurit? augmente rapidement; vous n'y voyez plus ? vingt pas; les chiens blancs m?me se d?tachent ? peine au milieu des t?n?bres. Au-dessus d'un amas de noirs buissons, la couleur du ciel s'?claircit un peu... Serait-ce un incendie?--Non; c'est la lune qui se l?ve.--Mais bient?t, sur votre droite vous d?couvrez les feux d'un village... Voici votre isba. Vous y distinguez, par la fen?tre, une table couverte d'une nappe, une lumi?re; c'est le souper qui attend. Un autre jour, vous faites atteler un drochki l?ger et vous vous rendez dans les bois pour chasser la gelinotte. Qu'il est agr?able de s'engager dans une route ?troite, que bordent comme un mur des champs de seigle en pleine croissance! Des ?pis viennent vous frapper doucement la figure, les bluets s'accrochent ? vos pieds, les cailles crient autour de vous, le cheval trottine paisiblement. Voici le bois avec son ombre et son silence. Les cimes des hauts trembles murmurent au-dessus de votre t?te; les longues branches pendantes des bouleaux se balancent ? peine; le ch?ne majestueux se dresse comme un vigoureux athl?te, ? c?t? de l'?l?gant tilleul. Vous suivez un sentier ?maill? d'ombre et de verdure; de grosses mouches jaunes se tiennent immobiles dans l'air et disparaissent subitement; des moucherons s'agitent par essaims qui semblent clairs ? l'ombre et noirs au soleil; les oiseaux chantent paisiblement. Que la voix argentine de la fauvette se marie bien au parfum du muguet! Allons, enfon?ons-nous dans le bois,... le fourr? s'?paissit... un calme ind?finissable gagne doucement tout votre ?tre. Mais ? un l?ger souffle de vent, les cimes des arbres s'agitent, et ce bruit rappelle, ? s'y m?prendre, celui d'une cascade... Des herbes ?lanc?es croissent ?? et l? sur le lit de feuilles fan?es qui sont tomb?es l'ann?e derni?re; des champignons se dressent s?par?ment coiff?s de leurs chapeaux. Un li?vre part tout ? coup ? quelque distance de vous..., les chiens s'?lancent ? sa poursuite avec des aboiements sonores... Et que cette for?t est belle ? la fin de l'automne, lorsque les b?casses arrivent! Jamais la b?casse ne se tient dans le fourr?, il faut l'aller chercher sur la lisi?re du bois. Il ne fait point de vent; mais il n'y a pas non plus de soleil, d'ombre, de mouvement, ni m?me de bruit; une odeur vineuse, particuli?re ? l'automne, est r?pandue dans la campagne; un brouillard transparent se tient immobile au-dessus des champs qui jaunissent dans le lointain. On aper?oit des arbres se dessinant sur un ciel p?le, d'un blanc laiteux; quelques feuilles dor?es pendent encore ?? et l? sur les branches nues des tilleuls. La terre humide semble ?lastique sous le pied; les herbes hautes et dess?ch?es ne bougent pas, et de longs fils ?tincellent sur l'herbe d?color?e. On respire librement, mais un trouble ?trange vous agite. Pendant que vous suivez la lisi?re du bois, les yeux fix?s sur votre chien, le souvenir des personnes que vous aimez, tant mortes que vivantes, vous revient ? l'esprit; des impressions depuis longtemps oubli?es se raniment soudainement; l'imagination voltige et plane comme un oiseau et vous croyez voir toutes les images que vous ?voquez ainsi. Votre coeur se met ? battre soudainement avec force; vous vous ?lancez avec passion vers l'avenir ou vous vous perdez enti?rement dans le pass?. Toute votre vie se d?roule alors ? vos yeux; l'homme se poss?de compl?tement, il semble ressaisir tout son pass?, tous ses sentiments, toutes les forces de son ?me, et rien dans la nature environnante ne vient troubler ces r?veries; point de soleil, point de vent, aucun bruit... Et un jour d'automne, par un temps clair, un peu froid, lorsqu'il a gel? le matin et que les bouleaux argent?s, semblables aux arbres dont parlent les contes des f?es, sont couverts de rameaux d'or; lorsque le soleil est bas et que ses rayons n'ont plus de force, mais ?tincellent encore plus vivement qu'en ?t?! Un petit bois de tremble, enti?rement d?pouill? de feuilles et inond? de lumi?re, semble tout joyeux de sa nudit?; la gel?e blanchit encore le fond de la vall?e, et un vent frais soul?ve l?g?rement et chasse devant lui les feuilles dess?ch?es qui couvrent le sol; de longues vagues bleues courent gaiement sur la rivi?re et balancent doucement les oies et les canards dispers?s ? sa surface; le vent vous apporte le bruit d'un moulin ? demi cach? par des saules, et au-dessus duquel des pigeons de toutes couleurs tournoient rapidement dans les airs... Les jours brumeux d'?t? ont aussi leurs beaut?s, mais les chasseurs ne les aiment point. Impossible de tirer ces jours-l?; une pi?ce de gibier qui se l?ve sous vos pieds dispara?t presque aussit?t au milieu des t?n?bres blanch?tres et immobiles que r?pand le brouillard. Mais comme tout est tranquille et silencieux autour de vous! Tout est r?veill? et tout se tait. Vous passez devant un arbre; aucune de ses feuilles ne bouge; il semble go?ter le repos avec d?lices. Une ligne noire se distingue au milieu de la vapeur qui est uniform?ment r?pandue dans les airs... Vous la prenez pour un rideau de bois; vous approchez, et le bois se change en une bande d'absinthe qui se dresse entre deux champs. Au-dessus de votre t?te, autour de vous, le brouillard s'?tend de tous c?t?s... Mais un l?ger souffle de vent se fait sentir; un coin du ciel, d'un bleu p?le, se montre confus?ment ? travers la brume rar?fi?e qui se met en mouvement et semble flotter comme de la fum?e; un ?clatant rayon de soleil perce, inonde les champs, frappe la for?t...; puis, tout s'obscurcit de nouveau. Ces alternatives se r?p?tent souvent; mais comme le temps devient serein et magnifique, lorsque la lumi?re, ayant triomph? d?finitivement dans cette lutte, les derniers flots du brouillard ?chauff?, tant?t se rapprochent et s'?tendent comme une nappe, tant?t s'enroulent et s'?vaporent dans les profondeurs lumineuses d'un ciel d'azur... Mais vous voici en route pour une partie ?loign?e de la steppe. Apr?s avoir fait pr?s de dix verstes en suivant les chemins de traverse, vous arrivez ? la grande route. Vous d?passez de longs convois de charrettes, vous laissez derri?re vous des auberges sous les auvents desquels fument des samovar, et dont les portes coch?res, grandes ouvertes, laissent plonger vos regards jusqu'au fond des cours garnies de puits; les villages, les longues et vertes ch?nevi?res se succ?dent; vous marchez ainsi longtemps, longtemps... Les pies voltigent sur les saules qui bordent la route; des paysannes, arm?es de longs r?teaux, traversent les champs; un pi?ton en vieux kaftane de nankin, un havresac sur le dos, chemine d'un pas fatigu?; une lourde voiture de seigneur, attel?e de six chevaux efflanqu?s et fourbus, vient lentement ? votre rencontre; elle passe et vous apercevez le coin d'un coussin qui sort de la porti?re, et derri?re, sur un sac entour? de nattes, attach?es avec des cordes, se tient cramponn? un laquais en redingote et couvert de boue jusqu'aux sourcils. Voici la ville du district avec ses maisonnettes de bois inclin?es sur leurs fondements, ses haies sans fin, ses maisons de marchands construites en briques et inhabit?es, son vieux pont jet? sur un profond ravin... En avant! en avant!... La steppe commence. Quelle vue on d?couvre du haut de cette montagne! Au milieu de la plaine, des mamelons ?cras?s, labour?s et ensemenc?s du haut en bas, ressemblent ? d'?normes vagues affaiss?es sur elles-m?mes; des ravins, aux flancs couverts de buissons, serpentent entre ces hauteurs; de petits bois sont dispers?s ?? et l? comme des ?les, et des sentiers ?troits courent d'un village ? l'autre; quelques ?glises blanches et ?lanc?es paraissent dans le lointain; une petite rivi?re, bord?e de buissons, serpente au milieu de la plaine, et son cours est interrompu de distance en distance par des digues; quelques outardes rang?es en file se tiennent immobiles dans un champ ?loign?; une vieille maison seigneuriale, entour?e de ses d?pendances et de jardins fruitiers, est comme blottie au bord d'un petit ?tang; mais vous avancez toujours. Les mamelons s'abaissent de plus en plus, et la campagne est presque enti?rement d?garnie d'arbres. La voil? enfin, la vraie steppe, immense, sans limites! Et en hiver, la chasse au li?vre sur les monticules de neige! L'air que l'on respire est glacial, l'?clat de la surface scintillante qui s'?tend de tous c?t?s vous fait involontairement cligner les yeux, et vous les reposez avec bonheur sur le ciel vert qui surmonte les bois rouge?tres. Et les premi?res journ?es du printemps, lorsque tout brille et s'?croule! Au milieu de l'?paisse vapeur que r?pand la neige fondue, on respire d?j? le parfum de la terre r?chauff?e, et, sur les points o? les rayons obliques du soleil l'ont mise ? d?couvert, les alouettes chantent en toute confiance, tandis que les torrents, couverts d'?cume, se pr?cipitent avec un joyeux mugissement de ravin en ravin...
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