Read Ebook: Œuvres complètes de Gustave Flaubert tome 3: L'éducation sentimentale v. 1 by Flaubert Gustave
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Ebook has 2169 lines and 67120 words, and 44 pages
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L'orthographe a ?t? conserv?e. Seuls quelques mots ont ?t? modifi?s. La liste des modifications se trouve ? la fin du texte.
?DITION D?FINITIVE D'APR?S LES MANUSCRITS ORIGINAUX
OEUVRES COMPL?TES
GUSTAVE FLAUBERT
L'?DUCATION SENTIMENTALE
PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-?DITEUR
RUE SAINT-BENOIT, 7
TOUS DROITS R?SERV?S
PREMI?RE PARTIE
L'?DUCATION SENTIMENTALE
Des gens arrivaient hors d'haleine; des barriques, des c?bles, des corbeilles de linge g?naient la circulation; les matelots ne r?pondaient ? personne; on se heurtait; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s'absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s'?chappant par des plaques de t?le, enveloppait tout d'une nu?e blanch?tre, tandis que la cloche, ? l'avant, tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit; et les deux berges, peupl?es de magasins, de chantiers et d'usines, fil?rent comme deux larges rubans que l'on d?roule.
Un jeune homme de dix-huit ans, ? longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait aupr?s du gouvernail, immobile. A travers le brouillard, il contemplait des clochers, des ?difices dont il ne savait pas les noms; puis il embrassa, dans un dernier coup d'oeil, l'?le Saint-Louis, la Cit?, Notre-Dame; et bient?t, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.
Le tumulte s'apaisait; tous avaient pris leur place; quelques-uns, debout, se chauffaient autour de la machine, et la chemin?e crachait avec un r?le lent et rythmique son panache de fum?e noire; des gouttelettes de ros?e coulaient sur les cuivres; le pont tremblait sous une petite vibration int?rieure, et les deux roues, tournant rapidement, battaient l'eau.
La rivi?re ?tait bord?e par des gr?ves de sable. On rencontrait des trains de bois qui se mettaient ? onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis p?chait; puis les brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui suivait ? droite le cours de la Seine peu ? peu s'abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive oppos?e.
Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits ? l'italienne. Elles avaient des jardins en pente que divisaient des murs neufs, des grilles de fer, des gazons, des serres chaudes, et des vases de g?raniums, espac?s r?guli?rement sur des terrasses o? l'on pouvait s'accouder. Plus d'un, en apercevant ces coquettes r?sidences, si tranquilles, enviait d'en ?tre le propri?taire, pour vivre l? jusqu'? la fin de ses jours, avec un bon billard, une chaloupe, une femme ou quelque autre r?ve. Le plaisir tout nouveau d'une excursion maritime facilitait les ?panchements. D?j? les farceurs commen?aient leurs plaisanteries. Beaucoup chantaient. On ?tait gai. Il se versait des petits verres.
Fr?d?ric pensait ? la chambre qu'il occuperait l?-bas, au plan d'un drame, ? des sujets de tableaux, ? des passions futures. Il trouvait que le bonheur m?rit? par l'excellence de son ?me tardait ? venir. Il se d?clama des vers m?lancoliques; il marchait sur le pont ? pas rapides; il s'avan?a jusqu'au bout, du c?t? de la cloche;--et, dans un cercle de passagers et de matelots, il vit un monsieur qui contait des galanteries ? une paysanne, tout en lui maniant la croix d'or qu'elle portait sur la poitrine. C'?tait un gaillard d'une quarantaine d'ann?es, ? cheveux cr?pus. Sa taille robuste emplissait une jaquette de velours noir, deux ?meraudes brillaient ? sa chemise de batiste, et son large pantalon blanc tombait sur d'?tranges bottes rouges, en cuir de Russie, rehauss?es de dessins bleus.
La pr?sence de Fr?d?ric ne le d?rangea pas. Il se tourna vers lui plusieurs fois, en l'interpellant par des clins d'oeil; ensuite il offrit des cigares ? tous ceux qui l'entouraient. Mais, ennuy? de cette compagnie, sans doute, il alla se mettre plus loin. Fr?d?ric le suivit.
La conversation roula d'abord sur les diff?rentes esp?ces de tabacs, puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme; il exposait des th?ories, narrait des anecdotes, se citait lui-m?me en exemple, d?bitant tout cela d'un ton paterne, avec une ing?nuit? de corruption divertissante.
Il ?tait r?publicain; il avait voyag?, il connaissait l'int?rieur des th??tres, des restaurants, des journaux, et tous les artistes c?l?bres, qu'il appelait famili?rement par leurs pr?noms; Fr?d?ric lui confia bient?t ses projets; il les encouragea.
Mais il s'interrompit pour observer le tuyau de la chemin?e, puis il marmotta vite un long calcul, afin de savoir <
Fr?d?ric ?prouvait un certain respect pour lui, et ne r?sista pas ? l'envie de savoir son nom. L'inconnu r?pondit tout d'une haleine:
Un domestique ayant un galon d'or ? la casquette vint lui dire:
<
Il disparut.
Le soleil dardait d'aplomb, en faisant reluire les gabillots de fer autour des m?ts, les plaques du bastingage et la surface de l'eau; elle se coupait ? la proue en deux sillons, qui se d?roulaient jusqu'au bord des prairies. A chaque d?tour de la rivi?re, on retrouvait le m?me rideau de peupliers p?les. La campagne ?tait toute vide. Il y avait dans le ciel de petits nuages blancs arr?t?s,--et l'ennui, vaguement ?pandu, semblait alanguir la marche du bateau et rendre l'aspect des voyageurs plus insignifiant encore.
A part quelques bourgeois, aux Premi?res, c'?taient des ouvriers, des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants. Comme on avait coutume alors de se v?tir sordidement en voyage, presque tous portaient de vieilles calottes grecques ou des chapeaux d?teints, de maigres habits noirs, r?p?s par le frottement du bureau, ou des redingotes ouvrant la capsule de leurs boutons pour avoir trop servi au magasin; ?? et l?, quelque gilet ? ch?le laissait voir une chemise de calicot, macul?e de caf?; des ?pingles de chrysocale piquaient des cravates en lambeaux; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons de lisi?re; deux ou trois gredins qui tenaient des bambous ? ganse de cuir lan?aient des regards obliques, et des p?res de famille ouvraient de gros yeux, en faisant des questions. Ils causaient debout, ou bien accroupis sur leurs bagages; d'autres dormaient dans des coins; plusieurs mangeaient. Le pont ?tait sali par des ?cales de noix, des bouts de cigares, des pelures de poires, des d?tritus de charcuterie apport?e dans du papier; trois ?b?nistes, en blouse, stationnaient devant la cantine; un joueur de harpe en haillons se reposait, accoud? sur son instrument; on entendait par intervalles le bruit du charbon de terre dans le fourneau, un ?clat de voix, un rire;--et le capitaine, sur la passerelle, marchait d'un tambour ? l'autre, sans s'arr?ter. Fr?d?ric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premi?res, d?rangea deux chasseurs avec leurs chiens.
Ce fut comme une apparition:
Elle ?tait assise, au milieu du banc, toute seule; ou du moins il ne distingua personne, dans l'?blouissement que lui envoy?rent ses yeux. En m?me temps qu'il passait, elle leva la t?te; il fl?chit involontairement les ?paules; et, quand il se fut mis plus loin, du m?me c?t?, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derri?re elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient tr?s bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachet?e de petits pois, se r?pandait ? plis nombreux. Elle ?tait en train de broder quelque chose; et son nez droit, son menton, toute sa personne se d?coupait sur le fond de l'air bleu.
Comme elle gardait la m?me attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manoeuvre; puis il se planta tout pr?s de son ombrelle, pos?e contre le banc, et il affectait d'observer une chaloupe sur la rivi?re.
Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la s?duction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumi?re traversait. Il consid?rait son panier ? ouvrage avec ?bahissement, comme une chose extraordinaire. Quels ?taient son nom, sa demeure, sa vie, son pass?? Il souhaitait conna?tre les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait port?es, les gens qu'elle fr?quentait; et le d?sir de la possession physique m?me disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosit? douloureuse qui n'avait pas de limites.
Une n?gresse, coiff?e d'un foulard, se pr?senta, en tenant par la main une petite fille, d?j? grande. L'enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s'?veiller; elle la prit sur ses genoux. <
Il la supposait d'origine andalouse, cr?ole peut-?tre; elle avait ramen? des ?les cette n?gresse avec elle.
Un long ch?le ? bandes violettes ?tait plac? derri?re son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait d?, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s'en couvrir les pieds, dormir dedans! Mais, entra?n? par les franges, il glissait peu ? peu, il allait tomber dans l'eau, Fr?d?ric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit:
<
Leurs yeux se rencontr?rent.
<
Mlle Marthe courut vers lui, et, cramponn?e ? son cou, elle tirait ses moustaches. Les sons d'une harpe retentirent, elle voulut voir la musique; et bient?t le joueur d'instrument, amen? par la n?gresse, entra dans les Premi?res. Arnoux le reconnut pour un ancien mod?le; il le tutoya, ce qui surprit les assistants. Enfin le harpiste rejeta ses longs cheveux derri?re ses ?paules, ?tendit les bras et se mit ? jouer.
C'?tait une romance orientale, o? il ?tait question de poignards, de fleurs et d'?toiles. L'homme en haillons chantait cela d'une voix mordante; les battements de la machine coupaient la m?lodie ? fausse mesure; il pin?ait plus fort: les cordes vibraient, et leurs sons m?talliques semblaient exhaler des sanglots, et comme la plainte d'un amour orgueilleux et vaincu. Des deux c?t?s de la rivi?re, des bois s'inclinaient jusqu'au bord de l'eau; un courant d'air frais passait; Mme Arnoux regardait au loin d'une mani?re vague. Quand la musique s'arr?ta, elle remua les paupi?res plusieurs fois, comme si elle sortait d'un songe.
Le harpiste s'approcha d'eux, humblement. Pendant qu'Arnoux cherchait de la monnaie, Fr?d?ric allongea vers la casquette sa main ferm?e, et, l'ouvrant avec pudeur, il y d?posa un louis d'or. Ce n'?tait pas la vanit? qui le poussait ? faire cette aum?ne devant elle, mais une pens?e de b?n?diction o? il l'associait, un mouvement de coeur presque religieux.
Arnoux, en lui montrant le chemin, l'engagea cordialement ? descendre. Fr?d?ric affirma qu'il venait de d?jeuner; il se mourait de faim, au contraire; et il ne poss?dait plus un centime au fond de sa bourse.
Ensuite il songea qu'il avait bien le droit, comme un autre, de se tenir dans la chambre.
Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un gar?on de caf? circulait; M. et Mme Arnoux ?taient dans le fond, ? droite; il s'assit sur la longue banquette de velours, ayant ramass? un journal qui se trouvait l?.
Ils devaient, ? Montereau, prendre la diligence de Ch?lons. Leur voyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux bl?ma son mari de sa faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille une gracieuset?, sans doute, car elle sourit. Puis il se d?rangea pour fermer derri?re son cou le rideau de la fen?tre.
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