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Read Ebook: Trois Stations de psychothérapie by Barr S Maurice

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Ebook has 67 lines and 10898 words, and 2 pages

Ses exigences et ses ind?pendances se satisfont dans le domaine de la pens?e, sans se tourner vers des r?alisations voluptueuses. Chez L?onard l'intelligence aurait pu se r?volter; jamais les nerfs. Les contemporains de ce profond penseur le savaient bien. Lomazzo l'appelle un Herm?s, un Prom?th?e: il leur appara?t l'homme qui sait le secret des choses. Il savait les lois de la vie.

Cependant les mains de ce h?ros semblent avouer une certaine lassitude. Un ?troit paysage bleu?tre et voluptueux, entrevu dans une fen?tre, derri?re la t?te de cette haute victime , vient nous rappeler que la vie pourtant peut ?tre libre, sensuelle et facile. Ces hommes avec leur passion, ce sage avec sa grandeur surhumaine et dont l'?quilibre inqui?te, nous attristent ?galement. Ah! qui donc saura nous faire conna?tre l'existence comme un r?ve l?ger!

C'est un coloriste lumineux que L?onard, et les cr?atures qu'il peint sont les plus ravissantes qu'on puisse imaginer. Pourquoi donc, en le quittant, suis-je saisi d'une telle tristesse? C'est que rien ne nous comprime plus que de suivre le travail secret d'un analyste; on voit que sa vie est un malaise, un fr?missement perp?tuel. Les grands peintres de Venise furent heureux, car ils peignaient d'abondance, sans disputer avec eux-m?mes. Mais quelle angoisse, celle de l'artiste qui se divise en deux hommes, de telle sorte qu'? mesure que l'un cr?e, l'autre est l? qui juge l'oeuvre en train de na?tre! Et chacun d'eux, adorant l'autre, se dit: S'il allait n'?tre pas satisfait!

Cette imagination m'aide assez ? comprendre la vie ardente d'un de ces analystes chez qui l'?me, comme nous avons dit, est double. C'est perp?tuellement en eux le drame du Dante rencontrant la B?atrice. Leur sourire est lass? et un peu d?daigneux, comme le sourire du Vinci: lass? par ces violentes ?motions int?rieures; d?daigneux avec indulgence parce que la vie ext?rieure leur para?t une petite chose aupr?s des profondeurs de leur ?tre que sans tr?ve ils consid?rent.

UNE JOURN?E

CHEZ

MAURICE LATOUR

DE SAINT-QUENTIN

Aux psychologues ? syst?mes.

J'ai pass? la journ?e dans ces trois petites salles, solitaires et froides, du mus?e de Saint-Quentin, o? sont r?unis la plupart des pastels de Maurice-Quentin de La Tour. Nul endroit o? nous puissions serrer de plus pr?s ce que furent, en r?alit?, ces filles de l'Op?ra, ces publicistes, ces femmes si tendres, tous ces causeurs originaux de qui la l?gende nous laisse pr?s du coeur des images d?licieuses, mais trop vagues. La Tour eut la passion de rendre la nature, sans l'embellir ni l'exag?rer, et l'occasion de portraicturer beaucoup des figures fameuses dans ce dix-huiti?me si?cle.

Ses crayons fixaient non seulement les contours, les traits de naissance, mais la physionomie, cette poussi?re des chagrins et des f?licit?s qui reste aux plis d'un visage froiss? par la vie. Voil?, en v?rit?, une des chapelles o? peuvent m?diter le plus abondamment les d?vots de l'?me humaine! Ils n'y trouveront pas seulement des images illustres ou saisissantes; ce mus?e vaut surtout comme l'expression la plus compl?te de cette passion vive dont sont poss?d?s quelques esprits pour ?couter, regarder et comprendre les autres hommes. Je tiens l'oeuvre de La Tour pour le t?moignage le plus parfait que nous poss?dions de la curiosit? psychologique.

Au mus?e de Saint-Quentin, on m'entend, ce n'est pas le m?tier du grand artiste qui m'arr?te, mais j'admire qu'un homme ait enferm? sa vie dans la seule curiosit? de comprendre quelques vari?t?s de l'?me humaine.

Ces 87 visages qui, de tous ces murs, me regardent, il leur a sorti leurs secrets ? fleur de peau. Le pli de leurs l?vres, le poids de leurs paupi?res, toute cette atmosph?re du visage que notre instinct saisit pour aimer ou ha?r un homme mais qui n'a pas de nom, m'apparaissent, mis en valeur dans ses pastels avec une prodigieuse s?ret? de psychologue. Ces morts, embrum?s aujourd'hui par tant de querelles, La Tour me les montre sans voiles, prisonniers pour jamais sous ces glaces. Il me les explique. Machinalement, aux marges du catalogue, j'ai pris quelques notes qu'il me dictait...

Voil? Rousseau, et j'ai ?crit: <>

Voici d'Alembert: <>

Et madame Favart: <>

Et la Camargo: <>

Ainsi je parcourais ces salles o? La Tour a augment? l'humanit? de vingt figures int?ressantes. Et peu ? peu, de tous ces ?trangers une tristesse tomba sur moi, si p?n?trante bient?t qu'elle m'incommoda. Je ne voulus pas en voir davantage.

Etait-ce quelque regret de toutes ces beaut?s qui, pour jouir d'elles, ne nous laissent que la poussi?re d'un pastel? Ou encore, le m?lancolique contraste de ces d?pouilles de boudoirs class?es aujourd'hui administrativement?

Non, ce qui m'attristait, c'?tait la philosophie m?me de La Tour, cette fa?on d'entendre la vie ? laquelle son g?nie me faisait participer.

Je le sentis bien ce jour-l?: perp?tuelle curiosit?, c'est mort sans cesse renouvel?e dans l'esprit. L'?motion que me donne telle ?me mise l? sous verre par La Tour est balay?e au cadre suivant; c'est mort et naissance en moi ? chaque pas.

Ainsi en est-il de tous ceux qui traversent la vie en purs analystes. Devant leur compr?hension, que rien ne fixe, toutes les ?mes s'?l?vent pour tomber aussit?t, triomphatrices d'un jour. Ils accueillent tout et n'adoptent rien; ils ne lient que des amiti?s d'un soir et ressentent, ? chaque tournant de leur curiosit?, la tristesse confuse du voyageur quittant un beau pays. C'est la mort de nos amours de la veille qui d?blaie notre ?me pour de nouvelles amours.

On rapporte du premier des analystes de ce temps, de M. Taine, un mot hautain dont la candeur ?claire nettement ce v?ritable carnage qu'est, dans l'ordre intellectuel, la vie de ces infatigables conqu?rants d'?mes. Ce ma?tre rencontre-t-il un homme int?ressant par sa force naturelle, par l'exp?rience acquise ou par ses singularit?s, il l'entra?ne ? l'?cart, le presse de questions, le sollicite de toutes parts jusqu'? ce qu'il en ait v?rifi? les limites, puis s'?cartant: <> pense-t-il.

Il a connu, lui aussi, cette dess?chante ardeur psychologique, le vieillard Sim?on, de qui parlent les ?vangiles, celui qui, ?tant entr? en relations avec l'Enfant J?sus et l'ayant attentivement observ?, s'?cria du m?me ton que Taine: <> Ce Sim?on, avec un grand sens des n?cessit?s de son ?poque, pr?voyait le drame du Calvaire et, tr?s renseign? sur les personnalit?s de la Jud?e, il d?sirait conna?tre les pr?tendants possibles ? ce grand r?le.

Les r?dacteurs des Evangiles, dans un but facile ? comprendre, d?natur?rent l?g?rement ses paroles; de ce curieux, ils firent un adorateur du Christ. En cela, du reste, ils commirent plut?t une erreur qu'une habilet?; l'illusion dans laquelle ils donn?rent est commune ? tous les hommes de parti que nous approchons pour mieux les ?tudier; nous nous pr?tions, ils crurent que nous nous donnions. Mais o? voit-on que Sim?on ait embrass? les nouvelles doctrines? Il fit causer l'illustre initiateur, et l'ayant compris: <> C'est-?-dire qu'il engageait J?sus ? suivre sa Passion, mais se r?cusait d'y participer.

Aucune passion, mais les comprendre toutes! c'est la formule des analystes.

Esprits vastes et mornes, ils ?voquent ? l'imagination ces plaines d'eaux o? se refl?taient en fuyant les voluptueuses gal?res de Cl?op?tre. Mais poss?der les furtives images de toutes les souffrances et de tous les bonheurs, cela valut-il jamais pour remplir nos jours une seule fi?vre ?mouvante?

Certes, avec quelque habitude des gestes et des formules convenues, vous d?couvrirez une forte vari?t? de caract?res qui pourront vous distraire. Le monde des arts et les couloirs de la politique, les salons et la rue, la Bourse et le Palais, autant de th??tres o?, sans grand effort, se procurera un bon fauteuil d'orchestre celui qui sait utiliser les libert?s de 1789. Mais quoi! des po?tes na?fs, des penseurs, des habiles sans g?n?rosit? et des sots pr?tentieux d?filent au bout de ma lorgnette amus?e! mon coeur dispers? s'attriste ? ce panorama, comme il fit dans les salons de La Tour. Des figures! des figures! Ah! qui me d?livrera de tant de figures?... Ici l'analyste m?prise un peu ma rapide sati?t? et me raille:

--<>

--<>

Se passionner autant que n'importe quel passionn?, tel serait le bonheur profond.

En vain voudrions-nous borner notre jeune instinct au r?le d'observateur! Amusement d'?piderme! Sous ce masque de curiosit? distraite, je vois l'analyste qui b?ille. <> La vie n'est qu'un spectacle, disait l'analyste, et il la regardait passer des hautes fen?tres de sa tour, mais chaque belle fi?vre, en s'?loignant, lui laissait un de ces regrets qui, accumul?s, rompront la digue: l'analyste un jour se laisse envahir par son r?ve. Pas plus que Taine et les autres, La Tour n'y a ?chapp?. Cet observateur minutieux se pr?occupa de syst?matiser le monde.

Il philosopha sur son art d'abord, puis sur l'organisation des soci?t?s; et dans son d?sir d'embrasser l'univers, il en vint ? r?gler le cours des astres. Sa manie ?tait de d?gager l'harmonie qui gouverne les choses; c'est le dernier mot des observateurs; ils veulent ordonner cette masse d'objets particuliers dont ils se sont fait des images pr?cises. De telles passions, d?brid?es dans des ?mes qui longtemps se raidissent, poussent souvent jusqu'? la folie. Le panth?isme de La Tour offre au moins des bizarreries. On nous montre cet observateur minutieux qui dans ses promenades s'adresse aux arbres et, les serrant dans ses bras, leur dit: <> Dans son r?ve m?taphysique, pour aider ? l'incessante transformation de la mati?re et parce qu'il ?tait convaincu de l'unit? de substance, il d?vora parfois ses excr?ments.

C'?taient l? de f?cheuses m?thodes. La Tour n'?tait pas dou? pour saisir cette ?me du monde qu'il entrevoyait. Ce merveilleux physionomiste pr?tait ? l'univers une figure insuffisante. Je ne m'en ?tonne pas, ayant vu ? ce mus?e de Saint-Quentin son portrait peint par Perroneau. <> Pens?e exprim?e trop durement! Mais on entendra qu'il ne s'agit ici que de hi?rarchie intellectuelle. Je veux dire que La Tour n'?tait pas de force ? ma?triser les objets qu'il avait la passion d'observer.

A Saint-Quentin toujours, on le voit peint par lui-m?me: <> Son panth?isme naquit de sa constatation qu'il est une forte harmonie sous l'apparente diversit? des choses, mais nullement d'une r?v?lation int?rieure, d'un instinct religieux. Ce descripteur jamais ne fut un intuitif. Les esprits de cette race ignorent que le seul inventaire vraiment complet de l'univers, c'est une ardente pri?re d'amour.

LA L?GENDE

D'UNE

COSMOPOLITE

Mais chaque g?n?ration se choisit ses lieux de d?votion pr?f?r?s, et c'est m?me dans ces ?lections que se r?v?lent les variations de la sensibilit?. Qui de nos jeunes gens les plus r?cents songerait ? s'?mouvoir devant la maison close de l'avenue d'Eylau o? s'?teignit une gloire retentissante! Nos jeunes a?n?s, tel M. Catulle Mend?s ou encore M. Camille Pelletan, doivent nous plaindre de cette froideur, et, malgr? toute leur compr?hension, ils suspecteront notre bonne foi, si j'ajoute qu'indiff?rents ? la derni?re demeure de Victor Hugo, nous sommes ?mus par certain petit h?tel du quartier Monceau! Certes, le sens de la mesure nous garde d'opposer notre go?t ? leur culte; simplement, nous sommes de ces d?vots qui s'?meuvent dans une chapelle ?troite mieux qu'? l'?glise cath?drale. Au 61 de la rue de Prony v?cut quelques ann?es et mourut mademoiselle Marie Bashkirtseff, bien faite pour passionner ce millier d'esprits compr?hensifs et d?go?t?s dont le ton attirant et irritant depuis quelques ann?es int?resse la critique. Leur trait principal est peut-?tre que, froiss?s par toute in?l?gance, ils sont cependant plus soucieux d'?thique que d'esth?tique; ils aiment, pour tout dire, la vie int?rieure des ?tres plus que leur pittoresque ext?rieur. La monographie qu'a laiss?e cette jeune fille et qu'on a publi?e sous le titre de <> les satisfait mieux qu'aucune composition de nos ?crivains de m?tier.

Je ne referai pas la biographie de mademoiselle Marie Bashkirtseff, d'autant mieux connue que c'est des d?tails de sa vie que ses fid?les nourrissent leur culte. Cette jeune fille, en effet, en d?pit de ses succ?s de peintre, en d?pit de sa mort cruelle ? vingt-six ans, en d?pit m?me de ses dons d'?crivain, les passionne uniquement par la sensibilit? particuli?re dont elle vivifia les moindres circonstances de sa vie. Nulle existence qui offre une plus instructive collection de ces traits de clairvoyance et d'ardeur morale si fort ? la mode des intellectuels d'aujourd'hui. Offert par une jeune fille et pr?cis?ment par une fille par?e de ce charme russe, brutal et raffin? qui, seul, nous ?meut ? cette heure, un tel ?tat d'?me devait acqu?rir sur des jeunes gens un prestige particulier, et, en v?rit?, il leur inspire ce sentiment voisin de l'amour, sans lequel il n'est pas de f?conde m?ditation.

Sans doute, cette fa?on de concevoir la vie qu'expose mademoiselle Bashkirtseff, vingt autres l'ont affich?e. Mais avaient-ils de cette enfant ?lue la souplesse, la spontan?it? et toute la s?ve vivifiante? A aucun des plis de sa robe, je ne retrouve cette poussi?re de biblioth?ques dont les plus vivants de nos contemporains sont enlaidis. Et telle est la force dont une beaut? sinc?re dispose pour nous r?v?ler le sens de nos propres sentiments que nulle part je n'ai mieux approch? la formule des ?mes de demain que dans la petite maison de la rue de Prony. J'y allais par ce court chemin que la jeune fille elle-m?me parcourut tant de fois, alors qu'elle visitait Bastien Lepage mourant dans cette maison de la rue Legendre o?, par une rencontre qui me touche, j'ai succ?d? au bon peintre qu'elle aima comme un fr?re. La m?re inconsol?e de celle que nous rappelons m'a dit comment Bastien Lepage, apprenant la fatale nouvelle, cacha ses pleurs contre les coussins o? lui-m?me n'avait plus que trois mois ? attendre la mort. Mademoiselle Bashkirtseff fut victime de ces miasmes terribles qui volent ?pars dans Paris; j'ai vu sur son bureau Kant et Fichte ouverts ? des pages passionnantes dont la mort interrompit pour elle la logique. Ses livres, ses tableaux, quelques menus objets d'un usage familier, et son image ? tous les ?ges font de ce petit h?tel un touchant oratoire o? la pi?t? maternelle continue ? servir, comme elle fit pour la jeune vivante, l'?me ?l?gante et d'infinie ressource qui s'est effac?e.

Et tout d'abord, admettrons-nous que le petit h?tel de la rue de Prony fasse un cadre satisfaisant ? la plus inqui?te des cosmopolites? Quand nous la ch?rissons pour son ardeur, pour ses d?go?ts et pour sa compr?hension, est-ce parmi ses toiles, est-ce m?me dans notre Paris que notre r?verie l'?voque?

Nullement. Voir en elle un peintre ou une Parisienne, c'est ?trangement la r?duire. Sans doute, ces tableaux que madame Bashkirtseff a refus?s aux sollicitations de tant d'?trangers--des Am?ricains surtout, passionn?s plus qu'aucun pour cette ?trange jeune fille--font voir un grand sens de la nature et beaucoup de bont?. On le constate d'ailleurs ? toute ligne de son Journal, sa clairvoyance des insuffisances de la nature n'excluait pas chez elle la piti?; sa susceptibilit? de d?licate ne l'emp?cha jamais de percevoir ce qu'il y a d'immortel dans les plus humbles fragments de l'univers. Elle poss?dait le don pr?cieux d'?tre p?n?tr?e par la douce lumi?re qu'il y a dans le regard des chiens interrogeant leur bon ma?tre. Mais pr?cis?ment sourions qu'elle ait pr?t? de l'importance au talent, elle qui poss?dait la chose essentielle et si rare: une intelligence indulgente. Et s'il faut la go?ter de ce qu'elle ne m?prisait pas tous ces gens de l'atelier Julian o? elle ?tudiait la peinture, s'il est vrai qu'elle se diminuerait et nous irriterait en montrant ? leur ?gard les m?mes sentiments qu'en ont, pour d'insuffisantes raisons, des notables mal cultiv?s, du moins, affirmons que le go?t qu'elle leur montra ?tait compr?hension, mais non pas identit?. Elle les appr?ciait, mais en se gardant. C'est pourquoi nous ne voudrons pas, sous peine de d?former sa physionomie, l'installer dans notre m?moire comme une artiste peintre.

Pr?caution essentielle! et toutefois je doute, tant cette jeune fille se donnait ? ses enthousiasmes, qu'elle ait jamais pris une conscience nette de cette diff?rence que ses admirateurs sont bien forc?s d'?tablir entre elle et nos meilleurs ouvriers d'art. Par quelle d?licieuse na?vet? s'attardait-elle ? rivaliser avec mademoiselle Breslau? En v?rit?, il e?t ?t? fort opportun qu'on indiqu?t ? mademoiselle Bashkirtseff la doctrine qu'elle ?tait autoris?e ? pratiquer, la doctrine du suffisant d?dain!

Le suffisant d?dain e?t enseign? Marie Bashkirtseff ? consid?rer les peintres, les ?crivains, les artistes, simplement parce qu'ils ressentent des ?motions qu'elle ?prouvait elle-m?me. C'est pour cette qualit? de leur sensibilit? qu'ils m?ritent qu'on les classe avec honneur. Quant au don qu'ils poss?dent de traduire et de fixer leurs sentiments avec des couleurs, des phrases ou du marbre, cela les d?signe comme des utilit?s agr?ables, n?cessaires dans toute maison r?ellement bien mont?e, mais ne peut, en aucun cas, les placer dans la hi?rarchie plus haut que les ?mes de leur qualit?. Or, telle est, pour sa profondeur et son ?tendue, la qualit? d'?me de mademoiselle Bashkirtseff que nos talents les plus f?t?s ne sont ? ses c?t?s que petites fl?tes pr?s d'une partition compl?te. Parce qu'en cette ?me, toute jeune et toute faible qu'elle fut, retentissait apr?s tout la sensibilit? humaine, je dis qu'aucune de nos meilleures fl?tes ne pourrait l'exprimer enti?re et qu'elle les poss?dait toutes. Elle eut dans sa petitesse le sens de l'universel. N'ayons pas cette grossi?ret? de la confondre avec des sp?cialistes, fussent-ils, d'ailleurs, d'excellents ouvriers peintres.

Marie Bashkirtseff avait, en effet, toute jeune, amalgam? cinq ou six ?mes d'exception dans sa poitrine trop d?licate et d?j? meurtrie. Quand elle mourut dans cet atelier de la rue de Prony, elle poss?dait dans son cerveau les livres de quatre peuples, dans ses yeux tous les mus?es et les plus beaux paysages, dans son coeur la coquetterie et l'enthousiasme. Toute jeune p?lerine qui cherche ? travers l'Europe une fi?vre dont on ne se lasse point, Marie Bashkirtseff nous laisse son souvenir ? ch?rir, sa l?gende ? amplifier, comme la plus ?mouvante repr?sentation de la sensibilit? cosmopolite.

Mon imagination l'?voque encore qui fr?quente les villes d'eaux de Boh?me, verdoyantes et pleines d'une musique qui, le soir, assombrissait les ?mes sans amour. Puis elle fut ? Nice, fringante sous le soleil et portant au corsage des an?mones, des mimosas m?l?s aux brins de tamaris.

Mais ces cadres, tr?s suffisants pour emprisonner ? jamais dans notre souvenir tant de jeunes ?trang?res ?l?gantes et romanesques, ne sauraient contenir celle qui fut en outre passionn?e de Spinosa. Si mademoiselle Bashkirtseff doit ?tre dite cosmopolite, c'est moins encore pour sa vie errante que pour son intelligence. Elle put bien se pr?ter aux hivers du littoral, aux printemps de Paris, ? la saison de Londres; elle s'accommodait de toutes les moeurs , mais rapide ? poss?der le supr?me ton de chaque milieu, Marie jamais ne s'en satisfit: elle s'?puisait de d?sir vers la fi?vre du lendemain, dont les frissons lui devaient ?tre ?galement m?diocres et vains. De l? son perp?tuel vagabondage, fait du d?sir que son ?me f?t la somme des enthousiasmes et aggrav? de l'insuffisance de toutes les ?motions o? elle avait particip?; de l? aussi notre conviction raisonn?e qu'apr?s tout la ville o? cette jeunesse inqui?te et magnifique se f?t trouv?e la moins d?pourvue, c'est la cit? ?ternelle, la ville catholique, la capitale, Rome.

Rome, en effet, malgr? son caract?re ?minent, est moins un lieu particulier que le plus complet abr?g? de la culture europ?enne. Elle est faite des plus graves fragments de l'humanit?. Marie Bashkirtseff, ?l?gante et nerveuse, et qui n'avait que vingt ans, ne pouvait certes s'identifier ? ce colossal Panth?on, mais elle s'y sentait ? l'aise parce que cette atmosph?re lui offrait un peu de toutes les poussi?res qui, ? travers le monde, avaient d?licieusement dess?ch? sa bouche de jeune p?lerine. Elle n'y ?tait priv?e d'aucune des ardeurs qui l'usaient, mais faisaient pour elle tout le prix de la vie.

Oui, Rome qui fut ? tous les si?cles le coeur de l'Europe est encore telle du point particulier d'o? nous l'envisageons, et s'il faut ? notre imagination un lieu id?al o? placer cette jeune cosmopolite qui repr?sente pour nous la sensibilit? la plus moderne, c'est encore Rome que nous ?lisons. Aucun des frissons qui agitent l'humanit? n'est absent de Rome. J'accorde qu'ils n'y sont pas toujours ais?s ? distinguer. Avec sa force de coh?sion, cette reine impose ? tant de traits disparates une harmonie qui d?route et accable nos esprits amus?s. Mais en faisant l'unit? avec toutes ces parcelles de l'esprit humain, elle le grandit singuli?rement. Tout ici prend sa pleine intensit? et, b?n?fice de l'harmonie, tout ici porte avec soi sa cause. C'est au point que l'on pourrait dire qu'? Rome chaque mouvement de l'?me se pr?sente moins sous une forme individuelle que sous forme de loi. L? seulement, le cosmopolite met ? leur plan les notions qu'il a recueillies ? travers la civilisation europ?enne. Certains de mes soirs romains, enivr? de cette forte ?ducation, je fus tent? de croire que les plus amples fragments de l'univers civilis? ne valaient que comme d?tails agrandis de la fresque humaine que Rome nous pr?sente.

L'art de se servir des hommes, l'art de jouir des choses, l'art de d?couvrir le divin dans le monde, qui sont, n'est-ce pas, les trois amusements, le jeu complet d'un civilis?, Rome les enseigne, et d'une ma?trise incomparable!

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