Read Ebook: La peur by Haraucourt Edmond
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Ebook has 1543 lines and 55916 words, and 31 pages
EDMOND HARAUCOURT
LA PEUR
PARIS BIBLIOTH?QUE-CHARPENTIER EUG?NE FASQUELLE, ?DITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11
EUG?NE FASQUELLE, ?DITEUR, 11, RUE DE GRENELLE, PARIS.
DU M?ME AUTEUR
DANS LA BIBLIOTH?QUE-CHARPENTIER
? 3 fr. 50 le volume.
L'Ame nue, po?sies 1 vol. Amis, roman 1 vol. Seul, po?sies 1 vol. Les Naufrag?s, contes 1 vol.
TH?ATRE
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Tous droits de reproduction et de traduction r?serv?s pour tous pays y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Su?de et la Norw?ge.
A la m?moire
de mon ami
MAURICE ROLLINAT
Vieil ami, je t'offre ces contes, parce que tu aimais les frissons de la peur, et parce que j'aime d?dier mes livres ? des morts.
Tu n'as plus rien, ? cette heure, que le repos, et de ton vivant tu n'as pas eu ce que tu m?ritais.
Le monde t'a peu compris; il t'a f?t? pour son plaisir et non pour ta valeur: quand tu as comparu devant lui, il a applaudi des effets sans discerner les causes et dans son enthousiasme provisoire pour ta voix, ton geste et ton masque, il t'a d?cern? le renom d'un mime.
A te voir, ? t'entendre, on a admir? la souplesse d'un talent habile ? parodier les cauchemars, alors que l'habilet? fut pr?cis?ment ce qui te manquait le plus; on t'a pris pour un com?dien prodigieux, alors que simplement tu fus un po?te na?f qui renouvelait en lui, rien qu'? r?citer son po?me, les tortures de l'enfantement. On battait des mains, dans ces instants o? la magique ?vocation du verbe ressuscitait sous ton cr?ne, avec toute leur atrocit? premi?re, les spasmes de l'id?e qui na?t, qui sort et qui crie en venant au monde, comme un enfant de douleur que v?ritablement elle est!
En somme, parce que Rollinat restait po?te ? toutes les minutes, et intens?ment po?te, on jugea qu'il cessait de l'?tre pour devenir le colporteur de sa chanson. Peut-?tre que devant sa tombe et la fa?on dont il y descendit, on comprendra mieux combien ce fantastique r?veur fut sinc?re et le fut toujours, puisqu'il mourut de l'?tre trop.
La m?prise dont il fut victime est facilement explicable. Avec une candeur d'enfant, avec un besoin inn? de sympathie et de confiance, imaginant que la douleur est universelle et prenant toute curiosit? pour une communion fraternelle, il se pr?tait ? quiconque voulait bien regarder en lui: on n'avait qu'? se pencher pour voir, et le jeu de sa vie int?rieure se d?clanchait automatiquement; il ne r?sistait ? personne et se livrait ? tous; mais parce qu'il se donnait si ais?ment on jugea qu'il se produisait, et la torture visible ? toute heure apparut comme l'effet d'un art qui d?bite des imitations.
On ne s'est pas content? de dire qu'il s'imitait lui-m?me: on l'accusa aussi de copier Baudelaire et Po?. Avec plus de v?rit?, on pouvait dire simplement qu'il naquit apr?s eux; avec plus de justice on peut dire qu'il leur ressemblait. Fr?re cadet de ces a?n?s, il les aima jusqu'? la v?n?ration, avec une sorte de gratitude, parce qu'en ces deux esprits, identiques au sien, il trouvait la consolation d'une ressemblance, et parce qu'en leur oeuvre, parachev?e avant la sienne, il pouvait, ainsi qu'en un miroir profond, mirer sa propre angoisse, sans se soumettre aux affres de la dire: en sorte qu'on l'accusa d'?tre eux, pr?cis?ment parce qu'il ?tait lui.
Rollinat fut, entre nous tous, le plus essentiellement po?te: il n'a v?cu que pour son r?ve, par son r?ve, dans son r?ve, et il en a p?ti de toutes les mani?res, puisque les insuffisances m?mes de sa forme souvent peccable furent une cons?quence de cet illusionisme qu'entretenait en lui la permanente acuit? de ses visions. En ce promeneur d'enfer, r?chapp? du Dante ou des t?n?bres, tout d?celait l'angoisse d'une hantise: son masque p?le, aux traits purs et nets, encadr? dans l'aur?ole d'une crini?re noire qui s'agitait comme si des bouff?es de frissons l'eussent travers?e sans repos, et ses prunelles ?lectriques, sa bouche crisp?e, qui lui faisait peur ? lui-m?me... Assis devant le piano banal, qui sous ses doigts devenait une lyre de l'autre monde, il se tournait de trois quarts, et chantait en vous regardant: l'atroce peur dont il ?tait rempli sortait de lui en effluves magn?tiques, entrait en vous, et les plus sceptiques comme les plus gouailleurs, lorsque leur oeil avait rencontr? l'oeil de cet homme-l?, ne savaient plus rire de tout un soir, mais remportaient chez eux les ?pouvantes d'un myst?rieux au-del?...
Aucune trag?dienne, aucun orateur, nul autre a?de et nulle sibylle n'ont su plus violemment empoigner l'auditeur par ses fibres profondes, le pincer jusqu'? la douleur aigu?, le tordre jusqu'? l'?crasement.
Cette contagion psychique s'exer?ait d'autant mieux qu'elle ?tait moins voulue; bien loin qu'il jou?t d'une force, il en ?tait le jouet, comme les autres, et elle ne subjuguait les autres avec tant de puissance que parce qu'elle le poss?dait lui-m?me et tout entier; un d?mon habitait en lui, dont il ?tait la proie perp?tuelle, et il le promenait par la ville, par les champs, toujours, image d'un Prom?th?e errant qui d?ambule avec son aigle int?rieur, et qui fait dresser les cheveux sur la t?te des hommes, quand par hasard il l?ve son manteau et leur laisse entrevoir le drame de sa plaie.
La Peur! La fantastique peur, la peur universelle, peur de la mort et de la vie, celle des formes perceptibles et des visions irr?elles, du monde ambiant et du myst?re, la Peur divine, telle que la connurent les anc?tres pr?historiques, l?ch?s nus et sans armes dans la for?t sauvage, parmi l'hostilit? de tout, et qui lancina si cruellement les premi?res pens?es humaines qu'elles se tendirent vers le ciel, pour crier gr?ce contre la terre, et invent?rent des dieux pour ?tre secourues!
Celui qui v?cut de la sorte ne pouvait pas vivre longtemps: ses amis le pleurent encore, parce qu'il fut cordialement aim?, avec tendresse, avec piti?, avec respect, comme le m?rite un ?tre d'exception qui porte en lui le fardeau sacr?, et qui en meurt. Mais ce qu'il faut dire et dire surtout, c'est la v?n?ration due ? cette sinc?rit? d'autant plus respectable qu'elle fut suspect?e, et qui a fait de Rollinat un des derniers po?tes accord?s ? un monde d'o? le r?ve s'en va.
E. H.
LA PEUR
LE SETUBAL
Les journaux de l'?tranger, et plus particuli?rement ceux des nations qui ne sont point sympathiques ? l'Espagne, ne se firent, comme on peut croire, aucun scrupule d'accueillir les insinuations de notre compatriote; mais, ? leur grand d?sappointement, son premier article ne fut compl?t? par aucun autre.
Le r?dacteur avait-il compris ? quel point ses accusations seraient importunes, au cours d'une guerre d?j? difficile, et quel danger ce serait pour le pays de semer dans la flotte des ferments de d?fiance entre nos marins et leurs chefs? Peut-?tre s'?tait-on ?mu, en haut lieu, de ce p?ril moral, plus grave encore que l'?v?nement lui-m?me? Il se peut que le gouvernement ait appr?ci? l'urgence d'arr?ter les indiscr?tions du journaliste, par des moyens que j'ignore. Peut-?tre aussi, deux familles puissantes, int?ress?es d'honneur ? ce que rien ne f?t ?bruit?, achet?rent le silence de la presse? Quoi qu'il en soit des proc?d?s mis en oeuvre pour obtenir ce r?sultat, l'affaire n'eut pas de suites: les journaux ?trangers suppos?rent, j'imagine, qu'un pol?miste de mauvais go?t avait, mal ? propos, ?chafaud? de romanesques hypoth?ses qu'il lui fallait abandonner faute de preuves, et ils pass?rent outre.
Sur ces entrefaites, d'ailleurs, la formidable bataille de Capo-Maisi attira sur elle l'attention du monde, et l'aventure de Santiago fut rel?gu?e parmi les affaires d?j? anciennes et de moindre importance.
Ces tentatives, ou d'autres analogues, peuvent se renouveler quand je ne serai plus l? pour r?tablir la v?rit?: je dois la d?noncer puisque je la connais, et je n'estime pas que d?sormais aucun scrupule doive me retenir, puisque la guerre est termin?e, et que mes r?v?lations, incapables maintenant d'apporter un trouble quelconque dans l'esprit de la flotte, sont au contraire de nature ? divulguer certains vices d'organisation, auxquels il serait sage de rem?dier dans l'avenir.
Je raconterai donc ce que je sais, ?tant ? m?me de corroborer mes dires, par t?moins et par documents ?crits. Voici les faits. On n'y rel?vera qu'une inexactitude, volontaire, d'ailleurs, et relative aux noms des personnages et des lieux, car il m'a paru pr?f?rable, pour le moment du moins, de taire les uns et les autres.
Quant ? Miguel, il s'?tait violemment ?pris d'une jeune cr?ole de grande beaut?, dont la famille occupait aux Antilles une situation des plus hautes, par le nom et par la fortune.
Nous sommes, mon fr?re et moi, relativement assez pauvres, mais de bonne noblesse, et pouvant pr?tendre ? toute alliance; d'autre part, Miguel s'annon?ait comme professionnellement destin? ? un brillant avenir: rien ne s'opposait donc aux esp?rances qu'il avait pu concevoir.
Car il s'agissait, entre lui et la se?orita Merc?d?s, non pas d'une galanterie passag?re, mais d'une union durable, et les amoureux n'avaient gu?re tard? ? ?changer librement leurs promesses. La jeune fille se savait aim?e, elle aimait, et tout enti?re elle s'abandonnait aux joies du sentiment nouveau, n'imaginant pas qu'une opposition quelconque p?t se lever jamais entre elle et son d?sir: fille unique, adul?e et choy?e des siens, elle avait vu jusqu'alors l'autorit? de tous s'incliner devant sa tyrannie d'enfant, et ses caprices ?taient des lois. Son premier d?senchantement l'attendait dans son premier amour.
Don Jos? se montrait tout juste le contraire: bilieux, jaune, laid, il ?tait sombre et dur, profond?ment antipathique; d'une intelligence vive, mais d'une morgue si hautaine qu'elle le rendait insociable, il se donnait des airs d'infant, sous pr?texte que sa g?n?alogie remontait ? un b?tard du roi Philippe II, auquel il ressemblait d'ailleurs. Il en avait la taille et le port, la face longue, et cette pro?minence du maxillaire inf?rieur qui caract?risa Charles-Quint et sa descendance; il en avait aussi les passions violentes, irr?ductibles, que l'obstacle irrite comme une insulte, et l'?go?sme sans piti? devant qui rien n'existe, brisant ce qui le g?ne et continuant sa route. <
Il avait demand? et obtenu le commandement d'un torpilleur, o? l'ind?pendance est plus grande, la vie plus solitaire; son ?quipage le craignait en le d?testant, et nul, dans la flotte pas plus qu'? terre, ne pouvait se dire ni se croire son ami.
A peine avait-il, deux ou trois fois, adress? la parole ? Merc?d?s; rien ne r?v?lait qu'il l'e?t particuli?rement distingu?e. Un jour, elle apprit qu'il sollicitait sa main; elle ne fit qu'en rire. Mais son p?re ne riait pas: il lui remontra, le plus s?rieusement du monde, les avantages sociaux que pr?senterait cette union; dans une sc?ne, qui para?t avoir ?t? assez violente, il d?clara que ce mariage ?tait chose d?cid?e, et se ferait.
Je n'entrerai point ici dans le d?tail des multiples efforts que tent?rent les deux amants, des interventions et des supplications auxquelles ils recoururent. Rien ne fit; l'id?e de s'apparenter ? une famille presque royale obnubilait l'entendement du p?re, et sa vanit? pr?valut sur toute consid?ration sentimentale. Les fian?ailles furent solennelles.
Don Jos? ne se dissimulait en aucune sorte les r?pugnances de la se?orita, mais il n'en avait point souci: que sa propre volont? f?t accomplie, cela lui suffisait.
--J'en aime un autre, lui dit sa fianc?e.
--Eh bien! Mademoiselle, vous l'oublierez.
La prudence du p?re et la d?fiance naturelle de don Jos? appr?hendaient que les amoureux eussent recours ? des moyens extr?mes pour rendre irr?alisable le mariage projet?, et pour imposer le leur par un fait accompli: Merc?d?s n'y e?t certes pas fait de r?sistance, et mon fr?re e?t os? un enl?vement au risque de compromettre sa carri?re par le scandale d'une telle ?quip?e.
Mais rien de semblable n'arriva, car toutes mesures avaient ?t? prises pour emp?cher d?sormais une rencontre des deux amants: do?a Merc?d?s et Miguel ne se revirent plus.
Si donc la fianc?e n'apportait pas ? son ?poux un coeur intact et libre, il n'avait du moins ? se plaindre d'aucun grief plus grave, et don Jos? n'en demandait pas davantage.
Aimait-il vraiment sa femme? Il est loisible d'en douter: peut-?tre son caprice n'avait pas eu d'autre origine qu'un sentiment de basse envie, provoqu?e par le d?pit de constater, avec tout le monde, la pr?f?rence qu'une superbe cr?ature marquait ? l'un de ses coll?gues; le go?t de nuire l'avait excit?; l'ent?tement avait fait le reste, aid? par ce besoin de vaincre les r?sistances et de dominer tout.
Les noces eurent lieu, d?s que le comte re?ut les papiers officiels qu'il avait r?clam?s; en m?me temps, un cong? lui permettait de quitter l'escadre, et de rentrer en Europe, o? il emmena la nouvelle comtesse.
Le p?re avait esp?r? qu'un changement d'existence, des plaisirs mondains et des honneurs auraient promptement raison d'une amourette ancienne: la jeunesse oublie vite! Mais do?a Merc?d?s n'oubliait pas plus vite que mon fr?re: leurs lettres en font foi.
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