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Read Ebook: Le trésor des humbles by Maeterlinck Maurice

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Ebook has 165 lines and 42866 words, and 4 pages

MAURICE MAETERLINCK

LE TR?SOR DES HUMBLES

M DCCC XCVI

Tous droits r?serv?s.

IL A ?T? TIR? DE CET OUVRAGE:

JUSTIFICATION DU TIRAGE:

Droits de reproduction et de traduction r?serv?s pour tous pays, y compris la Su?de et la Norv?ge.

Serres Chaudes 1 vol. La Princesse Maleine 1 vol. Les Aveugles 1 vol. L'ornement des Noces spirituelles de Ruysbroeck l'Admirable, traduit du flamand et pr?c?d? d'une Introduction 1 vol. Les Sept Princesses 1 vol. P?ll?as et M?lisande 1 vol. Alladine et Palomides, Int?rieur et la Mort de Tintagiles, trois petits drames pour marionnettes 1 vol. Annabella 1 vol. Les Disciples a Sa?s et les Fragments de Novalis, pr?c?d?s d'une Introduction 1 vol.

Aglavaine et S?lysette, drame. 1 vol.

A MADAME GEORGETTE LEBLANC

LE SILENCE

>>Les abeilles ne travaillent que dans l'obscurit?, la pens?e ne travaille que dans le silence et la vertu dans le secret...>>

Et c'est parce qu'aucun de nous n'ignore cette sombre puissance et ses jeux dangereux que nous avons une peur si profonde du silence. Nous supportons ? la rigueur le silence isol?, notre propre silence: mais le silence de plusieurs, le silence multipli?, et surtout le silence d'une foule, est un fardeau surnaturel dont les ?mes les plus fortes redoutent le poids inexplicable. Nous usons une grande partie de notre vie ? rechercher les lieux o? le silence ne r?gne pas. D?s que deux ou trois hommes se rencontrent, ils ne songent qu'? bannir l'invisible ennemi, car combien d'amiti?s ordinaires n'ont d'autres fondements que la haine du silence? Et si, malgr? tous les efforts, il r?ussit ? se glisser entre des ?tres assembl?s, ces ?tres tourneront la t?te avec inqui?tude, du c?t? solennel des choses que l'on n'aper?oit pas, et puis ils s'en iront bient?t, c?dant la place ? l'inconnu, et ils s'?viteront ? l'avenir, parce qu'ils craignent que la lutte s?culaire ne devienne vaine une fois de plus, et que l'un d'eux ne soit de ceux, peut-?tre, qui ouvrent en secret la porte ? l'adversaire...

La plupart d'entre nous ne comprennent et n'admettent le silence que deux ou trois fois dans leur vie. Ils n'osent accueillir cet h?te imp?n?trable que dans des circonstances solennelles, mais presque tous, alors, l'accueillent dignement; car les plus mis?rables m?me ont dans leur existence des moments o? ils savent agir comme s'ils savaient d?j? ce que savent les dieux. Rappelez-vous le jour o? vous rencontr?tes sans terreur votre premier silence. L'heure effrayante avait sonn?; et il venait au devant de votre ?me. Vous l'avez vu monter des gouffres de la vie dont on ne parle pas, et des profondeurs de la mer int?rieure de beaut? ou d'horreur, et vous n'avez pas fui... C'?tait ? un retour, sur le seuil d'un d?part, au cours d'une grande joie, ? c?t? d'une mort ou au bord d'un malheur. Souvenez-vous de ces minutes o? toutes les pierreries secr?tes se r?v?lent et o? les v?rit?s endormies se r?veillent en sursaut; et dites-moi si le silence, alors, n'?tait pas bon et n?cessaire, et si les caresses de l'ennemi sans cesse poursuivi n'?taient pas des caresses divines? Les baisers du silence malheureux--car c'est surtout dans le malheur que le Silence nous embrasse--ne peuvent plus s'oublier; et c'est pourquoi ceux qui les ont connus plus souvent que les autres valent mieux que les autres. Ils savent seuls, peut-?tre, sur quelles eaux muettes et profondes repose la mince ?corce de la vie quotidienne, ils sont all?s plus pr?s de Dieu, et les pas qu'ils ont faits du c?t? des lumi?res sont des pas qui ne se perdent plus; car l'?me est une chose qui peut ne pas monter, mais qui ne peut jamais descendre...

Mais le silence v?ritable, qui est plus grand encore et qu'il est plus difficile d'approcher que le silence mat?riel dont nous parle Carlyle, n'est pas un de ces dieux qui peuvent abandonner les hommes. Il nous entoure de tous c?t?s, il est le fond de notre vie sous-entendue, et d?s que l'un de nous frappe en tremblant ? l'une des portes de l'ab?me, c'est toujours le m?me silence attentif qui ouvre cette porte.

Ici encore nous sommes tous ?gaux devant la chose sans mesure; et le silence du roi ou de l'esclave, en face de la mort, de la douleur ou de l'amour, a le m?me visage, et cache sous son manteau imp?n?trable des tr?sors identiques. Le secret de ce silence-l?, qui est le silence essentiel et le refuge inviolable de nos ?mes, ne se perdra jamais, et si le premier-n? des hommes rencontrait le dernier habitant de la terre, ils se tairaient de la m?me fa?on dans les baisers, les terreurs ou les larmes, ils se tairaient de la m?me fa?on dans tout ce qui doit ?tre entendu sans mensonges, et malgr? tant de si?cles, ils comprendraient en m?me temps, comme s'ils avaient dormi dans le m?me berceau, ce que les l?vres n'apprendront pas ? dire avant la fin du monde...

N'est-ce pas le silence qui d?termine et qui fixe la saveur de l'amour? S'il ?tait priv? du silence, l'amour n'aurait ni go?t ni parfums ?ternels. Qui de nous n'a connu ces minutes muettes qui s?paraient les l?vres pour r?unir les ?mes? Il faut les rechercher sans cesse. Il n'y a pas de silence plus docile que le silence de l'amour: et c'est vraiment le seul qui ne soit qu'? nous seuls. Les autres grands silences, ceux de la mort, de la douleur ou du destin, ne nous appartiennent pas. Ils s'avancent vers nous, du fond des ?v?nements, ? l'heure qu'ils ont choisie, et ceux qu'ils ne rencontrent pas n'ont pas de reproches ? se faire. Mais nous pouvons sortir ? la rencontre des silences de l'amour. Ils attendent nuit et jour au seuil de notre porte et il sont aussi beaux que leurs fr?res. Gr?ce ? eux, ceux qui n'ont presque pas pleur? peuvent vivre avec les ?mes aussi intimement que ceux qui furent tr?s malheureux; et c'est pourquoi ceux qui aim?rent beaucoup savent aussi des secrets que d'autres ne savent pas; car il y a, dans ce que taisent les l?vres de l'amiti? et de l'amour profonds et v?ritables, des milliers et des milliers de choses que d'autres l?vres ne pourront jamais taire...

LE R?VEIL DE L'AME

Un temps viendra peut-?tre et bien des choses annoncent qu'il approche; un temps viendra peut-?tre o? nos ?mes s'apercevront sans l'interm?diaire de nos sens. Il est certain que le domaine de l'?me s'?tend chaque jour davantage. Elle est bien plus pr?s de notre ?tre visible et prend ? tous nos actes une part bien plus grande qu'il y a deux ou trois si?cles. On dirait que nous approchons d'une p?riode spirituelle. Il y a dans l'histoire un certain nombre de p?riodes analogues, o? l'?me, ob?issant ? des lois inconnues, remonte pour ainsi dire ? la surface de l'humanit? et manifeste plus directement son existence et sa puissance. Cette existence et cette puissance se r?v?lent de mille mani?res inattendues et diverses. Il semble qu'en ces moments, l'humanit? ait ?t? sur le point de soulever un peu le lourd fardeau de la mati?re. Il y r?gne une sorte de soulagement spirituel; et les lois de la nature les plus dures et les plus inflexibles fl?chissent ?? et l?. Les hommes sont plus pr?s d'eux-m?mes et plus pr?s de leurs fr?res; ils se regardent et s'aiment plus gravement et plus intimement. Ils comprennent plus tendrement et plus profond?ment, l'enfant, la femme, les animaux, les plantes et les choses. Les statues, les peintures, les ?crits qu'ils nous ont laiss?s ne sont peut-?tre pas parfaits; mais je ne sais quelle puissance et quelle gr?ce secr?tes y demeurent ? jamais vivantes et captives. Il devait y avoir dans les regards des ?tres une fraternit? et des esp?rances myst?rieuses; et l'on trouve partout, ? c?t? des traces de la vie ordinaire, les traces ondoyantes d'une autre vie qu'on ne s'explique pas.

Ce que nous savons de l'ancienne ?gypte permet de supposer qu'elle traversa l'une de ces p?riodes spirituelles. A une ?poque tr?s recul?e de l'histoire de l'Inde, l'?me doit s'?tre approch?e de la surface de la vie jusqu'? un point qu'elle n'atteignit jamais plus; et les restes ou les souvenirs de sa pr?sence presque imm?diate y produisent encore aujourd'hui d'?tranges ph?nom?nes. Il y a bien d'autres moments du m?me genre o? l'?l?ment spirituel para?t lutter au fond de l'humanit? comme un noy? qui se d?bat sous les eaux d'un grand fleuve. Rappelez-vous la Perse, par exemple, Alexandrie et les deux si?cles mystiques du moyen-?ge.

Aujourd'hui, il est clair qu'elle fait de grands efforts. Elle se manifeste partout d'une mani?re anormale, imp?rieuse et pressante, comme si un ordre avait ?t? donn? et qu'elle n'e?t plus de temps ? perdre. Elle doit se pr?parer ? une lutte d?cisive, et nul ne peut pr?voir tout ce qui d?pendra de la victoire ou de la fuite. Jamais peut-?tre elle n'a mis en oeuvre des forces plus diverses et plus irr?sistibles. On dirait qu'elle se trouve accul?e ? un mur invisible, et l'on ne sait si c'est l'agonie ou une vie nouvelle qui l'agite. Je ne parlerai pas des puissances occultes, qui se r?veillent autour de nous: du magn?tisme, de la t?l?pathie, de la l?vitation, des propri?t?s insoup?onn?es de la mati?re radiante et de mille autres ph?nom?nes qui ?branlent les sciences officielles. Ces choses sont connues de tous et se constatent ais?ment. Encore ne sont-elles probablement rien ? c?t? de ce qui s'op?re en r?alit?, car l'?me est comme un dormeur qui du fond de ses songes fait d'immenses efforts pour remuer un bras ou soulever une paupi?re.

Cette psychologie imm?diate, descendant des montagnes, envahit d?j? les plus petites vall?es et sa pr?sence se remarque jusque dans les plus m?diocres ?crits. Rien ne prouve plus clairement que la pression de l'?me a augment? dans l'humanit? g?n?rale, et que son action myst?rieuse s'est vulgaris?e. Nous effleurons ici des choses ? peu pr?s indicibles, et l'on ne peut donner que des exemples incomplets et grossiers. En voici deux ou trois qui sont ?l?mentaires et sensibles: autrefois, s'il ?tait question, un moment, d'un pressentiment, de l'impression ?trange d'une entrevue ou d'un regard, d'une d?cision qui ?tait prise du c?t? inconnu de la raison humaine, d'une intervention ou d'une force inexplicable et cependant comprise, des lois secr?tes de l'antipathie ou de la sympathie, des affinit?s ?lectives ou instinctives, de l'influence pr?pond?rante de choses qui n'?taient pas dites, on ne s'arr?tait pas ? ces probl?mes, qui, d'ailleurs, s'offraient assez rarement ? l'inqui?tude du penseur. On ne semblait les rencontrer que par hasard. On ne soup?onnait pas de quel poids prodigieux ils p?sent sans rel?che sur la vie; et l'on se h?tait de revenir aux jeux habituels des passions et des ?v?nements ext?rieurs.

Ces ph?nom?nes spirituels, dont les plus grands, les plus pensifs d'entre nos fr?res s'occupaient ? peine autrefois, les plus petits s'en inqui?tent aujourd'hui; et cela prouve une fois de plus que l'?me humaine est une plante d'une unit? parfaite, et que toutes ses branches, lorsque l'heure est venue, fleurissent en m?me temps. Le paysan ? qui le don d'exprimer ce qu'il y a dans son ?me serait brusquement accord?, exprimerait en ce moment des choses qui ne se trouvaient pas encore dans l'?me de Racine. Et c'est ainsi que des hommes d'un g?nie bien inf?rieur ? celui de Shakespeare ou de Racine ont entrevu une vie secr?tement lumineuse dont celle que ces ma?tres avaient uniquement connue n'?tait que le revers. C'est qu'il ne suffit pas qu'une grande ?me isol?e s'agite ?? et l?, dans l'espace ou le temps. Elle fera peu de chose si elle n'est pas aid?e. Elle est la fleur des multitudes. Il faut qu'elle arrive au moment o? l'oc?an des ?mes s'inqui?te tout entier, et si elle est venue dans l'instant du sommeil, elle ne pourra parler que des songes du sommeil. Hamlet, afin de prendre un exemple illustre entre tous, Hamlet, dans Elseneur, s'avance ? chaque instant jusqu'au bord du r?veil, et cependant, malgr? la sueur glaciale qui couronne son front p?le, il y a des mots qu'il ne parvient pas ? nous dire et qu'il pourrait sans doute prononcer aujourd'hui, parce que l'?me du vagabond lui-m?me ou du voleur qui passe, l'aiderait ? parler. Hamlet, lorsqu'il regarde Claudius ou sa m?re, apprendrait ? pr?sent ce qu'il ne savait pas, parce qu'il semble que les ?mes ne s'enveloppent d?j? plus du m?me nombre de voiles. Savez-vous bien--et c'est une v?rit? inqui?tante et ?trange--savez-vous bien que si vous n'?tes pas bon, il est plus que probable que votre pr?sence le proclame aujourd'hui cent fois plus clairement qu'elle ne l'e?t fait il y a deux ou trois si?cles? Savez-vous bien que si vous avez attrist? une seule ?me ce matin, l'?me de ce paysan avec qui vous allez vous entretenir de l'orage ou des pluies, a ?t? avertie avant m?me que sa main ait entr'ouvert la porte? Assumez le visage d'un saint, d'un martyr, d'un h?ros, l'oeil de l'enfant qui vous rencontre ne vous saluera pas du m?me regard inaccessible si vous portez en vous une pens?e mauvaise, une injustice ou les larmes d'un fr?re. Il y a cent ans, son ?me e?t peut-?tre pass?, ? c?t? de la v?tre, inattentive...

En v?rit?, il devient difficile de nourrir dans son coeur, ? l'abri des regards, une haine, de l'envie ou une trahison, tant les ?mes les plus indiff?rentes sont sans cesse sur leurs gardes tout autour de notre ?tre. Nos anc?tres ne nous ont pas parl? de ces choses, et nous constatons que la vie o? nous nous agitons est absolument diff?rente de la vie qu'ils ont peinte. Ont-ils tromp? ou ne savaient-ils pas? Les signes et les mots ne servent plus de rien, et presque tout se d?cide dans les cercles mystiques d'une simple pr?sence.

L'ancienne volont?, elle aussi, la vieille volont? si bien connue et si logique, se transforme ? son tour et subit le contact imm?diat de grandes lois inexplicables et profondes. Il n'y a presque plus de refuges et les hommes se rapprochent. Ils se jugent par-dessus les paroles et les actes, et jusque par-dessus les pens?es, car ce qu'ils voient sans le comprendre est situ? bien au del? du domaine des pens?es. Et c'est l'une des grandes marques auxquelles on reconna?t les p?riodes spirituelles dont je parlais tant?t. On sent de tous c?t?s que les relations de la vie ordinaire commencent ? changer, et les plus jeunes d'entre nous parlent et agissent d?j? tout autrement que les hommes de la g?n?ration qui les pr?c?de. Une foule de conventions, d'usages, de voiles et d'interm?diaires inutiles retombent aux ab?mes, et presque tous, sans le savoir, nous ne nous jugeons plus que selon l'invisible. Si j'entre pour la premi?re fois dans votre chambre, vous ne prononcerez point, d'apr?s les lois les plus profondes de la psychologie pratique, la sentence secr?te que tout homme prononce en pr?sence d'un homme. Vous ne parviendrez pas ? me dire o? vous ?tes all? pour savoir qui je suis, mais vous me reviendrez, charg? du poids de certitudes ineffables. Votre p?re, peut-?tre, m'e?t jug? autrement et se serait tromp?. Il faut croire que l'homme va bient?t toucher l'homme et que l'atmosph?re va changer. Avons-nous fait, comme le dit Claude de Saint-Martin, le grand <>, avons-nous fait un <>? Attendons en silence; peut-?tre allons-nous percevoir avant peu <>

LES AVERTIS

Ils sont connus de la plupart des hommes et presque toutes les m?res les ont vus. Ils sont peut-?tre indispensables comme toutes les douleurs, et ceux qui ne les ont pas approch?s sont moins doux, moins tristes et moins bons.

Ils sont ?tranges. Ils semblent plus pr?s de la vie que les autres enfants et ne rien soup?onner, et cependant leurs yeux ont une certitude si profonde, qu'il faut qu'ils sachent tout et qu'ils aient eu plus d'un soir le temps de se dire leur secret. Au moment o? leurs fr?res t?tonnent encore autour d'eux entre la naissance et la vie, ils se sont d?j? reconnus, ils sont d?j? debout, les mains et l'?me pr?tes. A la h?te, sagement et minutieusement, ils se pr?parent ? vivre, et cette h?te est le signe que les m?res, ? leur insu discr?tes confidentes de tout ce qui ne se dit pas, osent ? peine regarder.

Souvent, nous n'avons pas le temps de les apercevoir; ils s'en vont sans rien dire et ceux-l? nous demeurent ? jamais inconnus. Mais d'autres s'attardent un peu, nous regardent en souriant attentivement, semblent sur le point d'avouer qu'ils ont tout compris, et puis, vers la vingti?me ann?e, s'?loignent ? la h?te, en ?touffant leurs pas, comme s'ils venaient de d?couvrir qu'ils s'?taient tromp?s de demeure et qu'ils allaient passer leur vie parmi des hommes qu'ils ne connaissaient pas.

Eux-m?mes ne disent presque rien et s'entourent d'un nuage au moment o? ils se sentent bless?s et o? l'homme est sur le point de les atteindre. Il y a quelques jours ils semblaient ?tre au milieu de nous, et ce soir, tout ? coup, ils sont si loin que nous n'osons plus les reconna?tre ni les interroger. Ils sont l?, presque de l'autre c?t? de la vie, et l'on sent que c'est l'heure enfin d'affirmer une chose plus grave, plus humaine, plus r?elle et plus profonde que l'amiti?, la piti? ou l'amour; une chose qui bat mortellement de l'aile tout au fond de la gorge, et qu'on ignore, et qu'on n'a jamais dite, et qu'il n'est plus possible de dire, car tant de vies se passent ? se taire!... Et le temps presse; et qui de nous n'a attendu ainsi jusqu'au moment o? l'on ne pouvait plus lui r?pondre?

Pourquoi sont-ils venus et pourquoi s'en vont-ils? Ne naissent-ils que pour nous affirmer que la vie n'a pas de but? A quoi sert-il d'interroger puisqu'on ne r?pondra jamais? J'ai ?t? plusieurs fois t?moin de ces choses, et un jour je les ai vues de si pr?s que je ne savais plus s'il s'agissait d'un autre ou de moi-m?me...

Un fr?re est mort ainsi. On e?t dit que lui seul avait ?t? pr?venu, sans le savoir, tandis que nous savions peut-?tre quelque chose sans avoir re?u cet avertissement organique qu'il rec?lait depuis les premiers jours. A quoi distingue-t-on les ?tres sur lesquels va peser un ?v?nement tr?s grave? Rien n'est visible et cependant nous voyons tout. Ils ont peur de nous, parce que nous les avertissons sans cesse et malgr? nous; et ? peine les avons-nous abord?s qu'ils sentent que nous r?agissons contre leur avenir. Nous cachons quelque chose ? la plupart des hommes et nous ignorons nous-m?mes ce que nous leur cachons. Il passe entre deux ?tres qui se rencontrent pour la premi?re fois, d'?tranges secrets de vie et de mort; et bien d'autres secrets qui n'ont pas encore de nom, mais qui s'emparent imm?diatement de notre attitude, de nos regards et de notre visage; et lorsque nous serrons les mains d'un ami notre ?me a des indiscr?tions qui ne s'arr?tent peut-?tre pas sur le seuil de cette vie. Il se peut qu'il n'y ait aucune arri?re-pens?e entre deux hommes, mais il y a des choses plus imp?rieuses et plus profondes que la pens?e. Nous ne sommes pas ma?tres de ces dons inconnus et nous trahissons sans cesse le proph?te qui ne sait pas parler. Nous ne sommes jamais avec les autres tels que nous sommes avec nous-m?mes, ni m?me tels que nous sommes avec eux dans l'obscurit? et nos regards se transforment selon le pass? et l'avenir qu'ils aper?oivent, et c'est pourquoi nous vivons malgr? nous sur nos gardes. En rencontrant ceux qui ne vivront pas, ce n'est pas eux que nous voyons, mais ce qui va leur arriver. Ils voudraient nous tromper pour se tromper. Ils font tout pour nous d?router et cependant, ? travers leur sourire et leur ardeur ? vivre, l'?v?nement transpara?t d?j? comme s'il ?tait le soutien et la raison m?me de leur existence. Une fois de plus, la mort les a trahis, et ils voient avec tristesse que nous avons tout vu et qu'il y a des voix qui ne peuvent se taire.

Qui dira la force des ?v?nements et s'ils sont nous-m?mes ou si nous ne sommes qu'eux? Naissent-ils de nous, ou bien naissons-nous d'eux? Les attirons-nous, ou nous attirent-ils? Les transformons-nous ou nous transforment-ils? Ne se trompent-ils jamais? Pourquoi viennent-ils ? nous comme l'abeille ? la ruche et la colombe au colombier; et o? se r?fugient ceux qui ne nous trouvent pas au rendez-vous? D'o? viennent-ils ? notre rencontre; et pourquoi nous ressemblent-ils comme des fr?res? Agissent-ils dans le pass? ou dans l'avenir et les plus puissants sont-ils ceux qui ne sont plus ou ceux qui ne sont pas encore? Est-ce hier ou demain qui nous transfigure? Qui de nous ne passe la plus grande partie de sa vie ? l'ombre d'un ?v?nement qui n'a pas encore eu lieu? J'ai vu ces graves attitudes, cette marche qui semblait avoir un but trop prochain, ce pressentiment des grands froids et cet oeil qui ne se laissait pas distraire, en ceux m?me dont la fin devait ?tre accidentelle et sur qui la mort allait s'abattre inopin?ment du dehors. Et cependant, ils se h?taient autant que leurs fr?res qui la portaient en eux. Ils avaient le m?me visage. A eux aussi la vie semblait plus s?rieuse qu'? ceux qui doivent vivre. Ils agissaient avec la m?me attention s?re et silencieuse. Ils n'avaient plus de temps ? perdre, ils devaient ?tre pr?ts ? la m?me heure; tant cet ?v?nement qu'un proph?te n'aurait pu pr?voir, ?tait, ? leur insu, la vie m?me de leur vie.

C'est notre mort qui guide notre vie et notre vie n'a d'autre but que notre mort. Notre mort est le moule o? se coule notre vie et c'est elle qui a form? notre visage. Il ne faudrait faire que le portrait des morts, car eux seuls sont eux-m?mes et se montrent un instant tels qu'ils sont. Et quelle vie ne s'?claire dans la pure, froide et simple lumi?re qui tombe sur l'oreiller des derni?res heures? Est-ce cette m?me lumi?re qui baigne d?j? ces visages d'enfants lorsqu'ils nous sourient fixement, et qui nous impose un silence qui ressemble ? celui de la chambre o? quelqu'un se tait pour toujours? Lorsque je me rappelle ceux que j'ai connus et que la m?me mort menait tous par la main, je vois une troupe d'enfants, d'adolescentes et d'adolescents qui semblent sortir de la m?me maison. Ils sont d?j? fr?res et soeurs, et l'on dirait qu'ils se reconnaissent entre eux ? des marques que nous ne voyons pas, et qu'ils se font, au moment o? nous ne les observons plus, le signe du silence. Ce sont les enfants attentifs de la mort pr?coce. Au coll?ge nous les discernions obscur?ment. Ils semblaient se chercher et se fuir ? la fois comme ceux qui ont la m?me infirmit?. On les voyait ? l'?cart sous les arbres du jardin. Ils avaient la m?me gravit? sous un sourire plus interrompu et plus immat?riel que le n?tre, et je ne sais quel air d'avoir peur de trahir un secret. Presque toujours ils se taisaient lorsque ceux qui devaient vivre s'approchaient de leur groupe. Parlaient-ils d?j? de l'?v?nement, ou bien savaient-ils que l'?v?nement parlait ? travers eux et malgr? eux, et l'entouraient-ils ainsi afin de le cacher aux yeux indiff?rents? Ils semblaient par moments nous regarder du haut d'une tour; et bien qu'ils fussent plus faibles que nous, nous n'osions pas les molester. Il est vrai que rien n'est cach?; et vous tous qui me rencontrez, vous savez ce que j'ai fait et ce que je ferai, vous savez ce que je pense et ce que j'ai pens?; vous savez exactement le jour o? je dois mourir, mais vous n'avez pas encore trouv? le moyen de le dire, f?t-ce ? voix basse et ? votre propre coeur. Nous avons l'habitude de passer sous silence tout ce que notre main n'atteint pas, et peut-?tre saurions-nous trop de choses si nous savions tout ce que nous savons. Nous vivons ? c?t? de notre v?ritable vie et nous sentons que nos pens?es les plus intimes et les plus profondes m?me ne nous regardent pas, car nous sommes autre chose que nos pens?es et que nos r?ves. Et ce n'est qu'? certains moments et presque par distraction que nous vivons selon nous-m?mes. Quel jour deviendrons-nous ce que nous sommes? En attendant, nous ?tions devant eux comme devant des ?trangers. Ils intimidaient notre vie. Parfois ils se promenaient avec nous par les corridors et les cours, et nous avions peine ? les suivre. Parfois ils se m?laient ? nos jeux, et le jeu ne semblait plus le m?me. Quelques-uns ne trouvaient pas leurs fr?res. Ils erraient seuls au milieu de nos cris et n'avaient pas d'amis parmi ceux qui n'allaient pas mourir. Et cependant nous les aimions, et aucun visage n'?tait plus amical que le leur. Qu'y avait-il entre eux et nous et qu'y a-t-il entre nous tous? Au fond de quelle mer de myst?res vivons-nous? Ici r?gnait aussi cet amour qui ne s'exprime plus parce qu'il ne participe pas ? la vie de ce monde. Il ne supporterait peut-?tre aucune ?preuve, il semble ? chaque instant trahi, et la moindre amiti? ordinaire a l'air de le vaincre, et cependant sa vie est plus profonde que nous-m?mes et peut-?tre ne nous semble-t-il indiff?rent que parce qu'il se sait r?serv? pour des temps plus longs et plus s?rs.

Il ne parle pas ici parce qu'il sait qu'il parlera plus tard; et ce n'est jamais ceux que nous embrassons que nous aimons le plus profond?ment. Il y a ainsi une part de la vie,--et c'est la meilleure, la plus pure et la plus grande,--qui ne se m?le pas ? la vie ordinaire, et les yeux, des amants eux-m?mes, ne percent presque jamais cette digue de silence et d'amour.

Ou bien les laissions-nous seuls parce que, quoique plus jeunes, ils ?taient nos a?n?s?... Savions-nous qu'ils n'avaient pas le m?me ?ge et les redoutions-nous comme des juges? Leurs regards ?taient d?j? moins mobiles que les n?tres, et lorsqu'ils s'appuyaient, par hasard, sur nos agitations, elles s'apaisaient sans raison, et un silence incompr?hensible s'?tendait un instant. Nous nous retournions: ils nous observaient et ils riaient s?rieusement. Je me rappelle le visage de deux d'entre eux qu'une mort violente attendait. Mais presque tous ?taient timides et tentaient de passer inaper?us. Ils avaient je ne sais quelle pudeur mortelle et semblaient demander pardon d'une faute inconnue et prochaine. Ils s'avan?aient, nous ?changions un regard, nous nous ?cartions sans rien dire et nous comprenions tout sans rien savoir.

LA MORALE MYSTIQUE

Il n'est que trop vrai que les pens?es que nous avons donnent une forme arbitraire aux mouvements invisibles des royaumes int?rieurs. Il y a ainsi mille et mille certitudes qui sont les reines voil?es qui nous guident ? travers l'existence et dont nous ne parvenons pas ? parler. D?s que nous exprimons quelque chose, nous le diminuons ?trangement. Nous croyons avoir plong? jusqu'au fond des ab?mes et quand nous remontons ? la surface, la goutte d'eau qui scintille au bout de nos doigts p?les ne ressemble plus ? la mer d'o? elle sort. Nous croyons avoir d?couvert une grotte aux tr?sors merveilleux; et quand nous revenons au jour, nous n'avons emport? que des pierreries fausses et des morceaux de verre; et cependant le tr?sor brille invariablement dans les t?n?bres. Il y a quelque chose d'imperm?able entre nous-m?mes et notre ?me, et ? certains moments, dit Emerson, <>.

J'ai dit ailleurs que les ?mes semblent se rapprocher: et cela n'a d'autre valeur que la valeur que peut avoir une impression permanente, mais obscure, qu'il est bien difficile d'?tayer sur des faits, car les faits ne sont que les vagabonds, les espions ou les tra?nards des grandes forces qu'on ne voit pas. Et pourtant, l'on dirait que, plus profond?ment peut-?tre que nos p?res, nous sentons, par instants que ce n'est pas en pr?sence de nous seuls que nous sommes. Ceux qui ne croient en aucun dieu aussi bien que les autres n'agissent pas en eux-m?mes comme s'ils ?taient s?rs d'?tre seuls. Il y a une surveillance g?n?rale qui s'exerce ailleurs que dans les t?n?bres indulgentes de la conscience de chaque homme. Est-il vrai que les vases spirituels soient moins strictement scell?s qu'autrefois et que les oscillations de la mer int?rieure deviennent plus puissantes? Je ne sais; tout au plus pouvons-nous constater que nous n'attachons plus la m?me importance ? un certain nombre de fautes traditionnelles, et c'est d?j? le signe d'une conqu?te spirituelle.

Il semble que notre morale se transforme et qu'elle s'avance ? petits pas vers des contr?es plus hautes qu'on ne voit pas encore. Et c'est pourquoi le moment est peut-?tre venu de se poser quelques questions nouvelles. Qu'arriverait-il, par exemple, si notre ?me devenait visible tout ? coup et qu'elle d?t s'avancer au milieu de ses soeurs assembl?es, d?pouill?e de ses voiles, mais charg?e de ses pens?es les plus secr?tes et tra?nant ? sa suite les actes les plus myst?rieux de sa vie que rien ne pouvait exprimer? De quoi rougirait-elle? Que voudrait-elle cacher? Irait-elle, comme une femme pudique, jeter le long manteau de ses cheveux sur les p?ch?s sans nombre de la chair? Elle les a ignor?s, et ces p?ch?s ne l'ont jamais atteinte. Ils ont ?t? commis ? mille lieues de son tr?ne; et l'?me du Sodomite m?me passerait au milieu de la foule sans se douter de rien, et portant dans ses yeux le sourire transparent de l'enfant. Elle n'est pas intervenue, elle poursuivait sa vie du c?t? des lumi?res, et c'est de cette vie seule qu'elle se souviendra.

Quels p?ch?s et quels crimes ordinaires aura-t-elle pu commettre? A-t-elle trahi, a-t-elle tromp?, a-t-elle menti? A-t-elle fait souffrir et a-t-elle fait pleurer? O? ?tait-elle tandis que celui-ci livrait son fr?re aux ennemis? Elle sanglotait peut-?tre loin de lui, et ? partir de ce moment, elle sera devenue plus profonde et plus belle. Elle n'aura point honte de ce qu'elle n'a pas fait; et elle peut rester pure au centre d'un grand meurtre. Souvent, elle transforme en clart?s int?rieures tout le mal auquel il faut bien qu'elle assiste. Tout d?pend d'un principe invisible et de l? na?t sans doute l'inexplicable indulgence des dieux.

Et notre indulgence, elle aussi. Nous ne pouvons nous emp?cher de pardonner; et quand la mort, <>, a pass?, qui de nous ne tombe sur les genoux et ne fait en silence sur l'?me d?laiss?e le geste du pardon? Si je viens me pencher sur le corps immobile de mon pire ennemi, croyez-vous donc qu'en regardant ces l?vres p?les qui m'ont calomni?, ces yeux ?teints qui firent pleurer les miens, et ces mains froides qui m'ont peut-?tre tortur?, je songe encore ? la vengeance? Tout a ?t? pay? par la mort au passage. L'?me ne me doit plus rien et instinctivement je la mets au-dessus des torts les plus cruels et des fautes les plus graves. Et si je regrette quelque chose, ce n'est pas de ne pouvoir faire souffrir ? mon tour, mais peut-?tre de n'avoir pas aim? suffisamment ou pardonn? plus t?t...

On dirait que d?j? nous comprenons ces choses tout au fond de nous-m?mes. Ce n'est pas sur leurs actes, et ce n'est m?me pas d'apr?s leurs pens?es les plus secr?tes que nous jugeons nos fr?res, car les pens?es secr?tes ne sont pas toujours illisibles; et nous allons bien au del? de l'illisible. Un homme aura commis tous les crimes r?put?s les plus vils sans que le plus grand de ces crimes alt?re un seul instant le souffle de fra?cheur et de puret? immat?rielle qui entoure sa pr?sence; au lieu que l'approche d'un martyr ou d'un sage pourra couvrir notre ?me d'?paisses et insupportables t?n?bres. Un h?ros ou un saint choisira son ami au milieu des visages sur lesquels se lit sans peine l'habitude de toutes les pens?es basses, et ne se sentira pas dans <> ? c?t? d'un autre ?tre dont le front s'illumine des r?ves les plus hauts et les plus magnanimes. Qu'est-ce que cela signifie? et quelles nouvelles ces choses apportent-elles? Il y a donc des lois plus profondes que celles qui pr?sident aux actes et aux pens?es? Que nous a-t-on appris et pourquoi agissons-nous toujours selon des r?gles dont on ne parle pas et qui seules sont s?res? Car l'on peut affirmer qu'ici, malgr? les apparences, le h?ros et le saint ne se sont point tromp?s. Ils n'ont fait qu'ob?ir, et si le saint est trahi et vendu par l'homme qu'il a choisi, quelque chose d'in?branlable restera cependant, qui lui dira qu'il n'y eut pas d'erreur et qu'il n'a rien ? regretter. L'?me n'oubliera jamais que l'autre ?me ?tait claire...

Tandis que l'on remue la pierre presque inconnue qui couvre ces myst?res, on respire l'odeur trop forte de l'ab?me et les mots en m?me temps que les pens?es tombent autour de nous comme des mouches empoisonn?es. La vie int?rieure elle-m?me para?t une petite chose aupr?s de ces profondeurs invariables. Serez-vous fier, en pr?sence d'un ange, d'?tre celui qui n'a jamais eu tort et n'existe-t-il pas une innocence inf?rieure? Lorsque J?sus lit les pens?es mis?rables des Pharisiens qui entourent le paralytique de Capharna?m, ?tes-vous s?r qu'il juge aussi leur ?me d'un coup d'oeil analogue, qu'il la condamne en m?me temps et qu'il n'aper?oive pas, par del? ces pens?es, une clart? peut-?tre inalt?rable? Et serait-il un Dieu si sa condamnation ?tait irr?vocable? Mais pourquoi parle-t-il comme s'il s'arr?tait aux dehors? La pens?e la plus basse ou l'id?e la plus noble laissera-t-elle une trace sur le pivot de diamant? Quel Dieu, s'il est vraiment sur les hauteurs, pourra s'emp?cher de sourire ? nos fautes les plus graves, comme on sourit aux jeux des petits chiens sur le tapis? et que serait un Dieu qui ne sourirait pas? Croyez-vous que vous prendrez la peine, si vous devenez vraiment pur, de soustraire aux regards des anges assembl?s les petits mobiles de vos grandes actions? Et pourtant n'y a-t-il pas en nous plus d'une chose qui peut faillir aux yeux des dieux assis sur la montagne? Il est s?r qu'il y en a, et notre ?me n'ignore pas qu'elle aura des comptes ? rendre. Elle vit, sans rien dire, sous la main d'un grand juge dont nous ne parvenons pas ? saisir les sentences. Mais quels seront ces comptes? O? trouver la morale qui le dise? Y a-t-il une morale myst?rieuse qui r?gne en des r?gions plus lointaines que celles de nos pens?es; et un astre central que nous ne voyons pas et dont nos plus secrets d?sirs ne sont que les plan?tes impuissantes? Existe-t-il, au centre de notre ?tre, un arbre transparent dont toutes nos actions et toutes nos vertus ne sont que les fleurs et les feuilles ?ph?m?res? Au fond, nous ignorons quel mal notre ?me peut commettre et nous ne savons pas encore de quoi nous rougirions devant une intelligence sup?rieure ou devant une autre ?me; et cependant qui de nous se trouve pur et ne redoute pas un juge? et quelle ?me n'a pas peur d'une autre ?me?

Ici, nous ne sommes plus dans les vall?es connues de la vie animale ou psychique. Nous arrivons aux portes de la troisi?me enceinte: celle de la vie divine des mystiques. Ce n'est qu'en t?tonnant qu'on en franchit le seuil. Et puis le seuil franchi, o? sont les certitudes? O? se cachent ces lois admirables que sans rel?che nous transgressons peut-?tre sans que notre conscience le soup?onne, bien que notre ?me soit avertie? Et d'o? provenait donc l'ombre de ces transgressions myst?rieuses qui s'?tendait parfois sur notre vie et la rendait soudain si redoutable ? vivre? Quels sont les grands p?ch?s spirituels que nous pouvons commettre? Aurons-nous honte d'avoir lutt? contre notre ?me ou notre ?me lutte-elle invisiblement contre Dieu? Et cette lutte est-elle silencieuse ? tel point que pas un soupir ne force les parois? Y a-t-il un moment o? nous pouvons entendre la reine aux l?vres closes? Elle se tait sans espoir dans tous les ?v?nements de la surface, mais n'en est-il pas d'autres que l'on remarque ? peine et qui touchent cependant ? des forces ?ternelles et profondes? Voici quelqu'un qui meurt, qui regarde ou qui pleure; un autre qui s'approche pour la premi?re fois ou votre ennemi qui passe; n'est-ce point alors qu'elle chuchote peut-?tre? Et si vous l'?coutiez, tandis que d?j? vous n'aimez plus dans l'avenir l'ami auquel vous souriez en ce moment? Mais tout cela n'est rien et n'approche m?me pas des clart?s ext?rieures de l'ab?me. Il n'est pas possible de parler de ces choses, parce qu'on est trop seul. <> C'est ? cette condition seulement que quelques-uns apprendront quelque chose. Il faut attendre patiemment que cette conscience sup?rieure se forme peu ? peu. Il se peut qu'alors l'un de ceux qui viendront parvienne ? exprimer ce que nous sentons tous de ce c?t? de l'?me, qui est comme la face de la lune qu'on n'a pas aper?ue depuis le commencement du monde.

SUR LES FEMMES

En ces domaines aussi, les lois sont inconnues. Au-dessus de nos t?tes brille, au centre du ciel, l'?toile de l'amour qui nous est destin?; et toutes nos amours na?tront, jusqu'? la fin, dans les rayons et l'atmosph?re de cette ?toile. Nous aurons beau choisir ? droite ou bien ? gauche, sur les hauteurs ou bien dans les bas-fonds; nous aurons beau, pour sortir de ce cercle enchant? que nous sentons autour de tous les actes de notre vie, violer notre instinct et tenter de choisir contre le choix de notre ?toile, nous ?lirons toujours la femme descendue de l'astre invariable. Et si, comme don Juan, nous en embrassons mille et trois, lorsque viendra le soir o? les bras se d?lient et o? les l?vres se s?parent, nous reconna?trons que c'est encore la m?me femme, la bonne ou la mauvaise, la tendre ou la cruelle, l'aimante ou l'infid?le, qui se tient devant nous...

En v?rit?, nous ne sortons jamais du petit cercle de clart? que notre destin?e trace autour de nos pas, et l'on dirait que les hommes les plus ?loign?s connaissent la nuance et l'?tendue de cet anneau infranchissable. C'est la teinte de ces rayons spirituels qu'ils aper?oivent tout d'abord et qui fait qu'ils nous tendent la main en souriant ou qu'ils la retirent avec crainte. Nous nous connaissons tous dans une atmosph?re sup?rieure, et l'id?e que je me fais d'un inconnu participe imm?diatement ? une v?rit? myst?rieuse et plus profonde que la v?rit? mat?rielle. Qui de nous n'a ?prouv? ces choses qui se passent dans les r?gions imp?n?trables de l'humanit? presque astrale? Si vous recevez une lettre venue du fond d'une ?le perdue dans le grand coeur des oc?ans, et ?crite par une main dont vous ignoriez l'existence, ?tes-vous bien s?r que ce soit un inconnu qui vous ?crive et n'?prouvez-vous pas, dans le moment que vous lisez, sur l'?me qui vous rencontre ainsi--les dieux savent seuls dans quelles sph?res,--des certitudes plus infaillibles et plus graves que toutes les certitudes ordinaires? Et, d'un autre c?t? croyez-vous que cette ?me qui songeait ? la v?tre, au hasard de l'espace et du temps, n'avait pas, elle aussi, des certitudes analogues? Il y a de toutes parts d'?tranges reconnaissances, et nous ne pouvons pas cacher notre existence. Rien ne semble jeter sur les liens subtils qui doivent exister entre toutes les ?mes un jour plus sp?cial que ces petits myst?res qui accompagnent l'?change de quelques lettres entre deux inconnus. C'est peut-?tre une des ?troites fentes,--mis?rable sans doute, mais il en est si peu que nous devons nous contenter des lueurs les plus p?les--c'est peut-?tre une des ?troites fentes dans la porte de t?n?bres par o? nous pouvons soup?onner un instant ce qui doit se passer dans la grotte des tr?sors qui ne furent jamais d?couverts. Examinez la correspondance passive d'un homme et vous y trouverez je ne sais quelle unit? singuli?re. Je ne connais ni celui-ci ni celui-l? qui m'interrogent ce matin, et cependant je sais d?j? que je ne pourrai pas r?pondre au premier de la m?me mani?re que je vais r?pondre au second. J'ai vu quelque chose d'invisible. Et, ? mon tour, si quelqu'un m'?crit que je n'ai jamais aper?u, je suis s?r que sa lettre n'est pas exactement la m?me que celle qu'il e?t ?crite ? l'ami qui me regarde en ce moment. Il y aura toujours une diff?rence spirituelle insaisissable. C'est le signe de l'?me qui salue invisiblement une autre ?me. Il faut croire que nous nous connaissons dans des r?gions que nous ne savons pas et que nous poss?dons une patrie commune o? nous allons, o? nous nous retrouvons et d'o? nous revenons sans peine.

C'est aussi dans cette patrie commune que nous choisissons nos amantes, et c'est pourquoi nous ne nous trompons pas et nos amantes ne se trompent pas non plus. Le royaume de l'amour est avant tout le grand royaume des certitudes, parce que c'est celui o? les ?mes ont le plus de loisirs. Ici, elles n'ont vraiment pas autre chose ? faire qu'? se reconna?tre, ? s'admirer profond?ment et ? s'interroger, les larmes dans les yeux, comme de jeunes soeurs qui se retrouvent, tandis que les bras s'entrelacent et que les l?vres s'entre-croisent si loin d'elles... Elles ont enfin le temps de se sourire et de vivre un instant pour elles-m?mes dans la tr?ve de la vie dure et quotidienne; et c'est peut-?tre des hauteurs de ce sourire et de ces regards indicibles que se r?pand, sur les minutes les plus fades de l'amour, le sel myst?rieux qui conserve ? jamais le souvenir de la rencontre de deux bouches...

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