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Read Ebook: Le trésor des humbles by Maeterlinck Maurice

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Ebook has 165 lines and 42866 words, and 4 pages

C'est aussi dans cette patrie commune que nous choisissons nos amantes, et c'est pourquoi nous ne nous trompons pas et nos amantes ne se trompent pas non plus. Le royaume de l'amour est avant tout le grand royaume des certitudes, parce que c'est celui o? les ?mes ont le plus de loisirs. Ici, elles n'ont vraiment pas autre chose ? faire qu'? se reconna?tre, ? s'admirer profond?ment et ? s'interroger, les larmes dans les yeux, comme de jeunes soeurs qui se retrouvent, tandis que les bras s'entrelacent et que les l?vres s'entre-croisent si loin d'elles... Elles ont enfin le temps de se sourire et de vivre un instant pour elles-m?mes dans la tr?ve de la vie dure et quotidienne; et c'est peut-?tre des hauteurs de ce sourire et de ces regards indicibles que se r?pand, sur les minutes les plus fades de l'amour, le sel myst?rieux qui conserve ? jamais le souvenir de la rencontre de deux bouches...

Mais je ne parle ici que de l'amour pr?destin? et v?ritable. Lorsque nous retrouvons une de celles que le sort nous a r?serv?es et qu'il a fait sortir du fond des grandes villes spirituelles o? nous vivons sans le savoir, pour l'envoyer au carrefour de la route par o? nous devrons passer ? l'heure dite, nous sommes avertis d?s le premier regard. Quelques-uns tentent alors de violer le sort. Il se peut que nous mettions furieusement les mains sur les paupi?res pour ne plus voir ce qu'il a fallu voir et qu'en luttant de toutes nos petites forces contre des forces ?ternelles, nous parvenions ? traverser la route pour aller vers une autre envoy?e qui n'est pas l? pour nous. Mais nous aurons beau faire, nous ne r?ussirons pas ? <>. Il n'arrivera rien; la force pure des hauteurs ne voudra pas descendre et ces baisers et ces heures inutiles refuseront de s'ajouter aux heures et aux baisers r?els de notre vie...

La destin?e ferme parfois les yeux, mais elle sait bien que nous lui reviendrons le soir, et que c'est elle qui doit avoir le dernier mot. Elle peut fermer les yeux, mais le temps qu'elle les ferme est du temps qui se perd...

Il semble que la femme soit plus que nous sujette aux destin?es. Elle les subit avec une simplicit? bien plus grande. Elle ne lutte jamais sinc?rement contre elles. Elle est encore plus pr?s de Dieu et se livre avec moins de r?serve ? l'action pure du myst?re. Et c'est pour cette raison, sans doute, que tous les ?v?nements o? elle se m?le ? notre vie paraissent nous ramener vers quelque chose qui ressemble aux sources m?mes du Destin. C'est pr?s d'elles surtout que l'on a, par moments, en passant, <> d'une vie qui ne semble pas toujours parall?le ? la vie apparente. Elle nous rapproche des portes de notre ?tre. Qui sait si ce n'est pas dans un de ces instants profonds qu'ils dormirent sur son sein que les h?ros apprirent la force et la fid?lit? de leur ?toile, et si l'homme qui n'a pas repos? sur le coeur d'une femme aura jamais le sentiment exact de l'avenir?

Nous entrons une fois de plus dans les cercles troubl?s de la conscience sup?rieure. Ah! qu'il est vrai qu'ici aussi <>! Car il ne s'agit pas toujours de la surface; il ne s'agit m?me pas des arri?re-pens?es les plus graves. Croyez-vous donc que dans l'amour il n'y ait que des pens?es, des actes et des paroles, et que les ?mes ne sortent pas de ces prisons? Ai-je besoin de savoir si celle que j'embrasse aujourd'hui est jalouse et fid?le, rieuse ou triste, sinc?re ou bien perfide? Vous imaginez-vous que ces petits mots mis?rables vont monter jusqu'aux cimes o? nos ?mes sont assises et o? notre destin s'accomplit en silence? Que m'importe qu'elle me parle de pluie ou de bijoux, de plumes ou d'aiguilles, et qu'elle ait l'air de ne pas me comprendre; croyez-vous que j'aie soif d'une parole sublime, lorsque je sens qu'une ?me me regarde dans l'?me, et que je ne sache pas que les plus admirables pens?es n'ont pas le droit de relever la t?te en face des myst?res? je suis toujours au bord de l'oc?an; et si j'?tais Platon, Pascal ou Michel-Ange, et que mon amante me parl?t de ses pendants d'oreilles, tout ce que je dirais, tout ce qu'elle me dirait, flotterait avec le m?me aspect sur les profondeurs de la mer int?rieure, que nous contemplons l'un dans l'autre. Ma pens?e la plus haute ne p?sera pas plus dans les balances de la vie ou de l'amour que les trois petits mots que l'enfant qui m'aimait m'aura dits sur ses bagues d'argent, sur son collier de perles ou de morceaux de verre...

C'est nous qui ne comprenons pas, parce que nous sommes toujours dans les bas-fonds de notre intelligence. Il suffit de monter jusqu'aux premi?res neiges de la montagne, et toutes les in?galit?s s'aplanissent sous la main purificatrice de l'horizon qui s'ouvre. Quelle diff?rence y a-t-il alors entre une parole de Marc-Aur?le et la phrase de l'enfant qui constate qu'il fait froid? Soyons humbles et sachons distinguer l'accident de l'essence. Il ne faut pas que <> nous fassent oublier les prodiges de l'ab?me. Les pens?es les plus belles et les id?es les plus basses n'alt?rent pas plus l'aspect ?ternel de notre ?me que les Himalayas ou les gouffres ne modifient, au milieu des ?toiles du ciel, l'aspect de notre terre. Un regard, un baiser, et la certitude d'une pr?sence invisible et puissante: tout est dit; et je sais que je suis aux c?t?s d'une ?gale...

Mais l'?gale est vraiment admirable et ?trange; et, d?s qu'elle aime, la derni?re des filles poss?de quelque chose que nous n'avons jamais, parce que, dans sa pens?e, l'amour est toujours ?ternel. Est-ce pour cette raison qu'elles ont toutes, avec les puissances primitives, des rapports qui nous sont interdits? Les meilleurs d'entre nous se trouvent presque toujours ? de grandes distances de leurs tr?sors de la seconde enceinte; et, lorsqu'un moment solennel de la vie exige un des joyaux de ce tr?sor, ils ne se souviennent plus des sentiers qui y m?nent, et ils offrent en vain des bijoux faux de leur intelligence ? la circonstance imp?rieuse et qui ne se trompe pas. Mais la femme n'oublie point le chemin de son centre, et, que je la surprenne dans l'opulence ou la mis?re, dans l'ignorance ou dans la science, dans la honte ou la gloire; si je lui dis un mot qui sorte r?ellement des gouffres vierges de mon ?me, elle saura retrouver les sentiers myst?rieux qu'elle n'a jamais perdus de vue, et, sans h?sitations, elle me rapportera simplement, du fond des in?puisables r?serves de l'amour, une parole, un regard ou un geste qui sera aussi pur que le mien. On dirait que son ?me est toujours ? port?e de sa main; elle est pr?te, jour et nuit, ? r?pondre aux plus hautes exigences d'une autre ?me; et la ran?on de la plus pauvre ne se distingue pas de la ran?on des reines...

Approchons-nous avec respect des plus petites et des plus fi?res, de celles qui sont distraites et de celles qui songent, de celles qui rient encore et de celles qui pleurent; car elles savent des choses que nous ne savons pas, et elles ont une lampe que nous avons perdue. Elles habitent au pied m?me de l'In?vitable et en connaissent mieux que nous les chemins familiers. Et c'est pourquoi elles ont des certitudes ?tonnantes et des gravit?s admirables, et l'on voit bien que, dans leurs moindres actes, elles se sentent soutenues par les mains s?res et fortes des grands dieux. Tout ? l'heure, j'affirmais qu'elles nous rapprochaient des portes de notre ?tre, et vraiment l'on croirait que toutes nos relations avec elles ont lieu par l'entre-b?illement de cette porte primitive et dans les chuchotements incompr?hensibles qui accompagn?rent sans doute la naissance des choses, alors qu'on ne parlait encore qu'? voix basse, de peur de ne pas entendre une d?fense ou un ordre impr?vu...

Elle ne franchira pas le seuil de cette porte, et elle nous attend du c?t? int?rieur, o? se trouvent les sources. Et lorsque nous venons frapper, du dehors, et qu'elle ouvre, sa main n'abandonne jamais la cl? ni le vantail. Elle regarde un instant l'envoy? qui s'approche, et, dans ce bref moment, elle a appris tout ce qu'il faut apprendre, et les ann?es futures ont tressailli jusqu'? la fin des temps... Qui nous dira ce que contient le premier regard de l'amour, <>, rayon qui est sorti du foyer ?ternel de notre ?tre, qui a transfigur? deux ?mes et les a rajeunies de vingt si?cles? La porte s'ouvre encore ou se referme; ne faites plus aucun effort, car tout est d?cid?. Elle sait. Elle ne tiendra plus compte de vos actions, de vos paroles, de vos pens?es, et si elle les surveille encore, elle ne le fera plus qu'en souriant; et elle rejettera, sans le savoir, tout ce qui ne vient pas confirmer les certitudes de ce premier regard. Et si vous croyez l'induire en erreur, sachez bien qu'elle a raison contre vous-m?me et que c'est vous seul qui errez, car vous ?tes plus r?ellement ce que vous ?tes ? ses yeux que ce que vous croyez ?tre en votre ?me, alors m?me qu'elle se trompe sans cesse sur le sens d'un sourire, d'un geste ou d'une larme...

Tr?sors cach?s, qui n'ont m?me pas de nom!... Je voudrais que tous ceux qui ?prouv?rent qu'elles sont mauvaises le proclamassent ? leur tour et nous dissent leurs raisons, et si ces raisons sont profondes, nous serons ?tonn?s et nous irons bien loin dans le myst?re. Elles sont vraiment les soeurs voil?es de toutes les grandes choses qu'on ne voit pas. Elles sont vraiment les plus proches parentes de l'infini qui nous entoure et, seules, savent encore lui sourire avec la gr?ce famili?re de l'enfant qui ne craint pas son p?re. Elles conservent ici-bas, comme un joyau c?leste et inutile, le sel pur de votre ?me; et si elles s'en allaient, l'esprit r?gnerait seul sur un d?sert. Elles ont encore les ?motions divines des premiers jours, et leurs racines trempent bien plus directement que les n?tres dans tout ce qui n'eut jamais de limites. Je plains vraiment ceux qui se plaignent d'elles, car ils ne savent pas sur quelles hauteurs se trouvent les baisers v?ritables. Et cependant, qu'elles semblent peu de chose quand les hommes les regardent en passant! Ils les voient s'agiter, au fond de leurs petites demeures; celle-ci se penche un peu; l?-bas, l'autre sanglote; une troisi?me chante, et la derni?re brode; et pas un ne comprend ce qu'elles font!... Ils viennent les visiter, comme on visite des choses qui sourient; ils ne s'approchent d'elles que l'esprit aux aguets, et l'?me ne peut entrer que par le plus grand des hasards. Ils interrogent avec m?fiance; elles ne leur disent rien parce qu'elles savent d?j?; et voici qu'ils s'en vont en haussant les ?paules, persuad?s qu'elles ne comprennent pas... <> Car ce qu'il a dit des mystiques s'applique surtout aux femmes qui nous ont conserv? jusqu'ici le sens mystique sur notre terre...

RUYSBROECK L'ADMIRABLE

Je sais le jugement que la plupart des hommes porteront sur ce livre. Ils y verront l'oeuvre d'un moine hallucin?, d'un solitaire hagard et d'un ermite ivre de je?ne et consum? de fi?vre. Ils y verront un r?ve extravagant et noir, travers? de grands ?clairs, et rien de plus. C'est l'id?e ordinaire que l'on se fait des mystiques; et on oublie trop souvent que toute certitude est en eux seuls. Au surplus, s'il est vrai comme on l'a dit, que tout homme est un Shakespeare dans ses songes, il faudrait se demander si tout homme, dans sa vie, n'est pas un mystique informul?, mille fois plus transcendental que tous ceux qui se sont circonscrits par la parole. Quelle est l'action de l'homme dont le dernier mobile n'est pas mystique? Et l'oeil de l'amant ou de la m?re, par exemple, n'est-il pas mille fois plus abstrus, plus imp?n?trable et plus mystique que ce livre, pauvre et explicable, apr?s tout, comme tous les livres, qui ne sont jamais que des myst?res morts, dont l'horizon ne se renouvelle plus? Si nous ne comprenons pas ceci, c'est peut-?tre que nous ne comprenons plus rien. Mais, pour en revenir ? notre auteur, quelques-uns reconna?tront sans peine que, loin d'?tre affol? par la faim, la solitude et la fi?vre, ce moine poss?dait, au contraire, un des plus sages, des plus exacts et des plus subtils organes philosophiques qui aient jamais exist?. Il vivait, nous dit-on, en sa cabane de Groenendael, au milieu de la for?t de Soignes. C'?tait ? l'entr?e de l'un des si?cles les plus sauvages du moyen ?ge: le quatorzi?me. Il ignorait le grec et peut-?tre le latin. Il ?tait seul et pauvre. Et cependant, au fond de cette obscure for?t braban?onne, son ?me, ignorante et simple, re?oit, sans qu'elle le sache, les aveuglants reflets de tous les sommets solitaires et myst?rieux de la pens?e humaine. Il sait, ? son insu, le platonisme de la Gr?ce; il sait le soufisme de la Perse, le brahmanisme de l'Inde et le bouddhisme du Thibet; et son ignorance merveilleuse retrouve la sagesse de si?cles ensevelis et pr?voit la science de si?cles qui ne sont pas n?s. Je pourrais citer des pages enti?res de Platon, de Plotin, de Porphyre, des livres Zends, des Gnostiques et de la Kabbale, dont la substance presque divine se retrouve, intacte, dans les ?crits de l'humble pr?tre flamand. Il y a ici d'?tranges co?ncidences et des unanimit?s inqui?tantes. Il y a plus; il semble, par moments, avoir exactement suppos? la plupart de ses pr?d?cesseurs inconnus; et de m?me que Plotin commence son aust?re voyage au carrefour o? Platon effray? s'est arr?t? et s'est agenouill?, on pourrait dire que Ruysbroeck a r?veill?, apr?s un repos de plusieurs si?cles, non pas ce genre de pens?e, car ce genre de pens?e ne sommeille jamais, mais ce genre de parole qui s'?tait endormi sur les montagnes o? Plotin ?bloui l'avait abandonn? en se mettant les mains sur les yeux, comme devant un immense incendie.

Mais l'organisme de leur pens?e diff?re ?trangement. Platon et Plotin sont avant tout les princes de la dialectique. Ils arrivent au mysticisme par la science du raisonnement. Ils font usage de leur ?me discursive et semblent se d?fier de leur ?me intuitive ou contemplative. Le raisonnement se contemple dans le miroir du raisonnement et s'efforce de demeurer indiff?rent ? l'intrusion de tous les autres reflets. Il continue son cours comme un fleuve d'eau douce au milieu de la mer, avec le pressentiment d'une absorption prochaine. Ici, nous retrouvons au contraire les habitudes de la pens?e asiatique; l'?me intuitive r?gne seule au-dessus de l'?puration discursive des id?es par les mots. Les fers du r?ve sont tomb?s. Est-ce moins s?r? Nul ne saurait le dire. Le miroir de l'intelligence humaine est enti?rement inconnu dans ce livre; mais il existe un autre miroir, plus sombre et plus profond, que nous rec?lons au plus intime de notre ?tre; aucun d?tail ne s'y voit distinctement et les mots ne peuvent se tenir ? sa surface; l'intelligence le briserait si elle y refl?tait un instant sa lumi?re profane; mais autre chose s'y montre par moments; est-ce l'?me? est-ce Dieu lui-m?me? ou l'un et l'autre ? la fois? On ne le saura jamais; et cependant ces apparitions presque invisibles sont les uniques et effectives souveraines de la vie du plus incr?dule et du plus aveugle d'entre nous. Ici, vous n'apercevrez autre chose que les miroitements obscurs de ce miroir; et comme son tr?sor est in?puisable, ces miroitements ne ressemblent ? aucun de ceux que nous avons ?prouv?s en nous-m?mes; et, malgr? tout, leur certitude para?t extraordinaire. Et c'est pourquoi je ne sais rien de plus effrayant que ce livre de bonne foi. Il n'y a pas au monde une notion psychologique, une exp?rience m?taphysique, une intuition mystique, si abstruses, si profondes et si inattendues qu'elles puissent ?tre, qu'il ne nous soit possible, s'il le faut, de reproduire et de faire vivre un instant en nous-m?mes, afin de nous assurer de leur identit? humaine; mais ici, nous sommes semblables au p?re aveugle qui ne peut plus se rappeler le visage de ses enfants. Aucune de ces pens?es n'a l'aspect filial ou fraternel d'une pens?e de la terre; nous semblons avoir perdu l'exp?rience de Dieu et cependant tout nous affirme que nous ne sommes pas entr?s dans la maison des songes. Faut-il s'?crier avec Novalis que le temps n'est plus o? l'esprit de Dieu ?tait compr?hensible et que le sens du monde est ? jamais perdu? Qu'autrefois tout ?tait apparition de l'Esprit, mais qu'aujourd'hui nous n'apercevons que des reflets morts que nous ne comprenons plus, et que nous vivons uniquement sur les fruits de temps meilleurs?

Je crois qu'il faut s'avouer humblement que la clef de ce livre ne se trouve pas sur les routes ordinaires de l'esprit humain. Cette clef n'est pas destin?e ? des portes terrestres et il faut la m?riter en s'?loignant autant que possible de la terre. Un seul guide se rencontre encore en ces carrefours solitaires et peut nous donner les derni?res indications vers ces myst?rieuses ?les de feu et ces Islandes de l'abstraction et de l'amour; c'est Plotin qui s'est efforc? d'analyser, par l'intelligence humaine, la facult? divine qui r?gne ici. Il a ?prouv?, ce que nous appelons d'un mot qui n'explique rien, les m?mes extases, qui ne sont, au fond, que le commencement de la d?couverte compl?te de notre ?tre; et au milieu de leurs troubles et de leurs t?n?bres, il n'a pas ferm? un instant l'oeil interrogateur du psychologue qui cherche ? se rendre compte des ph?nom?nes les plus insolites de son ?me. Il est ainsi le dernier m?le d'o? nous puissions comprendre un peu les vagues et l'horizon de cette mer obscure. Il s'efforce de prolonger les sentiers de l'intelligence ordinaire, jusqu'au coeur de ces d?vastations, et c'est pourquoi il faut y revenir sans cesse; car il est le seul mystique analytique. A ceux que tenteraient ces prodigieuses excursions, je veux donner ici une des pages o? il a essay? d'expliquer l'organisme de cette facult? divine de l'introspection.

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>>Il faut, nous dit-il encore, que l'?me qui ?tudie Dieu s'en forme une id?e en cherchant ? le conna?tre; il faut ensuite que, sachant ? quelle grande chose elle veut s'unir, et persuad?e qu'elle trouvera la b?atitude dans cette union, elle se plonge dans les profondeurs de la divinit?, jusqu'? ce que, au lieu de se contempler, de contempler le monde intelligible, elle devienne elle-m?me un objet de contemplation et brille de la clart? des conceptions qui ont l?-haut leur source.>>

C'est ? peu pr?s tout ce que la sagesse humaine peut nous dire ici; c'est ? peu pr?s tout ce que le prince des m?taphysiques transcendantales a pu exprimer; quant aux autres explications, il faut que nous les trouvions en nous-m?mes dans les profondeurs o? toute explication s'an?antit dans son expression. Car ce n'est pas seulement au ciel et sur la terre, c'est surtout en nous-m?mes qu'il y a plus de choses que n'en peuvent contenir toutes les philosophies, et d?s que nous ne sommes plus oblig?s de formuler ce qu'il y a de myst?rieux en nous, nous sommes plus profonds que tout ce qui a ?t? ?crit, et plus grands que tout ce qui existe.

Maintenant, si j'ai traduit ceci, c'est uniquement parce que je crois que les ?crits des mystiques sont les plus purs diamants du prodigieux tr?sor de l'humanit?; bien qu'une traduction soit peut-?tre inutile, car l'exp?rience semble prouver qu'il importe assez peu que le myst?re de l'incarnation d'une pens?e s'accomplisse dans la lumi?re ou dans les t?n?bres; il suffit qu'il ait eu lieu. Mais, quoi qu'il en puisse ?tre, les v?rit?s mystiques ont sur les v?rit?s ordinaires un privil?ge ?trange; elle ne peuvent ni vieillir ni mourir. Il n'y a pas une v?rit? qui ne soit, un matin, descendue sur ce monde, admirable de force et de jeunesse et couverte de la fra?che et merveilleuse ros?e propre aux choses qui n'ont pas encore ?t? dites; parcourez aujourd'hui les infirmeries de l'?me humaine o? toutes viennent mourir tous les jours, vous n'y trouverez jamais une seule pens?e mystique. Elle ont l'immunit? des anges de Swedenborg qui avancent continuellement vers le printemps de leur jeunesse, en sorte que les anges les plus vieux paraissent les plus jeunes; et qu'elles viennent de l'Inde, de la Gr?ce ou du Nord, elles n'ont ni patrie ni anniversaire et partout o? nous les rencontrons, elles semblent immobiles et actuelles comme Dieu m?me. Une oeuvre ne vieillit qu'en proportion de son antimysticisme; et c'est pourquoi ce livre ne porte aucune date. Je sais qu'il est anormalement noir, mais je crois qu'un auteur sinc?re et de bonne foi n'est jamais obscur au sens ?ternel de ce mot, parce qu'il se comprend toujours lui-m?me et infiniment au del? de ce qu'il dit. Les id?es artificielles seules s'?l?vent en de r?elles t?n?bres et ne prosp?rent qu'aux ?poques litt?raires et dans la mauvaise foi de si?cles trop conscients, lorsque la pens?e de l'?crivain demeure en de?? de ce qu'il exprime. L?, c'?tait l'ombre f?conde d'une for?t et ici c'est l'obscurit? d'un caveau, o? n'?closent que de sombres parasites. Il faut tenir compte aussi de ce monde inconnu que ses phrases devaient ?clairer ? travers les doubles et pauvres vitres de corne des mots et des pens?es. Les mots, ainsi qu'on l'a fait remarquer, ont ?t? invent?s pour les usages ordinaires de la vie, et ils sont malheureux, inquiets et ?tonn?s comme des vagabonds autour d'un tr?ne, lorsque de temps en temps, quelque ?me royale les m?ne ailleurs. Et, d'un autre c?t?, la pens?e est-elle jamais l'image exacte du je ne sais quoi qui l'a fait na?tre, et n'est-ce pas toujours l'ombre d'une lutte que nous voyons en elle, semblable ? celle de Jacob avec l'ange, et confuse en proportion de la taille de l'?me et de l'ange? Malheur ? nous, dit Carlyle, si nous n'avons en nous que ce que nous pouvons exprimer et faire voir! Je sais qu'il y a sur ces pages, l'ombre port?e d'objets que nous ne nous rappelons pas avoir vus, dont le moine ne s'arr?te pas ? ?lucider l'usage, et que nous ne reconna?trons que lorsque nous verrons les objets eux-m?mes de l'autre c?t? de la vie; mais, en attendant, cela nous a fait regarder au loin, et c'est beaucoup. Je sais encore que maintes de ses phrases flottent ? peu pr?s comme de transparents gla?ons sur l'incolore mer du silence, mais elles existent; elles ont ?t? s?par?es des eaux, et c'est assez. Je sais enfin, que les ?tranges plantes qu'il a cultiv?es sur les cimes de l'esprit sont entour?es de nuages sp?ciaux, mais ces nuages n'offensent que ceux qui regardent d'en bas, et si l'on a le courage de monter, on s'aper?oit qu'ils sont l'atmosph?re m?me de ces plantes, et la seule o? elles pussent ?clore ? l'abri de l'inexistence. Car c'est une v?g?tation si subtile, qu'elle se distingue ? peine du silence o? elle a puis? ses sucs et o? elle semble encline ? se dissoudre. Toute cette oeuvre, d'ailleurs, est comme un verre grossissant, appliqu? sur la t?n?bre et le silence; et parfois on ne discerne pas imm?diatement l'extr?mit? des id?es qui y trempent encore. C'est de l'invisible qui transpara?t par moments, et il faut ?videmment quelque attention ? guetter ses retours. Ce livre n'est pas trop loin de nous; il est probablement au centre m?me de notre humanit?; mais c'est nous qui sommes trop loin de ce livre; et s'il nous para?t d?courageant comme le d?sert, si la d?solation de l'amour divin y semble terrible et la soif des sommets insupportable, ce n'est pas l'oeuvre qui est trop ancienne, mais nous, qui sommes trop vieux peut-?tre, et tristes et sans courage, comme des vieillards autour d'un enfant; et c'est un autre mystique, Plotin, le grand mystique pa?en qui a probablement raison contre nous, lorsqu'il dit ? ceux qui se plaignent de ne rien voir sur les hauteurs de l'introspection: <>

EMERSON

<> Ce moi, nous l'apercevons par moments dans les paroles de Dieu, dans celles des po?tes et des sages, au fond de quelques joies et de quelques douleurs, dans le sommeil, l'amour et les maladies, et en des conjonctures inattendues, o? de loin il nous fait signe et nous montre du doigt nos relations avec l'univers. Quelques sages ne s'attach?rent qu'? cette recherche et ils ?crivirent ces livres o? ne r?gne que l'extraordinaire. <> Ils ?taient comme des peintres s'effor?ant de saisir une ressemblance dans les t?n?bres. Les uns trac?rent des images abstraites, tr?s grandes mais presque indistinctes. Les autres parvinrent ? fixer une attitude ou un geste habituel de la vie sup?rieure. Plusieurs imagin?rent des ?tres ?tranges. Il n'existe pas un grand nombre de ces images. Elle ne se ressemblent jamais. Quelques-unes sont tr?s belles, et ceux qui ne les ont pas vues sont pareils toute leur vie ? des hommes qui ne seraient jamais sortis vers le milieu du jour. Il en est dont les lignes sont plus pures que les lignes du ciel; et alors, ces figures nous paraissent si lointaines que nous ignorons si elles vivent ou si elles furent transcrites selon nous-m?mes. Elles sont l'oeuvre des mystiques purs et l'homme ne s'y reconna?t pas encore. D'autres, qu'on nomme les po?tes, nous parl?rent indirectement de ces choses. Une troisi?me classe de penseurs, ?levant d'un degr? le vieux mythe des centaures, nous a donn? de cette identit? occulte une image plus accessible en m?lant les lignes de notre moi apparent ? celles de notre moi sup?rieur. Le visage de notre ?me divine y sourit par moments par dessus l'?paule de sa soeur, l'?me humaine, inclin?e aux humbles besognes de la pens?e; et ce sourire qui nous fait entrevoir en passant tout ce qu'il y a par del? la pens?e importe seul dans les oeuvres des hommes...

Ils ne sont pas nombreux ceux qui nous montr?rent que l'homme est plus grand et plus profond que l'homme, et qui parvinrent ? fixer ainsi quelques-unes des allusions ?ternelles que nous rencontrons ? chaque instant par la vie, dans un geste, dans un signe, dans un regard, dans une parole, dans un silence et dans les ?v?nements qui nous entourent. La science de la grandeur humaine est la plus ?trange des sciences. Nul d'entre les hommes ne l'ignore; mais presque tous ne savent pas qu'ils la poss?dent. L'enfant qui me rencontre ne sera pas capable de dire ? sa m?re ce qu'il a vu; et cependant, d?s que son oeil a touch? ma pr?sence, il sait tout ce que je suis, tout ce que j'ai ?t?, tout ce que je serai, aussi bien que mon fr?re et trois fois mieux que moi-m?me. Il me conna?t imm?diatement dans le pass? et l'avenir, dans ce monde-ci et dans les autres, et ses yeux ? leur tour me r?v?lent le r?le que je joue dans l'univers et dans l'?ternit?. Les ?mes infaillibles se sont entrejug?es; et d?s que son regard a admis mon regard, mon visage, mon attitude, et tout l'infini qui les entoure et dont ils sont les interpr?tes, il sait ? quoi s'en tenir; et bien qu'il ne distingue pas encore la couronne d'un empereur de la besace d'un mendiant, il m'a connu, un moment, aussi exactement que Dieu.

Il est vrai que nous agissons d?j? comme des dieux, et toute notre vie se passe au milieu de certitudes et d'infaillibilit?s infinies. Mais nous sommes des aveugles qui jouons avec des pierreries le long des routes; et cet homme qui frappe ? ma porte, d?pense, au moment o? il me salue d'aussi merveilleux tr?sors spirituels que le prince que j'aurais arrach? ? la mort. Je lui ouvre; et en un instant il voit ? ses pieds, comme du haut d'une tour, tout ce qui a lieu entre deux ?mes. La paysanne ? qui je demande le chemin, je la juge aussi profond?ment que si je lui demandais la vie de ma m?re, et son ?me m'a parl? aussi intimement que celle de ma fianc?e. Elle remonta en h?te, jusqu'aux plus grands myst?res, avant de me r?pondre; puis elle m'a dit tranquillement, sachant tout ? coup ce que j'?tais, qu'il fallait prendre ? gauche le sentier du village. Si je passe une heure au milieu d'une foule, j'ai jug? mille fois sans rien dire et sans y songer un moment, les vivants et les morts, et lequel de ces jugements sera r?form? au dernier jour? Il y a dans cette chambre cinq ou six ?tres qui parlent de la pluie et du beau temps; mais au dessus de cette conversation mis?rable, six ?mes ont un entretien dont nulle sagesse humaine ne pourrait approcher sans danger; et bien qu'elles parlent ? travers leurs regards, leurs mains, leur visage et toute leur pr?sence, ils ignoreront toujours ce qu'elles ont dit. Il faut cependant qu'ils attendent la fin de l'insaisissable dialogue, et c'est pourquoi ils ont je ne sais quelle joie myst?rieuse dans leur ennui, sans conna?tre ce qui ?coute en eux toutes les lois de la vie, de la mort et de l'amour qui passent comme des fleuves intarissables autour de la maison.

Il en est ainsi partout et toujours. Nous ne vivons que selon notre ?tre transcendental, dont les actions et les pens?es percent ? chaque instant l'enveloppe qui nous entoure. Je vais voir aujourd'hui un ami que je n'ai jamais vu, mais je connais son oeuvre et je sais que son ?me est extraordinaire et qu'il a pass? sa vie ? la manifester aussi exactement que possible selon le devoir des intelligences sup?rieures. Je suis plein d'inqui?tudes et c'est une heure solennelle. Il entre; et toutes les explications qu'il nous a donn?es durant un grand nombre d'ann?es tombent en poussi?re au mouvement de la porte qui s'ouvre sur sa pr?sence. Il n'est pas ce qu'il croit ?tre. Il est d'une autre nature que ses pens?es. Une fois de plus nous constatons que les ?missaires de l'esprit sont toujours infid?les. Il a dit sur son ?me des choses tr?s profondes; mais en ce petit instant qui s?pare le regard qui s'arr?te du regard qui s'?loigne, j'ai appris tout ce qu'il ne pourra jamais dire et tout ce qu'il ne pourra jamais faire vivre en son esprit. Il m'appartient d?sormais sans retour. Autrefois nous ?tions unis par la pens?e. Aujourd'hui, une chose mille et mille fois plus myst?rieuse que la pens?e nous livre l'un ? l'autre. Il y a des ann?es et des ann?es que nous attendions ce moment; et voil? que nous sentons que tout est inutile, et, pour ne pas avoir peur du silence, nous qui nous ?tions pr?par?s ? nous montrer des tr?sors secrets et prodigieux, nous nous entretenons de l'heure qui sonne ou du soleil qui se couche, afin de donner ? nos ?mes le temps de s'admirer et de s'?treindre dans un autre silence que le murmure des l?vres et de la pens?e ne pourra pas troubler...

Au fond, nous ne vivons que d'?me ? ?me et nous sommes des dieux qui s'ignorent. S'il m'est impossible ce soir de supporter ma solitude, et si je descends parmi les hommes, ils me diront que l'orage vient d'abattre leurs poires ou que les derni?res gel?es ont ferm? le port. Est-ce pour cela que je suis venu? Et cependant, je m'en irai tant?t, l'?me aussi satisfaite et aussi pleine de forces et de tr?sors nouveaux que si j'avais pass? ces heures avec Platon, Socrate et Marc-Aur?le. Ce que disait leur bouche ne s'entendait pas ? c?t? de ce que proclamait leur pr?sence, et il est impossible ? l'homme de n'?tre pas grand et admirable. Ce que pense la pens?e n'a aucune importance ? c?t? de la v?rit? que nous sommes et qui s'affirme en silence; et si, apr?s cinquante ans de solitude, Epict?te, Goethe et saint Paul abordaient en mon ?le, ils ne pourraient me dire que ce que me dirait en m?me temps et plus imm?diatement peut-?tre le petit mousse de leur navire.

Tous nos organes sont les complices mystiques d'un ?tre sup?rieur, et ce n'est jamais un homme, c'est une ?me que nous avons connue. Je n'ai pas vu ce pauvre qui implorait l'aum?ne sur les marches de mon seuil; mais j'apercevais autre chose: en nos yeux deux destin?es identiques se saluaient et s'aimaient, et, au moment o? il tendait la main, la petite porte de la maison s'entr'ouvrait un instant sur la mer. <>

Mais s'il est vrai que le dernier d'entre nous ne peut faire le moindre geste sans tenir compte de l'?me et des royaumes spirituels o? elle r?gne, il est vrai aussi que les plus sages ne songent presque jamais ? l'infini que d?place une paupi?re qui s'ouvre, une t?te qui s'incline, une main qui se ferme. Nous vivons si loin de nous-m?mes que nous ignorons presque tout ce qui se passe ? l'horizon de notre ?tre. Nous errons au hasard dans la vall?e, sans nous douter que tous nos gestes sont reproduits et acqui?rent leur signification sur le sommet de la montagne, et il faut par moments que quelqu'un vienne nous dire: Levez les yeux, voyez ce que vous ?tes, voyez ce que vous faites; ce n'est pas ici que nous vivons; c'est l?-haut que nous sommes. Ce regard ?chang? dans l'ombre; ces paroles qui n'avaient pas de sens au pied de la montagne, voyez ce qu'ils deviennent et ce qu'ils signifient par del? la neige des cimes; et comme nos mains que nous croyons si faibles et si petites atteignent Dieu, ? chaque instant, sans le savoir.

Quelques-uns sont venus nous frapper ainsi sur l'?paule en nous montrant du doigt ce qui se passe sur les glaciers du myst?re. Ils ne sont pas nombreux. Il y en a trois ou quatre en ce si?cle. Il y en a cinq ou six dans les autres; et tout ce qu'ils ont pu nous dire n'est rien au regard de ce qui a lieu et de ce que notre ?me n'ignore pas. Mais qu'importe? Ne sommes-nous pas semblables ? un homme qui a perdu les yeux dans les premi?res ann?es de son enfance? Il a vu le spectacle innombrable des ?tres. Il a vu le soleil, la mer et la for?t. Maintenant, ces merveilles se trouvent ? jamais dans sa substance; et si vous en parlez, que pourrez-vous lui dire, et que seront vos pauvres mots ? c?t? de la clairi?re, de la temp?te et de l'aurore qui vivent encore au fond de son esprit et de sa chair? Il vous ?coutera, cependant, avec une joie ardente et ?tonn?e et bien qu'il sache tout, et que vos paroles repr?sentent ce qu'il sait plus imparfaitement qu'un verre d'eau ne repr?sente un grand fleuve, les petites phrases impuissantes qui tombent de la bouche des hommes illumineront un instant l'oc?an, la lumi?re et les sombres feuillages qui dormaient au milieu des t?n?bres, sous ses paupi?res mortes.

Les faces de ce <> dont parle Novalis, sont probablement innombrables et aucun des moralistes mystiques n'est parvenu ? ?tudier la m?me. Swedenborg, Pascal, Novalis, Hello et quelques autres examinent nos rapports avec un infini abstrait, subtil et tr?s lointain. Ils nous m?nent sur des montagnes dont tous les sommets ne nous semblent pas naturels et habitables et o? nous respirons souvent avec peine. Goethe accompagne notre ?me sur les rivages de la mer de la S?r?nit?. Marc-Aur?le la fait asseoir au penchant des collines humaines de la bont? parfaite et lasse, et sous les feuillages trop lourds de la r?signation sans espoir. Carlyle, le fr?re spirituel d'Emerson, qui en ce si?cle nous avertit ? l'autre extr?mit? de la vall?e, fait passer comme des ?clairs, les seuls moments h?ro?ques de notre ?tre, sur le fond d'ombre et d'orage d'un inconnu sans cesse monstrueux. Il nous m?ne comme un troupeau affol? par les temp?tes vers les p?turages ignor?s et sulfureux. Il nous pousse au plus profond des t?n?bres qu'il a d?couvertes avec joie, et qu'?claire seule l'?toile intermittente et violente des h?ros et nous y abandonne, avec un mauvais rire, aux vastes repr?sailles des myst?res.

Mais en m?me temps, voici Emerson, le bon pasteur matinal des pr?s p?les et verts d'un optimisme nouveau, naturel et plausible. Il ne nous conduit pas du c?t? des ab?mes. Il ne nous fait pas sortir de l'humble clos familier, parce que le glacier, la mer, les neiges ?ternelles, le palais, l'?table, le po?le ?teint du pauvre et le lit du malade, tout est situ? sous le m?me ciel, purifi? par les m?mes astres et soumis aux m?mes puissances infinies.

Il est venu pour plusieurs au moment o? il fallait venir et ? l'instant o? ils avaient mortellement besoin d'explications nouvelles. Les heures h?ro?ques sont moins apparentes, celles de l'abn?gation ne sont pas encore revenues; il ne nous reste plus que la vie quotidienne, et cependant nous ne pouvons pas vivre sans grandeur. Il a donn? un sens presque acceptable ? cette vie qui n'avait plus ses horizons traditionnels, et peut-?tre a-t-il pu nous montrer qu'elle est assez ?trange, assez profonde et assez grande pour n'avoir besoin d'autre but qu'elle-m?me. Il n'en sait pas plus que les autres; mais il affirme avec plus de courage, et il a confiance dans le myst?re. Il faut vivre, vous tous qui traversez des jours et des ann?es, sans actions, sans pens?es, sans lumi?re, parce que votre vie, malgr? tout, est incompr?hensible et divine. Il faut vivre parce que nul n'a le droit de se soustraire aux ?v?nements spirituels des semaines banales. Il faut vivre parce qu'il n'y a pas d'heures sans miracles intimes et sans significations ineffables. Il faut vivre parce qu'il n'y a pas un acte, pas un mot, pas un geste qui ?chappe ? des revendications inexplicables en un monde <>

L'homme est avide d'explications. Il faut qu'on lui montre sa vie. Il se r?jouit lorsqu'il trouve quelque part l'interpr?tation exacte d'un petit geste qu'il a fait il y a vingt-cinq ans. Ici, il n'y a pas de petit geste; il y a la plupart des attitudes de notre ?me quotidienne. Vous n'y trouverez pas le caract?re ?ternel de la pens?e de Marc-Aur?le. Mais Marc-Aur?le c'est la pens?e par excellence. D'ailleurs, qui de nous m?ne la vie de Marc-Aur?le? Ici, c'est l'homme et rien de plus. Il n'est pas arbitrairement agrandi; seulement, il est plus pr?s de nous que d'habitude. C'est Jean qui taille ses arbres; c'est Pierre qui b?tit sa maison, c'est vous qui me parlez de la moisson, c'est moi qui vous donne la main; mais nous sommes mis au point o? nous touchons aux dieux et nous sommes ?tonn?s de ce que nous faisons. Nous ne savions pas que toutes les puissances de l'?me ?taient pr?sentes, nous ne savions pas que toutes les lois de l'univers attendaient autour de nous; et nous nous retournons, et nous nous regardons sans rien dire comme des gens qui ont vu un miracle.

Emerson est venu affirmer avec simplicit? cette grandeur ?gale et secr?te de notre vie. Il nous a entour?s de silence et d'admiration. Il a mis un trait de lumi?re sous les pas de l'artisan qui sort de l'atelier. Il nous a montr? toutes les forces du ciel et de la terre, occup?es ? soutenir le seuil sur lequel deux voisins parlent de l'eau qui tombe ou du vent qui s'?l?ve, et au dessus de deux passants qui s'abordent, il nous fait voir le visage d'un Dieu qui sourit au visage d'un Dieu. Il est plus pr?s que nul autre de notre vie habituelle. Il est l'avertisseur le plus attentif, le plus assidu, le plus probe, le plus m?ticuleux, le plus humain peut-?tre. Il est le sage des jours ordinaires, et les jours ordinaires sont en somme la substance de notre ?tre. Plus d'une ann?e s'?coule sans passions, sans vertus, sans miracles. Apprenez-nous ? v?n?rer les petites heures de la vie. Si j'ai pu agir ce matin, selon l'esprit de Marc-Aur?le, ne venez pas souligner mes actions, car je sais, moi aussi, qu'il est arriv? quelque chose. Mais si je crois avoir perdu ma journ?e en mis?rables entreprises; et si vous pouvez me prouver que j'ai v?cu cependant aussi profond?ment qu'un h?ros, et que mon ?me n'a pas perdu ses droits; vous aurez fait plus que si vous m'aviez persuad? de sauver aujourd'hui mon ennemi, car vous avez augment? en moi, la somme, la grandeur et le d?sir de la vie; et demain, peut-?tre, je saurai vivre avec respect.

NOVALIS

<>, dit notre auteur. J'ai choisi trois de ces hommes dont les routes nous m?nent sur trois cimes diff?rentes. J'ai vu miroiter ? l'horizon des oeuvres de Ruysbroeck les pics les plus bleu?tres de l'?me, tandis qu'en celles d'Emerson les sommets plus humbles du coeur humain s'arrondissaient irr?guli?rement. Ici, nous nous trouvons sur les cr?tes aigu?s et souvent dangereuses du cerveau; mais il y a des retraites pleines d'une ombre d?licieuse entre les in?galit?s verdoyantes de ces cr?tes, et l'atmosph?re y est d'un inalt?rable cristal.

Il est admirable de voir combien les voies de l'?me humaine divergent vers l'inaccessible. Il faut suivre un moment les traces des trois ?mes que je viens de nommer. Elles sont all?es, chacune de son c?t?, bien au del? des cercles s?rs de la conscience ordinaire, et chacune d'elles a rencontr? des v?rit?s qui ne se ressemblent pas et que nous devons cependant accueillir comme des soeurs prodigues et retrouv?es. Une v?rit? cach?e est ce qui nous fait vivre. Nous sommes ses esclaves inconscients et muets, et nous nous trouvons encha?n?s tant qu'elle n'a point paru. Mais si l'un de ces ?tres extraordinaires, qui sont les antennes de l'?me humaine innombrablement une, la soup?onne un instant, en t?tonnant dans les t?n?bres, les derniers d'entre nous, par je ne sais quel contre-coup subit et inexplicable, se sentent lib?r?s de quelque chose; une v?rit? nouvelle plus haute, plus pure et plus myst?rieuse prend la place de celle qui s'est vue d?couverte et qui fuit sans retour, et l'?me de tous, sans que rien le trahisse au dehors, inaugure une ?re plus sereine et c?l?bre de profondes f?tes o? nous ne prenons qu'une part tardive et tr?s lointaine. Et je crois que c'est de la sorte qu'elle monte et s'en va vers un but qu'elle est seule ? conna?tre.

Tout ce que l'on peut dire n'est rien en soi. Mettez dans un plateau de la balance toutes les paroles des grands sages, et dans l'autre plateau la sagesse inconsciente de cet enfant qui passe, et vous verrez que ce que Platon, Marc-Aur?le, Schopenhauer et Pascal nous ont r?v?l? ne soul?vera pas d'une ligne les grands tr?sors de l'inconscience, car l'enfant qui se tait est mille fois plus sage que Marc-Aur?le qui parle. Et, cependant, si Marc-Aur?le n'avait pas ?crit les douze livres de ses M?ditations, une partie des tr?sors ignor?s que notre enfant renferme ne serait pas la m?me. Il n'est peut-?tre pas possible de parler clairement de ces choses, mais ceux qui savent s'interroger assez profond?ment et vivre, ne f?t-ce que le temps d'un ?clair, selon leur ?tre int?gral, sentent que cela est. Il se peut que l'on d?couvre un jour les raisons pour lesquelles, si Platon, Swedenborg ou Plotin n'avaient pas exist?, l'?me du paysan qui ne les a pas lus et n'en a jamais entendu parler ne serait pas ce qu'elle est infailliblement aujourd'hui. Mais quoi qu'il en puisse ?tre, aucune pens?e ne se perdit jamais pour aucune ?me, et qui dira les parties de nous-m?mes qui ne vivent que gr?ce ? des pens?es qui ne furent jamais exprim?es? Notre conscience a plus d'un degr?, et les plus sages ne s'inqui?tent que de notre conscience ? peu pr?s inconsciente parce qu'elle est sur le point de devenir divine. Augmenter cette conscience transcendantale semble avoir ?t? toujours le d?sir inconnu et supr?me des hommes. Il importe peu qu'ils l'ignorent, car ils ignorent tout, et cependant ils agissent en leur ?me aussi sagement que les plus sages. Il est vrai que la plupart des hommes ne doivent vivre un moment qu'? l'instant o? ils meurent. En attendant, cette conscience ne s'augmente qu'en augmentant l'inexplicable autour de nous. Nous cherchons ? conna?tre pour apprendre ? ne pas conna?tre. Nous ne nous grandissons qu'en grandissant les myst?res qui nous accablent, et nous sommes des esclaves qui ne peuvent entretenir en eux le d?sir de vivre qu'? condition d'alourdir, sans se d?courager jamais, le poids sans piti? de leurs cha?nes...

L'histoire de ces cha?nes merveilleuses est l'unique histoire de nous-m?mes; car nous ne sommes qu'un myst?re, et ce que nous savons n'est pas int?ressant. Elle n'est pas longue jusqu'ici; elle tient en quelques pages, et l'on dirait que les meilleurs ont eu peur d'y songer. Combien peu os?rent s'avancer jusqu'aux extr?mit?s de la pens?e humaine! et dites-nous les noms de ceux qui y rest?rent quelques heures... Plus d'un nous l'a promise et quelques autres l'entreprirent un moment, mais peu apr?s ils perdaient tour ? tour la force qu'il faut pour vivre ici, ils retombaient du c?t? de la vie ext?rieure et dans les champs connus de la raison humaine, <>.

En v?rit?, c'est qu'il est difficile d'interroger son ?me et de reconna?tre sa petite voix d'enfant au milieu des clameurs inutiles qui l'entourent. Et, cependant, que les autres efforts de l'esprit importent peu quand on y songe, et comme notre vie ordinaire se passe loin de nous! On dirait que l?-bas n'apparaissent que nos semblables des heures vides, distraites et st?riles; mais, ici, c'est le seul point fixe de notre ?tre et le lieu m?me de la vie. Il faut s'y r?fugier sans cesse. Nous savons tout le reste avant qu'on nous l'ait dit; mais, ici, nous apprenons bien plus que tout ce qu'on peut dire; et c'est au moment o? la phrase s'arr?te et o? les mots se cachent, que notre regard inqui?t? rencontre tout ? coup, ? travers les ann?es et les si?cles, un autre regard qui l'attendait patiemment sur le chemin de Dieu. Les paupi?res clignent en m?me temps, les yeux se mouillent de la ros?e douce et terrible d'un myst?re identique, et nous savons que nous ne sommes plus seuls sur la route sans fin...

Ainsi, et pour en revenir ? cette conscience ordinaire qui r?gne ? de grandes distances de notre ?me, je sais plus d'un esprit que la merveilleuse peinture de la jalousie d'Othello, par exemple, n'?tonne plus. Elle est d?finitive dans les premiers cercles de l'homme. Elle demeure admirable, pourvu que l'on ait soin de n'ouvrir ni portes ni fen?tres, sans quoi l'image tomberait en poussi?re au vent de tout l'inconnu qui attend au dehors. Nous ?coutons le dialogue du More et de Desd?mone comme une chose parfaite, mais sans pouvoir nous emp?cher de songer ? des choses plus profondes. Que le guerrier d'Afrique soit tromp? ou non par la noble V?nitienne, il a une autre vie. Il doit se passer dans son ?me et autour de son ?tre, au moment m?me de ses soup?ons les plus mis?rables et de ses col?res les plus brutales, des ?v?nements mille fois plus sublimes, que ses rugissements ne peuvent point troubler, et ? travers les agitations superficielles de la jalousie se poursuit une existence inalt?rable que le g?nie de l'homme n'a montr?e jusqu'ici qu'en passant.

Est-ce de l? que na?t la tristesse qui monte des chefs-d'oeuvre? Les po?tes ne purent les ?crire qu'? la condition de fermer leurs yeux aux horizons terribles et d'imposer silence aux voix trop graves et trop nombreuses de leur ?me. S'ils ne l'avaient pas fait, ils eussent perdu courage. Rien n'est plus triste et plus d?cevant qu'un chef-d'oeuvre, parce que rien ne montre mieux l'impuissance de l'homme ? prendre conscience de sa grandeur et de sa dignit?. Et si une voix ne nous avertissait que les plus belles choses ne sont rien au regard de tout ce que nous sommes, rien ne nous diminuerait davantage.

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Mais s'il lui fallait d'autres preuves, elle le m?nerait parmi ceux dont les oeuvres touchent presque au silence. Elle ouvrirait la porte des domaines o? quelques-uns l'aim?rent pour elle-m?me, sans s'inqui?ter des petits gestes de son corps. Ils monteraient tous deux sur les hauts plateaux solitaires o? la conscience s'?l?ve d'un degr? et o? tous ceux qui ont l'inqui?tude d'eux-m?mes r?dent attentivement autour de l'anneau monstrueux qui relie le monde apparent ? nos mondes sup?rieurs. Elle irait avec lui aux limites de l'homme; car c'est ? l'endroit o? l'homme semble sur le point de finir que probablement il commence; et ses parties essentielles et in?puisables ne se trouvent que dans l'invisible, o? il faut qu'il se guette sans cesse. C'est sur ces hauteurs seules qu'il y a des pens?es que l'?me peut avouer et des id?es qui lui ressemblent et qui sont aussi imp?rieuses qu'elle-m?me. C'est l? que l'humanit? a r?gn? un instant, et ces pics faiblement ?clair?s sont peut-?tre les seules lueurs qui signalent la terre dans les espaces spirituels. Leurs reflets ont vraiment la couleur de notre ?me. Nous sentons que les passions de l'esprit et du coeur, aux yeux d'une intelligence ?trang?re, ressembleraient ? des querelles de clochers; mais dans leurs oeuvres, les hommes dont je parle sont sortis du petit village des passions, et ils ont dit des choses qui peuvent int?resser ceux qui ne sont pas de la paroisse terrestre. Il ne faut pas que notre humanit? s'agite exclusivement au fond de soi comme un troupeau de taupes. Il importe qu'elle vive comme si un jour elle devait rendre compte de sa vie ? des fr?res a?n?s. L'esprit repli? sur lui-m?me n'est qu'une c?l?brit? locale qui fait sourire le voyageur. Il y a autre chose que l'esprit, et ce n'est pas l'esprit qui nous allie ? l'univers. Il est temps qu'on ne le confonde plus avec l'?me. Il ne s'agit pas de ce qui se passe entre nous, mais de ce qui a lieu en nous, au-dessus des passions et de la raison. Si je n'offre ? l'intelligence ?trang?re que La Rochefoucauld, Lichtenberg, Meredith ou Stendhal, elle me regardera comme je regarde, au fond d'une ville morte, le bourgeois sans espoir qui me parle de sa rue, de son mariage ou de son industrie. Quel ange demandera ? Titus pourquoi il n'a pas ?pous? B?r?nice et pourquoi Andromaque s'est promise ? Pyrrhus? Que repr?sente B?r?nice, si je la compare ? ce qu'il y a d'invisible dans la mendiante qui m'arr?te ou la prostitu?e qui me fait signe? Une parole mystique peut seule, par moments, repr?senter un ?tre humain; mais notre ?me n'est pas dans ces autres r?gions sans ombres et sans ab?mes; et vous-m?mes, vous y arr?tez-vous aux heures graves o? la vie s'appesantit sur votre ?paule? L'homme n'est pas dans ces choses, et cependant ces choses sont parfaites. Mais il faut n'en parler qu'entre soi, et il est convenable de s'en taire si quelque visiteur frappe le soir ? notre porte. Mais si ce m?me visiteur me surprend au moment o? mon ?me cherche la clef de ses tr?sors les plus proches dans Pascal, Emerson ou Hello, ou, d'un autre c?t?, dans quelques-uns de ceux qui eurent l'inqui?tude de la beaut? tr?s pure, je ne fermerai pas le livre en rougissant; et peut ?tre que lui-m?me y prendra quelque id?e d'un ?tre fraternel condamn? au silence, ou saura, tout au moins, que nous ne f?mes pas tous des habitants satisfaits de la terre.

LE TRAGIQUE QUOTIDIEN

Il y a un tragique quotidien qui est bien plus r?el, bien plus profond et bien plus conforme ? notre ?tre v?ritable que le tragique des grandes aventures. Il est facile de le sentir mais il n'est pas ais? de le montrer parce que ce tragique essentiel n'est pas simplement mat?riel ou psychologique. Il ne s'agit plus ici de la lutte d?termin?e d'un ?tre contre un ?tre, de la lutte d'un d?sir contre un autre d?sir ou de l'?ternel combat de la passion et du devoir. Il s'agirait plut?t de faire voir ce qu'il y a d'?tonnant dans le fait seul de vivre. Il s'agirait plut?t de faire voir l'existence d'une ?me en elle-m?me, au milieu d'une immensit? qui n'est jamais inactive. Il s'agirait plut?t de faire entendre par dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l'?tre et de sa destin?e. Il s'agirait plut?t de nous faire suivre les pas h?sitants et douloureux d'un ?tre qui s'approche ou s'?loigne de sa v?rit?, de sa beaut? ou de son Dieu. Il s'agirait encore de nous montrer et de nous faire entendre mille choses analogues que les po?tes tragiques nous ont fait entrevoir en passant. Mais voici le point essentiel: ce qu'ils nous ont fait entrevoir en passant ne pourrait-on tenter de le montrer avant le reste? Ce qu'on entend sous le roi Lear, sous Macbeth, sous Hamlet par exemple, le chant myst?rieux de l'infini, le silence mena?ant des ?mes ou des Dieux, l'?ternit? qui gronde ? l'horizon, la destin?e ou la fatalit? qu'on aper?oit int?rieurement sans que l'on puisse dire ? quels signes on la reconna?t, ne pourrait-on par je ne sais quelle interversion des r?les, les rapprocher de nous tandis qu'on ?loignerait les acteurs? Est-il donc hasardeux d'affirmer que le v?ritable tragique de la vie, le tragique normal, profond et g?n?ral, ne commence qu'au moment o? ce qu'on appelle les aventures, les douleurs et les dangers sont pass?s? Le bonheur n'aurait-il pas le bras plus long que le malheur et certaines de ses forces ne s'approcheraient-elles pas davantage de l'?me humaine? Faut-il absolument hurler comme les Atrides pour qu'un Dieu ?ternel se montre en notre vie et ne vient-il jamais s'asseoir sous l'immobilit? de notre lampe? N'est-ce pas la tranquillit? qui est terrible lorsqu'on y r?fl?chit et que les astres la surveillent; et le sens de la vie se d?veloppe-t-il dans le tumulte ou le silence? N'est-ce pas quand on nous dit ? la fin des histoires <> que la grande inqui?tude devrait faire son entr?e? Qu'arrive-t-il tandis qu'ils sont heureux? Est-ce que le bonheur ou un simple instant de repos ne d?couvre pas des choses plus s?rieuses et plus stables que l'agitation des passions? N'est-ce pas alors que la marche du temps et bien d'autres marches plus secr?tes, deviennent enfin visibles et que les heures se pr?cipitent? Est-ce que tout ceci n'atteint pas des fibres plus profondes que le coup de poignard des drames ordinaires? N'est-ce pas quand un homme se croit ? l'abri de la mort ext?rieure que l'?trange et silencieuse trag?die de l'?tre et de l'immensit? ouvre vraiment les portes de son th??tre? Est-ce tandis que je fuis devant une ?p?e nue que mon existence atteint son point le plus int?ressant? Est-ce toujours dans un baiser qu'elle est la plus sublime? N'y a-t-il pas d'autres moments o? l'on entend des voix plus permanentes et plus pures? Votre ?me ne fleurit-elle qu'au fond des nuits d'orage? On dirait qu'on l'a cru jusqu'ici. Presque tous nos auteurs tragiques n'aper?oivent que la vie violente et la vie d'autrefois; et l'on peut affirmer que tout notre th??tre est anachronique et que l'art dramatique retarde du m?me nombre d'ann?es que la sculpture. Il n'en est pas de m?me de la bonne peinture et de la bonne musique, par exemple, qui ont su d?m?ler et reproduire les traits plus cach?s, mais non moins graves et ?tonnants de la vie d'aujourd'hui. Elles ont observ? que cette vie n'avait perdu en surface d?corative que pour gagner en profondeur, en signification intime et en gravit? spirituelle. Un bon peintre ne peindra plus Marius vainqueur des Cimbres ou l'assassinat du duc de Guise, parce que la psychologie de la victoire ou du meurtre est ?l?mentaire et exceptionnelle, et que le vacarme inutile d'un acte violent ?touffe la voix plus profonde, mais h?sitante et discr?te, des ?tres et des choses. Il repr?sentera une maison perdue dans la campagne, une porte ouverte au bout d'un corridor, un visage ou des mains au repos; et ces simples images pourront ajouter quelque chose ? notre conscience de la vie; ce qui est un bien qu'il n'est plus possible de perdre.

Mais nos auteurs tragiques, de m?me que les peintres m?diocres qui s'attardent ? la peinture d'histoire, placent tout l'int?r?t de leurs oeuvres dans la violence de l'anecdote qu'ils reproduisent. Et ils pr?tendent nous divertir au m?me genre d'actes qui r?jouissaient des barbares ? qui les attentats, les meurtres et les trahisons qu'ils repr?sentent ?taient habituels. Tandis que la plupart de nos vies se passent loin du sang, des cris et des ?p?es, et que les larmes des hommes sont devenues silencieuses, invisibles et presque spirituelles...

Lorsque je vais au th??tre, il me semble que je me retrouve quelques heures au milieu de mes anc?tres, qui avaient de la vie une conception simple, s?che et brutale, que je ne me rappelle presque plus et ? laquelle je ne puis plus prendre part. J'y vois un mari tromp? qui tue sa femme; une femme qui empoisonne son amant, un fils qui venge son p?re, un p?re qui immole ses enfants, des enfants qui font mourir leur p?re, des rois assassin?s, des vierges viol?es, des bourgeois emprisonn?s, et tout le sublime traditionnel, mais, h?las! si superficiel et si mat?riel, du sang, des larmes ext?rieures et de la mort. Que peuvent me dire des ?tres qui n'ont qu'une id?e fixe et qui n'ont pas le temps de vivre parce qu'il leur faut mettre ? mort un rival ou une ma?tresse?

J'?tais venu dans l'espoir de voir quelque chose de la vie rattach?e ? ses sources et ? ses myst?res par des liens que je n'ai l'occasion ni la force d'apercevoir tous les jours. J'?tais venu dans l'espoir d'entrevoir un moment la beaut?, la grandeur et la gravit? de mon humble existence quotidienne. J'esp?rais qu'on m'aurait montr? je ne sais quelle pr?sence, quelle puissance ou quel dieu qui vit avec moi dans ma chambre. J'attendais je ne sais quelles minutes sup?rieures que je vis sans les conna?tre au milieu de mes plus mis?rables heures; et je n'ai le plus souvent d?couvert qu'un homme qui m'a dit longuement pourquoi il est jaloux, pourquoi il empoisonne ou pourquoi il se tue.

J'admire Othello, mais il ne me para?t pas vivre de l'auguste vie quotidienne d'un Hamlet, qui a le temps de vivre parce qu'il n'agit pas. Othello est admirablement jaloux. Mais n'est-ce peut-?tre pas une vieille erreur de penser que c'est aux moments o? une telle passion et d'autres d'une ?gale violence nous poss?dent que nous vivons v?ritablement? Il m'est arriv? de croire qu'un vieillard assis dans son fauteuil, attendant simplement sous la lampe, ?coutant sans le savoir toutes les lois ?ternelles qui r?gnent autour de sa maison, interpr?tant sans le comprendre ce qu'il y a dans le silence des portes et des fen?tres et dans la petite voix de la lumi?re, subissant la pr?sence de son ?me et de sa destin?e, inclinant un peu la t?te, sans se douter que toutes les puissances de ce monde interviennent et veillent dans la chambre comme des servantes attentives, ignorant que le soleil lui-m?me soutient au-dessus de l'ab?me la petite table sur laquelle il s'accoude, et qu'il n'y a pas un astre du ciel ni une force de l'?me qui soient indiff?rents au mouvement d'une paupi?re qui retombe ou d'une pens?e qui s'?l?ve,--il m'est arriv? de croire que ce vieillard immobile vivait en r?alit? d'une vie plus profonde, plus humaine et plus g?n?rale que l'amant qui ?trangle sa ma?tresse, le capitaine qui remporte une victoire ou <>

Est-ce autre chose que la vie ? peu pr?s immobile? D'habitude, il n'y a m?me pas d'action psychologique, qui est mille fois sup?rieure ? l'action mat?rielle et qui semble indispensable, mais qu'ils parviennent n?anmoins ? supprimer ou ? r?duire d'une fa?on merveilleuse, pour ne laisser subsister d'autre int?r?t que celui qu'inspire la situation de l'homme dans l'univers. Ici, nous ne sommes plus chez les barbares, et l'homme ne s'agite plus au milieu de passions ?l?mentaires qui ne sont pas les seules choses int?ressantes qu'il y ait en lui. On a le temps de le voir en repos. Il ne s'agit plus d'un moment exceptionnel et violent de l'existence, mais de l'existence elle-m?me. Il est mille et mille lois plus puissantes et plus v?n?rables que les lois des passions; mais ces lois lentes, discr?tes et silencieuses, comme tout ce qui est dou? d'une force irr?sistible, ne s'aper?oivent et ne s'entendent que dans le demi-jour et le recueillement des heures tranquilles de la vie.

Lorsqu'Ulysse et N?optol?me viennent demander ? Philoct?te les armes d'Hercule, leur action en elle-m?me est aussi simple et aussi indiff?rente que celle d'un homme de nos jours qui entre dans une maison pour y visiter un malade, d'un voyageur qui frappe ? la porte d'une auberge ou d'une m?re qui attend au coin du feu le retour de son enfant. Sophocle marque en passant d'un trait rapide le caract?re de ses h?ros. Mais ne peut-on pas affirmer que l'int?r?t principal de la trag?die ne se trouve pas dans la lutte qu'on y voit entre l'habilet? et la loyaut?, entre le d?sir de la patrie, la rancune et l'ent?tement de l'orgueil? Il y a autre chose; et c'est l'existence sup?rieure de l'homme qu'il s'agit de faire voir. Le po?te ajoute ? la vie ordinaire un je ne sais quoi qui est le secret des po?tes, et tout ? coup elle appara?t dans sa prodigieuse grandeur, dans sa soumission aux puissances inconnues, dans ses relations qui ne finissent pas, et dans sa mis?re solennelle. Un chimiste laisse tomber quelques gouttes myst?rieuses dans un vase qui ne semble contenir que de l'eau claire: et aussit?t un monde de cristaux s'?l?ve jusqu'aux bords et nous r?v?le ce qu'il y avait en suspens dans ce vase, o? nos yeux incomplets n'avaient rien aper?u. Ainsi dans Philoct?te, il semble que la petite psychologie des trois personnages principaux ne forme que les parois du vase qui contient l'eau claire, qui est la vie ordinaire dans laquelle le po?te va laisser tomber les gouttes r?v?latrices de son g?nie...

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