Read Ebook: Mélusine Nouvelle édition conforme à celle de 1478 revue et corrigée by Jean D Arras Active Th Century Brunet Charles Author Of Introduction Etc
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Ebook has 356 lines and 131660 words, and 8 pages
Contributor: Charles Brunet
MELUSINE
PAR JEHAN D'ARRAS
Nouvelle ?dition, conforme ? celle de 1478 revue et corrig?e
AVEC UNE PR?FACE PAR M. CH. BRUNET Inspecteur g?n?ral Chef de bureau au Minist?re de l'Int?rieur
A PARIS Chez P. Jannet, Libraire
MDCCCLIV
Paris. Imprimerie Guiraudet et Jouaust, 338, r. S.-Honor?.
PR?FACE.
Nous ajouterons que l'?dition de 1478 contient le plus ancien texte connu, et qu'elle renferme une partie des prouesses de Geoffroy ? la Grant Dent, qui ne se trouvent pas dans toutes les autres ?ditions.
D'apr?s cette relation, un chevalier anglais fait des prodiges de valeur pour conqu?rir le tr?sor, mais il succombe dans son entreprise parce qu'il n'est pas de la lign?e: Godefroy ? la Grant Dent, qui apprend cette aventure, veut entreprendre la conqu?te du tr?sor, mais, d?j? ?g?, il tombe malade et meurt.
Le livre imprim? par Steinschaber est rempli de fautes typographiques: nous avons t?ch? de les faire dispara?tre. Nous avons, en outre, ponctu? et accentu? l'ouvrage, qui, sans cette addition, serait parfois difficile ? comprendre. Mais nous avons pouss? le respect du texte jusqu'? conserver l'orthographe de certains mots ?crits de diverses mani?res, bien que nous eussions pu, sans scrupule, consid?rer ces orthographes diff?rentes comme des erreurs de typographie.
Sauf les corrections que nous venons d'indiquer, la nouvelle ?dition est la reproduction exacte du texte de celle de 1478.
MELUSINE
En toutes oeuvres commencer on doibt tout premierement appeller le nom du createur des creatures, qui est vray maistre de toutes choses faictes et ? faire qui doibvent aulcunement tendre ? perfection de bien. Pour ce, au commencement de ceste histoire presente, combien que je ne soye pas digne de la requerir, supplie tresdevotement ? sa haulte digne majest? que ceste presente histoire me aide ? achever et parfaire ? sa gloire et louange, et au plaisir de mon treshault puissant et doubt? seigneur Jehan, filz du roy de France, duc de Berry et d'Auvergne; laquelle histoire j'ay commenc? selon les vraies croniques que j'ay heues comme de luy et du conte de Salebri en Angleterre, et pluiseurs autres livres qu'ils ont cherchez pour ce faire; et pour ce que sa noble seur Marie, fille de Jehan, roy de France, duchesse de Bar, avoit suppli? ? mon dit seigneur d'avoir ladicte histoire; lequel, en faveur de ce, a tant fait ? son povoir qu'il a sceu au plus prez de la pure verit?, et m'a command? de faire le traicti? de l'istoire qui ci aprez s'ensuyt; et moy, comme cuer diligent, de mon povre sens et povoir, en ay fait veritablement au plus prez que j'ay peu. Si prie devotement ? mon createur que monseigneur le vueille prendre en gr?, et aussi tous ceulx qui l'orront lire, et que ils me vueillent pardonner se j'ay dit aulcunes choses qu'ilz ne soient ? leur bon gr?. Et commen?ay ceste histoire presente ? mettre aprez le mercredi devant la saint Clement en yver, l'an de grace mil trois cens quatre vingz et sept. Et aussi supplie ? tous qui la liront et orront lire que ils me pardonnent mes faultes se aulcunes en y a, car certainement je l'ay traict? le plus justement que j'ay peu, selon les croniques que je cuide certainement estre vrayes.
Comment ce livre fut faict par le commandement de Jehan, filz du roy de France, duc de Berry et d'Auvergne.
David le proph?te dit que les jugemens et les pugnitions de Dieu sont comme abimes sans fons et sans ripve; et n'est pas saige qui telles choses cuide comprendre en son engin, et cuide que les merveilles qui sont par l'universel monde sont les plus vraies, si, comme on dit des choses que on appelle fa?es et comme est de pluiseurs aultres choses, nous n'avons pas la cognoissance de toutes. Or adoncques la creature ne se doibt pas traveiller par oultrageuse presumption, que le jugement de Dieu vueille comprendre en son entendement, mais doibt-on, en pensant soy esmerveiller de celuy, et en soy merveillant, considerer comment elle puisse dignement et devotement louer et glorifier celuy qui tellement juge et ordonne de telles choses ? son plaisir et vouloir sans contredit.
La creature de Dieu qui est raisonnable doibt moult songneusement entendre, selon que dit Aristote, que les choses qu'il a fait ?? bas et cr?es, par la presence qu'elles ont en elles, certifient estre telles qu'elles sont. Si comme dit saint Pol en l'epistre qu'il fist aux Rommains en disant en ceste mani?re que les choses qu'il a faictes seront sceues et veues par la creature du monde, c'est assavoir par les hommes qui s?avent lire les livres, et adjoustent foy aux acteurs qui ont est? devant nous, quant ? congnoistre et s?avoir les pays, les provinces et les estranges contr?es, les diverses terres et royaulmes visiter, ont trouv? de tant de diverses merveilles selon commune estimation et si tresnoble, que l'umain entendement est contraint de Dieu que ainsi qu'il est sans ripve ne sans fons. Et ainsi sont les choses merveilleuses en tant de divers pays, selon les diverses natures qui saulve leur jugement. Je cuide que oncques homme se Adam n'eut parfaicte congnoissance des choses invisibles de Dieu; pour quoy me pense de jour en jour prouffiter en science et en ouyr et veoir pluiseurs choses que on ne croit estre veritables; lesquelles se elles le sont en ces termes cy je vous metz en avant, pour les grans merveilles qui sont contenues en ceste presente histoire, dont je vous pense atraicter au plaisir de Dieu et au commandement de mondit trespuissant et noble seigneur.
Laissons ? present les acteurs en paix, et retournons veritablement ? ce que nous avons ouy dire et racompter ? nos anciens, et que cestuy jour nous avons ouy dire que du pais de Poetou on y a veu de fait, pour coulourer nostre histoire ? estre vraie comme nous le tenons, et de la demonstrer et publier par les vraies croniques nous l'entendons. Nous avons oy racompter ? nos anciens que en pluiseurs parties sont apparus ? pluiseurs tresfamilierement pluiseurs mani?res de choses, lesquelles les ungz appeloient luytons, les autres fa?es, et les aultres bonnes dames, et vont de nuyt et entrent ?s maisons sans huys rompre et ouvrir, et ostent et emportent aulcunesfois les enfans des berceaux, et aulcunesfois ilz leur destournent leur memoire, et aucunesfois ilz les brulent au feu. Et quant ilz s'enpartent ilz les laissent aussi sains comme devant; et aulcuns donnent grant heur en cestuy monde; et encore dit iceluy Gervaise que aulcunes aultres fantaisies s'aparent de nuyt ? pluiseurs, en divers lieux, en guise de femme ? face rid?e, de basse et petite stature, et font tantost les bessours de nuyt ?s hostelz liberalement, et ne faisoient aulcun mal. Et aussi dit que pour certain il avoit en son temps ung ancien amy qui estoit viel homme qui racomptoit pour verit? qu'il avoit veu en son temps pluiseurs fois de telles choses. Et dit encore ledit Gervaise que les dites fa?es se mettoient en guise de tresbelles femmes, et en ont eu aulcunes fois pluiseurs hommes aulcunes pens?es, et ont prins ? femmes moiennant aulcunes convenances qu'ilz leur faisoient jurer; les ungz qu'ilz ne verroient jamais l'ung l'aultre; que le samedi ilz ne les enquerroient que elles seroient devenues en aulcunes manieres; les autres que se elles avoient enfans, que leurs maris ne les verroient jamais en leurs gessines. Tant qu'ilz leur tenoient leur convenance, ilz estoient en audience et prosperit?, et si tost qu'ilz deffailoient en celle convenance, ilz decheoient de tout leur bonheur. Et ces choses advenues d'avoir enfraint leurs convenances, les aultres se convertissoient en serpens en pluiseurs jours. Et plus dit ledit Gervaise qu'il croit que ce soit pour aulcuns meffais estre fais en la desplaisance de Dieu, pour quoy il les pugnit si secretement et si merveilleusement, dont nul n'a parfaictement congnoissance, fors luy tant seullement. Et pour ce compte, il dit les secrez de Dieu abismes sans fons et sans ripve; car nul parfaictement ne scet riens au regard de luy, combien que aulcune fois de sa provision sont toutes choses sceues, non pas par ung seul, mais par pluiseurs. Or voit-on souvent que quant l'omme n'aura issu de sa contr?e, non obstant qu'il ait veu de merveilleuses choses veritables qui sont prez de ses contr?es et regions, que pourtant jamais ne vouldroit croire pour le dire ne ouyr se de fait ne le veoit; mais quant de moy qui n'ay est? guaires loing ay veu des choses que pluiseurs ne pourroient croire se ils ne le veoient. Avec ce dit ledit Gervaise et met exemple d'ung chevalier nomm? messire Rocher du chasteau Roussel, en la province d'Acy, qui trouva d'aventure sur le serain une fa?e en une prairie, et la vouloit avoir ? femme; et de fait elle si consentit par telle convenance que jamais il ne la verroit nue; et furent long temps ensamble, et cressoit le chevalier de jour en jour en prosperit?. Or advint grant temps aprez que il vouloit veoir la dicte fa?e, et tant que ladicte fa?e bouta sa teste dedens l'eaue, et devint serpent; et oncques puys ne fut veue. Et depuis le chevalier de jour en jour peu ? peu commen?a ? decliner de toutes ses prosperit?z et de toutes choses. Je ne vous veulx plus faire de proverbes ne d'exemples; et ce que j'en ay fait si est pour ce que je entens ? traicter comme la noble fortresse de Lusignen fut fond?e par une fa?e, et la mani?re comment, selon la juste cronique et vraie histoire, sans appliquier nulle chose quelconque qui ne soit veritable et juste et de la propre mat?re. Et me orrez dire de la noble lign?e qui en est issue, qui regnera toujours jusques ? la fin du monde, selon ce qu'il appert qu'elle a toujours regn? jusques ? present. Mais pour ce que j'ay premierement commenc? ? traicter des fa?es, je vous diray dont celle fa?e vint qui fonda la noble place et fortresse de Lusignen dessusdit.
Cy apr?s s'ensuyvent les noms et les estas des enfants qui furent au mariage de Raimondin et de Melusine. Et premierement en saillit le roy Urian qui regna en Chippre, et le roy Guion qui regna moult puissamment en Armenie; item le roy Regnauld qui regna moult puissamment en Behaigne; item Anthoine qui fut duc de Lucembourg; item Raimond qui fut conte de Foretz; item Geuffroy au Grant Dent qui fut seigneur de Lusignen; item en saillit Thieri qui fut seigneur de Parthenay; item Froimond qui fut moynne de Mailli?res, lequel Geuffroy au Grant Dent ardit l'abbaye et l'abb? avecq cent religieulx.
Il est vray qu'il y eut ung roy en Albanie qui fut moult vaillant homme, et dist l'istoire qu'il eut de sa premi?re femme pluiseurs enfans, dont dist l'istoire que Mathathas, qui fut p?re de Florimont, qui fut son premier filz, et ce roy eut nom Elinas, et fut moult puissant et preus chevalier de la main. Et advint que, apr?s le trespas de sa femme, il chassoit en une forest prez de la marine, en laquelle avoit une moult belle fontaine, et en ung mouvement prinst si grant soif au roi Thiaus de boire de l'eaue, et adonc tourna son chemin vers ladicte fontaine, et quant il approucha la fontaine, il ouyt une voix qui chantoit si melodieusement qu'il ne cuida pas pour vray que ce ne fut voix angelique; mais il entendit assez pour la grand doulceur de la voix que c'estoit voix de femme. Adonc descendit de dessus son chevau, affin qu'il ne fist trop grant effroy, et l'atacha ? une branche et s'en alla peu ? peu vers la fontaine le plus couvertement qu'il peut; et quant il approucha la fontaine, il vit la plus belle dame que il eut oncques veue en jour de sa vie, ? son advis. Lors s'en arresta tout esbahi de la beault? qu'il appercevoit en celle dame qui tousjours chantoit si melodieusement que oncques seraine ne chanta si melodieusement ne si doulcement; et ainsi il s'arresta tant pour la beault? de la dame que pour sa doulce voix et son chant, et se mucha le mieulx qu'il peut dessoubz les feulles des arbres, affin que la dame ne l'apperceut, et oublia toute la chasse et la soif qu'il avoit par avant, et commen?a ? penser au chant et ? la beault? de la dame, tellement qu'il fut ravy et ne sceut se il estoit jour ou nuyt, et ne s?avoit s'il dormoit ou veilloit.
Ainsi que vous pourrez ouyr fut le roy Elinas si abus? tant du tresdoulx chant comme de la beault? de la dame, que il ne s?avoit se il dormoit ou s'il veilloit; car tousjours chantoit si melodieusement que c'estoit une melodieuse chose ? oyr. Adonc le roy Thiaus fut si abus? qu'il ne luy souvenoit de nulle chose du monde, fors tant seullement qu'il oyoit et veoit ladicte dame, et demoura l? grant temps; lors vindrent deux de ses chiens courans qui luy firent grant feste, et il tressaillit comme ung homme qui vient de dormir, et adoncques lui souvint de la chasse et si grant soif que, sans avoir advis ne mesure, il s'en alla sur le bort de la fontaine et print le bassin qui pendoit sur laditte fontaine et beut de l'eaue; et lors regarda la dame qui eut laiss? le chanter, et la salua treshumblement en luy portant le plus grand honneur qu'il peut. Adonc elle, qui s?avoit moult de bien et d'onneur, lui respondit moult gracieusement. Dame, dist le roy Thiaus, par vostre courtoisie ne vous vueille desplaire se je vous ay requis de vostre estat et de vostre estre et qui vous estes; car la cause qui ? ce me meut elle est telle que je vous diray. Treschi?re dame, plaise vous s?avoir que je s?ay et congnois tant de l'estre de cestuy pays et d'environ, que de quatre ? cincq lieues n'y a nul meschant chasteau ne forteresse que je ne sache, except? celle dont huy matin m'en suys parti, qui est environ ? deux lieues d'icy, et que je ne congnoisses les seigneurs et dames, et quieulx ilz sont, et pour ce je m'esmerveille dont une si belle et si gente dame comme vous estes peut estre venue si despourveue de compaignie; et pour Dieu pardonnez-moy, car c'est ? moi grant oultraige de l'enquerre; mais le grand desir m'a enhardy et donn? couraige de ainsi le faire.
Syre chevalier, dist la dame, il n'y a point d'oultraige, mais vient de grant courtoisie et honneur; et sachiez, sire chevalier, que je ne seray pas longuement seule quant il me plaira; mais j'en ay envoi? o? je me devisoie comme vous avez ouy. Lors vient ? ce parler ung varlet bien abilli? mont? sur ung grant courcier, et menoit en destre ung palefroy se richement enharnaci? que le roy Elinas fut moult esbahi du noble atour et de la richesse que il vit entour ledit pallefroy, et dist en soy mesmes qu'il n'avoit oncques veu si riche pallefroy ne atour. Adoncques le varlet dist ? la dame: Madame, il est temps de vous en venir quant il vous plaira; et elle prestement va dire: De par Dieu; puis dist au roy: Sire chevalier, ? Dieu vous comment, et grant mercis de vostre courtoisie. Adoncques elle s'en alla au palefroy pour monter, et le roy s'avanca et lui aida ? monter moult doulcement; et elle le mercia et s'enpartist; et le roy vint ? son chevau et monta. Lors vindrent ses gens qui le querroient, et luy disdrent qu'ilz avoient pris le cerf, et le roy leur dist: Ce me plaist. Lors commen?a ? penser en la beault? de la dame, et la print si fort ? amer qu'il ne sceut quelle contenance prendre, et dist ? ses gens: Allez vous-en devant, je vous suivray tantost; et s'en all?rent, et bien apperceurent que le roy avoit trouv? quelque chose. Et ? tant s'en departirent de luy, car ilz ne luy os?rent contredire; et adonc le roy tourne le frain de son chevau, et s'en alla aprez tout hastivement par le chemin qu'il avoit veu la dame aller.
L'ystoire nous racompte que tant suyvit le roy Elinas la dame, qu'il la trouva en une forestz o? il y avait grant foison d'arbres haultz et drois; et estoit en la saison que le temps est doulx et gracieux; et le lieu de la forestz estoit moult delectable. Et quant la dame ouyt le fray du chevau du roy Elinas qui venoit grant erre, elle dist ? son varlet: Arrestons-nous et attendons ce chevalier, car je crois qu'il nous vient dire une partie de sa voulent? dont il n'estoit pas pour lors advis?; car nous l'avons veu monter fort pensif. Dame, dist le varlet, ? vostre plaisir. A tant vint le roy qu'il arriva d'encoste la dame comme se il ne l'avoit oncques veue, et la salua moult effreement, car il estoit si surpris de s'amour qu'il ne s?avoit nulle contenance faire. Adoncques la dame, qui congneut assez que c'estoit et qu'il adviendroit ? son entreprise, luy dit: Roy Elinas, que vas-tu querant aprez moy si hastivement? Emport?-je riens du tien? Et quant le roy se ouyt nommer, il fut moult esbahi, car il ne congnoissoit point celle qui parloit ? luy; et neantmoins il luy respondit: Ma chi?re dame, du mien n'emportez riens, fors tant seullement que vous passez parmy mon pays, et est grant vilonnie ? moy, puys que vous estes estrangi?re, que je ne vous passe moult hounourablement parmy mon pays, ce que je feroie moult voulentiers se je fusse en lieu propice pour ce faire. Adoncques, respondit la dame, roy Elinas, je vous tiens pour excus?, et vous prie que se vous ne nous voulez aultre chose, que vous ne laissez ja de vous en retourner pour ceste cause. Lors respondit le roy: aultre chose je quiers, dame. Et quoy, dist-elle, dictes-le-moy hardiement. Ma treschi?re dame, puysqu'il vous plait, je vous le diray. Je desire tant que nulle chose du monde ? avoir vostre bonne amour et vostre bonne grace. Par ma foy, dist-elle, roy Elinas, ? ce n'avez-vous riens failly; mais que vous n'y pensez que tout honneur, car ja homme n'aura m'amour en sa ventance. Ha, ma treschi?re dame, je ne pense en nul cas deshoneste. Adoncques vit la dame qu'il estoit empris de son amour, et luy dist: Se me voulez prendre en femme par foy, par la foy de mariage, ensamble que vous ne metterez ja paine de me veoir en ma gessine, ne ne ferez par voie quelconque que vous m'y voiez; et se ainsi le voulez faire, je suys celle qui obeiray ? vous ainsi comme femme doibt obeir ? son mari. Lors le roy luy va jurer: ainsi le vous feray-je. Sans long parlement ilz furent espousez et men?rent longuement bonne vie ensemble. Mais le pays du roy Elinas estoit moult esbahi que celle dame estoit, combien qu'elle gouvernoit bien ? droit saigement et vaillamment. Mais Nathas, qui estoit filz du roy Elinas, la haioit trop. Si advint qu'elle fut en gessine de trois filles, et les porta bien et gracieusement son temps, et les delivra au jour qu'il appartenoit. La premi?re n?e eut nom Melusine; la seconde Melior; et la tierce Palatine. Le roy Elinas n'estoit pas lors pr?sent en ce lieu, et le roi Nathas y estoit, et regarda ces trois seurs qui estoient si belles que c'estoit merveilles. Adoncques il s'en alla par devers le roy son p?re et luy dist ainsi: Sire, ma dame la royne Pressine vostre femme vous a port? les trois plus belles filles qui oncques furent veues; venez les veoir. Adoncques le roy Elinas, auquel ne souvenoit de la promesse qu'il avoit faicte ? Pressine sa femme, dit: beau filz, si feray-je, et s'en vint apertement et entra en la chambre o? Pressine baignoit ses trois filles. Et quant il les vit il dist en ceste mani?re: Dieu benoit la m?re et les filles, et eut moult grant joye. Et quant Pressine l'ouyt, elle luy respondit: Faulx roy, tu as failly ton convenant, dont moult grant mal il vous viendra, et m'as perdue ? toujoursmais; et s?ay bien que c'est pour ton filz Nathas, et me fault partir de vous soudainement, mais encore seray-je veng?e de vostre filz par ma seur et compaigne madame de l'Isle-Perdue; et ces choses dictes print ses trois filles et s'en alla ? tout icelles, et oncques puis ne fut veue au pays.
L'istoire nous dit que quant le roy Elinas eut perdu Pressine sa femme et ses trois filles, qu'il fut si esbahi qu'il ne sceut que faire ne que dire; mais fut par l'espace de sept ans qu'il ne faisoit que se plaindre, et gemir, et soupirer, et faire tousjours griefs plains et piteuses lamentations pour l'amour de Pressine sa femme qu'il amoit de leal amour; et disoit le peuple de son pays qu'il estoit assot?; de fait ilz donn?rent le gouvernement ? son filz Nathas, qui se gouverna vaillamment et tint son p?re en grant charit?. Adoncques les barons d'Albanie luy donn?rent ? femme une gentyfemme qui estoit dame Dicris; et de ces deux issist Florimont dont dessus est faicte mention, qui depuys moult grant paine prenoit et traveillait. Toutesfois nostre histoire n'est pas entreprise pour luy, et pour ce nous nous en taisons sans plus parler, et retournerons ? nostre histoire.
L'histoire dit que quand Pressine s'en partist ? tout ses trois filles, elle s'en alla en Avalon, nomm?e l'Isle-Perdue, pour ce que nul homme, tant y eut est? de foys, n'y saroit jamais rassener, sinon de grant adventure; et illec nourrit ses trois filles jusques en l'aaige de quinze ans, et les menoit tous les matins sur une montaigne haulte, laquelle estoit nomm?e, comme l'istoire dit et racompte, Elin?os, qui vault ? dire en fran?oys autant comme montaigne florie; car de l? elle veoit assez la terre de Ybernie; et puys disoit ? ses trois filles, en plourant et en gemissant: Mes filles, ve?s l? le pays o? fustes n?es et o? eussiez eu vostre bien et honneur se ne fut le dommaige de vostre p?re, qui vous et moy a mis en griefve mis?re sans fin jusques au jour du jugement de Dieu qui pugnira les mauvais et exaucera les bons en leurs vertus.
Melusine, la premi?re fille, luy demanda: Quelle faulcet? vous a fait nostre p?re pour quoy avons ceste griefvet?? Adoncques la dame leur commen?a ? racompter toute la mani?re du fait ainsi comme vous avez ouy racompter par avant. Et lors quant Melusine eut ouy sa m?re racompter le faict, elle remist sa m?re en aultres parolles en luy demandant l'ettre du pays, les noms des villes et des chasteaux d'Albanie; et en racomptant ces choses, elles descendirent ensamble de la montaigne, et s'en revindrent en l'isle d'Avalon. Et adonc Melusine tira ? part ses deux seurs, c'est assavoir Melior et Palatine, et leur dist en ceste mani?re: Mes chi?res seurs, or regardons la mis?re o? nostre p?re a mis nostre m?re et nous, qui eussions est? en si grant aise et si grant honneur en nostre vie; que vous est il advis qu'il en soit bon de faire? car quant de moy je m'en pense vengier; et ainsi que petit solas a imp?tr? ? nostre m?re par sa faulcet?, aussi peu de joye lui pens?-je faire. Adoncques les deux seurs luy respondirent en ceste mani?re: Vous estes nostre aisn?e seur, nous vous suivrons et obeirons en tout ce que vous en vouldrez faire et ordonner. Et Melusine leur dist: Vous monstrez bonne amour et d'estre bonnes filles et leales ? nostre m?re, car par ma foy c'est tresbien dit. Et j'ay advis? s'il vous semble bon que nous l'enclorons en la haulte montaigne de Northumbelande nomm?e Brumbelioys, et en celle mis?re sera toute sa vie. Ma seur, dist lors chascune, or nous delivrons de ce faire, car nous avons grant d?sir que nostre m?re soit veng?e de la desleault? que nostre p?re luy a fait. Adoncques firent tant les trois filles que par leur faulce condition elles prindrent leur p?re et l'enclouirent en ladicte montaigne. Et apr?s que ce fut fait, elles revindrent ? leur m?re, et lui disdrent en telle mani?re: M?re, ne vous doibt challoir de la desleault? que nostre p?re vous a fait, car il en a son paiement; car jamais ne iscera ne partira de la montaigne de Brumbelioys o? nous l'avons enclos; et l? il usera sa vie et son temps en grant douleur. Ha, ha, va dire adoncques leur m?re Pressine, comment l'avez os? faire, mauvaises filles et dures de cuer? vous avez tresmal fait quant celluy qui vous a engendr?es vous avez ainsi pugni par vostre orgueilleux couraige; car c'estoit celluy o? je prenoie toute la plaisance que j'avoie en ce mortel monde, et vous me l'avez tolu. Si sachiez que je vous pugniray bien du m?rite selon la desserte. Toy, Melusine, qui es la plus ancienne, et qui de toutes deusse estre la plus congnoissant, et tout ce est venu par toy, car je s?ay bien que ceste charte a est? donn?e par toy ? ton p?re, et pour ce tu en seras la premi?re pugnie; car non obstant la verit? du germe de ton p?re, toy et tes seurs eut attrait avec soy, et eussiez bien briefment est? hors des mains de l'adventure de japhes et des fa?es, sans y retourner jamais; et desoresmais je te donne le don que tu seras tous les samedis serpent des le nombril en abas, mais se tu trouvez homme qui te vueille prendre en espouse, et qu'il te promette que jamais le samedi ne te verra ne descelera ne revelera ou dira ? personne quelconques, tu vivras ton cours naturel et morras comme femme naturelle, et de toy viendra moult noble lign?e qui sera grande et de haulte proesse; et par adventure si tu estoies decell?e de ton mary, sachies que tu retourneroyes au tourment auquel tu estoies par avant, et seras tousjours sans fin jusques ? tant que le treshault juge tiendra son jugement, et toy apperras par trois jours devant la fortresse que tu feras et que tu nommeras de ton nom, quant elle devra muer seigneur; et par le cas pareil aussi quant ung homme de ta lign?e devra morir. Et tu, Melior, je te donne en la grant Armenie ung chastel bel et riche o? tu garderas un esparvier jusques ? tant que le maistre tiendra son jugement; et tous nobles chevaliers de noble lign?e qui y vouldront aller veillier la surveille, la veille, le XX jour de juing sans sommeiller, auront ung don de toy des choses que on peut avoir corporellement, c'est assavoir des choses terriennes; sans point demander ton corps ne t'amour pour mariage ne aultrement; et tous ceulx qui te vouldront demander sans eulx vouloir deporter, seront infortunez jusques ? la neufiesme lign?e, et seront dechassez de tout en tout de leurs prosperitez. Et tu, Palatine, seras enclose en la montaigne de Guigo ? tout le tr?sor de ton p?re, jusques ? tant que ung chevalier viendra de vostre lignee, lequel aura tout celuy tresor et en aidera ? conquerre la terre de promission et te delivrera de l?. Adoncques furent ces trois filles moult doulentes, et atant s'en departirent de leur m?re. Et s'en alla Melusine parmy la grand forest et bocage; Melior aussi se departit, et s'en alla au chasteau de Lesprevier en la grand Armenie; et Palatine aussi s'en partit pour aller en la montaigne de Guigo o? pluiseurs luy ont veu?, et moy de mes oreilles le ouy dire au roy d'Arragon et ? pluiseurs aultres de son pays et de son royaulme. Et ne vous veuille desplaire se je vous ay ceste adventure racompt?e, car c'est pour plus adjouster de foy et verifier l'istoire o? desorenavant je vueil entrer en la mati?re de la vraye histoire. Mais avant je vous diray comment le roy Elinas fina ses jours en cest siecle, et comment Pressine sa femme l'ensepvelist dedens la dicte montaigne en ung moult noble sercueil, comme tous orrez cy aprez.
Long temps fut le roy Elinas en la montaigne, et tant que la mort qui tous affine le prinst. Adoncques vint Pressine sa femme et l'ensepvelist en une si noble tombe, que nul ne vit oncques si noble ne si riche; et avoit en la chambre tant de richesses que c'estoit sans comparation. Et y sont candelabres d'or, et y a pierres precieuses, et aussi torches et chandelliers et lampes qui y ardent nuyt et jour; et au piet de la tombe mist une image de albastre de son hault et de sa figure, si belle que plus ne pourroit estre; et tenoit la dicte image un tablier dor? auquel l'adventure dessusdicte estoit escripte; et l? establit ung gayant qui gardoit celluy image, lequel gayant estoit moult fier et horrible, et tout le pays tenoit en subjection et patis; et aussi le tindrent apr?s luy pluiseurs gayans, jusques ? la venue de Geuffroy ? la grant dent; de quoy vous orrez cy aprez parler. Or avez ouy parler du roy Elinas et de Pressine sa femme; si vous vueil doresnavant commencer la v?rit? et l'histoire des merveilles du noble chasteau de Lusignen en Poitou, et pour quoy et par quelle mani?re il fut fond?.
L'histoire nous racompte qu'il y eut jadis en la brute Bretaigne ung noble homme, lequel eut riot avecq le nepveu du roy des Bretons; et de fait il n'osa plus demourer au pays, mais prist tot sa finance et s'en alla hors du pays par les haultes forestz et les haultes montaignes; et si, comme racompte l'histoire, il trouva ung jour sur une fontaine une belle dame qui lui dist toute son adventure, et finablement ilz s'amour?rent l'ung de l'aultre, et lui fist la dame moult de confort, et commenc?rent en leur pays, qui estoit desert, bastir et fonder pluiseurs villes et fortresses et grans habitations; et fut le pays en brief temps assez bien peupl?; et appell?rent le pays Foretz, pour ce qu'ilz le trouv?rent plain de bocages; et encores au jourduy est appell?e. Or advint que entre le chevalier et la dame eut discort, je ne s?ay pas bonnement comment ne pourquoy; elle se departist tout soudainement d'avec luy, dont le chevalier fut moult doulent, et non obstant ce il croissait tousjours en grant honneur et en grant prosperit?. Or advint que les nobles de son pays le pourveurent d'une gentille dame qui estoit seur au conte de Poitiers qui regnoit pour le temps, et eut d'elle pluiseurs enfans masles, entre lesquieulx il en y eut ung, c'est assavoir le tiers, qui fut appell? Raimondin, qui estoit bel, gent et gracieux, et moult actentif, soubtil et intellectif en toutes choses, et en icelluy temps ledit Ramondin povoit avoir .xiiii. ans.
Comment le conte de Poetiers manda le conte de Forestz de venir ? la feste qu'il faisoit pour son filz.
Le conte de Poetiers tint une moult grand feste pour ung filz que il avoit et vouloit faire chevalier, et n'avoit que celluy et une moult belle fille qui fut nomm?e en son propre nom Blanche, et le filz estoit appel? Bertrand. Adoncques le conte Emery manda moult belle compaignie pour l'amour de la chevalerie de son filz, et entre les autres manda au conte de Forestz qu'il venist ? la feste, et qu'il amenast trois de ses enfans les plus aag?s, car il les vouloit veoir. Adoncques le conte de Forestz alla ? son mandement le plus honnourablement qu'il peut, et y mena trois de ses enfans. La feste fut moult grande, et d'icelle furent faitz pluiseurs chevaliers pour l'amour de Bertrand, filz du conte de Poetiers, qui fut fait chevalier; et aussi fut fait le aisn? du conte de Forestz, et il jousta moult bel et bien; et fut la feste continu?e par huit jours, et fist le conte de Poetiers moult beaulx dons.
Comment le conte de Poetiers demanda au conte de Forestz d'avoir Raimondin, lequel luy accorda.
Et au departir de la feste le conte de Poetiers demanda au conte de Forestz qu'il lui laissast Raimondin son nepveu, et qu'il ne luy chaussist jamais de luy, car il le pourvoiroit bien. Et le conte luy ottroia; et demoura ledit Raimondin avec le conte de Poetiers son oncle, qui bien l'ama; et aussi s'en partist la feste moult honnourablement et amoureusement. Et cy s'en taist l'istoire de parler du conte de Forestz qui s'en alla luy et ses deux enfans et toute sa compaignie qu'il avoit amen? avec luy, et commence nostre histoire ? proceder avant et ? parler du conte Aimery et de Raimondin.
L'istoire nous certiffie, et aussi les aultres vrayes croniques, que celluy conte Aimery fut grant p?re sainct Guillanen qui fust conte et delaissa possessions mondaines pour servir nostre createur, et se mist en l'ordre et religion des Blancs-Manteaulx; et de ce ne vous veulz-je faire grand location, mais veulz proc?der avant en nostre histoire et parler du conte Aimery et de nostre vraie histoire et mat?re. Et l'istoire nous dit que celluy conte fut merveilleusement vaillant chevalier, et qu'il aima toujours noblesse, et fut le plus saige en astronomie qui fust en son temps n? depuys Aristote. En celluy temps que le conte Aimery regna, l'istoire nous monstre que de moult de sciences estoit plain, et specialement de la science d'astronomie, comme j'ay dessus dit; et sachiez que il aimoit tant Raimondin que plus ne povoit, et aussi faisoit l'enfant luy, et s'effor?oit moult de servir le conte son oncle, et de luy faire plaisir en toutes mani?res. Or est bien vray que le conte avoit moult de chiens, oyseaux, braches, levriers, chiens courans et limiers braconniers, oyseaulx de proye et chiens de grosse chasse de toute mani?res. Advint, si comme l'istoire dit, que l'ung des forestiers vint denoncier que en la forest de Colombiers avoit le plus merveilleux porc que on eust de longtemps veu, et que ce doibt estre le plus beau deduit que on eut pie?a veu. Par ma foy, dist le conte, il me plaist bien; faictes que les veneurs et les chiens soient prestz demain, et nous irons ? la chasse. Monseigneur, dist le forestier, ? vostre plaisir; et tout ainsi s'en partist du conte, et apresta tout ce qu'il apartenoit ? la chasse et pour chasser ? l'eure qu'il avoit ordonn?e.
Comment le conte alla chasser, et Raimondin avecques luy.
Et quand le jour fut venu, le conte Aimery se partist de Poetiers, et avec luy grand foison de barons et de chevaliers; et estoit Raimondin au plus prez de luy, mont? sur ung grant courcier, l'esp?e ?aincte et l'espieu sur le col. Et eulx venus en la forest, tantost encommenc?rent ? chasser, et fut trouv? le porc, qui estoit fier et orgueilleux, et devoura pluiseurs allans et levriers, et prinst son cours parmy la forest, car il estoit fort eschauff?; et on commen?a ? le sievre grant erre; mais le porc ne doubtoit riens, mais se mouvoit en tel estat qu'il n'y avoit si hardi chien ne levrier qui l'osast attendre, ne se hardi veneur qui l'osast enferrer. Adoncques vindrent chevaliers et escuiers, mais il n'y avoit nul si hardi qui osast mettre piet en terre pour l'enferrer. Adonc vint le conte, qui cria ? haulte voix en disant: Et comment, ce filz de truye nous esbahira-il tant que nous sommes? Lors quant Raimondin ouyt ainsi parler son oncle, si eut grant vergongne, et descent de dessus le courcier ? terre, l'esp?e au poing, et s'en alla vistement vers le porc, et le ferit ung coup par grand hayne, et le porc se tire ? luy et le fist cheoir ? genoulx; mais tantost il ressaulte comme preus et hardi et vite, et le cuida enferrer; mais le porc s'enfuyt et commen?a ? courir par telle mani?re qu'il n'y eut oncques chevalier ne chien qui n'y perdit la veue et la trasse, fors seullement le conte et Raimondin son neveu, qui estoit remont? et le suivoit si asprement devant le conte et les aultres que le conte en avoit tresgrant paour que le porc ne l'afolast, et lui cria ? haulte voix: Beau nepveu, laisse ceste chasse; que mauldit soit celluy qui le nous annon?a; car se ce filz de truye vous affolle jamais je n'auray joye en mon cuer. Mais Raimondin, qui estoit eschauff?, ne reputoit pas sa vie, ne fortune bonne ne mauvaise qui lui advint, le suyvoit toujours moult asprement, car il estoit bien mont?; et tousjours le suyvoit le conte ? traces qu'il avoit veues. Que vous vauldroit de ce tenir long parler? Tous les chevaux commenc?rent ? eschauffer et ? demourer derri?re, fors seullement le conte et Raimondin; et tant chass?rent qu'il fut obscure nuyt. Adoncques s'arrest?rent le conte et Raimondin soubz ung grant arbre; lors va dire le conte ? Raimondin: Beau nepveu, nous demourerons icy jusques la lune soit lev?e. Et Raimondin lui va dire: Sire, ce qu'il vous plaira. Adoncques il descendit et prist son fusil et fist du feu. Et tantost aprez, leva la lune belle et cl?re, et aussi les estoilles luysans et cl?res. Adoncques le conte, qui s?avoit moult de l'art d'astronomie, regarda au ciel, et vit les estoilles cl?res et l'air, puys la lune qui estoit moult belle, sans tache, ne nulle obscuret? quelconques. Et adoncques commen?a ? souspirer moult parfondement, et aprez les grans et aigres souspirs qu'il avoit faictz et jettez il disoit en ceste mani?re: Ha, ha, vray Dieu sire, comment sont grandes les merveilles que tu as laiss? cha jus de congnoistre parfaictement les vertus et les natures merveilleuses de pluiseurs et diverses conditions de choses et de leur exp?dition; ce ne pourroit estre parfaictement se tu n'espandoies aulcunement ton s?avoir de ta plaini?re et divine grace, et especialement de ceste merveilleuse adventure que je voy cy presentement ?s estoilles que tu as l? sus assises pour ta haulte science d'astronomie, dont, vray sire, tu m'as prest? une des branches de congnoissance, de quoy je te doibs loer, mercier et gracier du cuer parfait en ta haulte majest? o? nul ne se peut comparer. O vray et hault sire, comment pourroit-ce estre raisonnablement se ce n'estoit en ton horrible jugement, quant ? congnoissance humaine, car nul homme ne pourroit avoir bien pour mal faire, et non obstant je vois bien par la haulte science et aussi de ta saincte grace qui m'as prest? la congnoissance de s?avoir que c'est, et aussi dont je suys moult esmerveill?; commen?a ? souspirer plus parfondement que devant. Adoncques Raimondin, qui avoit alum? le feu et qui avoit ouy en partie ce que le conte Aimery avoit dit, luy dist en ceste mani?re: Monseigneur, le feu est bien alum?; venez vous eschauffer, et je croy que en peu de temps viendront aulcunes nouvelles, car je croy que la venason soit prise; j'ay ouy, ce me semble, bruit de chiens. Par ma foy, dit le conte, il ne m'en est de gaires plus, mais que de ce que je voy; et lors regarda au ciel et souspira plus fort que devant; et Raimondin qui tant l'amoit lui dist: Ha, ha, monseigneur, pour Dieu, laissez la chose ester, car il n'appartient pas ? si haut prince comme vous estes ? mettre cuer de enquerre de tels ars ne de telles choses; car il convient, et sera bien fait, de regracier Dieu qui vous a porveu de si hault et si noble seignourie et possessions terriennes dont vous vous en povez bien passer se il vous plaist, mais de vous y donner couroux ne ennuy pour telles choses qui ne vous peuvent aidier ne nuyre, c'est simplesse ? vous. Ha, ha, fol, dist le conte, si tu s?avoies les grans richesses et merveilleuses adventures que je vois, tu en seroies tout esbahi. Adoncques Raimondin, qui ne pensoit ? nul mal, respondit en ceste mani?re: Mon treschier et doubt? seigneur, plaise vous de le me dire, se c'est chose qui se puisse faire, et aussi se c'est chose que je puisse ou doibve s?avoir. Par Dieu, dist le conte, tu le s?auras, et je vouldrois que Dieu, le monde, ne aultre, ne t'en demandast riens et l'adventure te deut advenir de moy mesmes; car je suys desormais vieul et ay des amis assez pour tenir mes seigneuries; et je t'aime tant que je vouldrois que si grant honneur fut eschu pour toy; et l'adventure si est telle que se ? ceste heure ung subject occisoit son seigneur, que il deviendroit le plus puissant et le plus honnour? que oncques saillist de son lignage; et de luy procederoit si noble lign?e qu'il en seroit mention et ramembrance jusques en la fin du monde; et sachies de certain qu'il est vray. Lors respondist Raimondin qu'il ne pourroit jamais croire que ce fut chose veritable, et contre raison seroit que homme eut bien pour mal faire, ne pour imp?trer telle mortelle tra?son. Or le croy fermement, dist le conte ? Raimondin, que il est ainsi vray comme je te le dis. Par ma foy, dist Raimondin, si ne le croiray-je ja, car ce n'est chose que vous me faciez croire; et lors commenc?rent ? penser moult fort, et adonc oirent au long du bois ung grant effray et derompre les menus ramonceaulx. Adoncques prist Raimondin son esp?e qui estoit ? terre, et aussi le conte tret son esp?e, et attendirent ainsi en pensant longtemps pour s?avoir que c'estoit; et se mirent au devant du feu du cost? o? ilz ouyrent les rames rompre; et en tel estat demour?rent tant qu'ilz virent ung porc sanglier merveilleux et horrible, moult eschauff?, tout droit ? eulx menant les dens. Adoncques va dire Raimondin: Monseigneur, montez sus quelque arbre, que ce sanglier ne vous face mal, et m'en laissez convenir. Par ma foy, dist le conte, j? ne plaise ? Nostre Seigneur que je te laisse ? telle adventure; et quand Raimondin ouy ce, il s'en va mettre au devant du sanglier, l'esp?e au poing, par bonne voulent? de le destruire, et le sanglier se destourna de luy et alla vers le conte. Adonc commence la douleur de Raimondin et le grant heur qui depuys luy advint de ceste tristesse, si comme la vraie histoire le nous racompte.
Comment Raimondin occist le comte de Poetiers, son oncle.
En ceste partie racompte l'istoire que quant Raimondin vint ? l'encontre du sanglier pour le destourner qu'il ne venist sur son seigneur, si tost que le sanglier l'apperceut, il se destourna de sa voie, et s'en va venir vers le conte grant erre; et quant il le vit venir, si regarda devers soy, et vit ung espieu, et bouta son esp?e au fourrel, et prinst l'espieu et le baisse. Et adoncques va venir le sanglier ? luy, et le conte, qui s?avoit moult de la chasse, le va enferrer en lescu de la pointe de l'espieu qui tant fut agu?; mais le cuir du sanglier vira le conte ? terre ? genoux; et adoncques vint Raimondin courant, en empoignant l'esp?e, et cuida ferir le sanglier entre les quatre jambes, et le sanglier estoit cheu ? revers, du coup que le conte luy avoit donn?; et adoncques ataint Raimondin le sanglier du tranchant de l'espieu sur les soyes du dos, car il venoit de grant radeur, et la lumelle de l'espieu eschappa par dessus le dos du porc, et adonc vint le coup et ataint le conte, qui estoit vers? d'autre part ? genoux, parmy le nombril, et le persa de part en part parmy le dos. Ce fait, Raimondin fiert le porc tellement qu'il le mist ? terre tout mort, et puys vint au conte et le cuida soubslever; ce fut pour neant, car il estoit j? tout mort. Adoncques quant Raimondin apperceut la plaie et le sang en saillir, il fut moult merveilleusement courouc?, et commen?a ? crier en plourant et gemissant moult fort et le regarder et plaindre, en faisant les plus grans lamentations que oncques vit homme jour de vie, en disant ainsi: Ha, ha, faulce fortune, comment es-tu perverse que tu m'as fait occire celluy qui parfaictement m'aimoit et qui tant de bien m'avoit fait? he, he, Dieu, p?re tout puissant, o? sera ores le pays o? ce faulx et dur pecheur se pourra tenir; car certes tous ceulx qui orront parler de ceste mesprison me jugeront, et ? bon droit, de mourir de honteuse mort; car plus faulce ne plus mauvaise tra?son ne fist pecheur. Ha, terre, ouvre toy et m'englouti, et me metz avec le plus obscur ange d'enfer qui jadis fut le plus bel des autres, car je l'ay bien desservi. En ceste douleur et tristesse fut Raimondin par longue espace de temps, et fut moult courouc? et pensif, et se advisa en luy mesmes et dist en ceste mani?re: Monseigneur qui l? gist me disoit que, se une telle adventure me venoit, que je seroie le plus honnour? de mon lignage; mais je voys bien tout le contraire, car veritablement je seray le plus maleureux et deshonnour?; car, par ma foy, je l'ay moult bien gaign?, et est bien raison. Or non obstant, puys qu'il ne peut aultrement estre, je me destourneray de ce pays, et m'en iray querir mon adventure telle que Dieu la me vouldra donner en aulcun bon lieu l? o? je pourray amender mon pechi?, se il plait ? Dieu. Adoncques vint Raimondin ? son seigneur, qui estoit tout mort, et le laissa en plourant de si triste cueur, qu'il ne povoit dire ung seul mot pour tout l'or du monde; et tantost qu'il l'eut bais?, il alla mettre le piet en l'estrier, et monta sur son chevau, et se partist tenant son chemin au travers de la forest, moult desconfort?, chevauchant moult fort, et non sachant quelle part, mais ? l'adventure; si grand dueil demenant, qu'il n'est personne au monde qui peut penser ne dire la cincquiesme partie de sa douleur.
Quant Raimondin se partist de son seigneur et l'eut laiss? tout mort en la forest auprez du feu, et le sanglier aussi, il chevaucha tant parmy la haulte forest, menant tel dueil que c'estoit piteuse chose ? ouyr et ? racompter, que il se approucha, environ la minuyt, de une fontaine fa?e nomm?e la fontaine de soif; et aulcuns aultres du pays la nomment la fa?e pour ce que pluiseurs merveilles y estoient pluiseurs fois advenues au temps pass?, et estoit la fontaine en ung fier et merveilleux lieu, et y avoit grant roche audessus de celle fontaine, et au loing de celle fontaine avoit belle prarie prez de la haulte forest. Or est bien vray que la lune luysoit toute cl?re, et le chevau emportoit Raimondin ? son plaisir o? il vouloit aller, car advis n'avoit en luy de aulcune chose, pour la grand desplaisance qu'il avoit en luy mesmes; et neantmoins qu'il dormoit, son chevau l'emporta tant en celluy estat, qu'il approucha la fontaine. Et pour lors sur la fontaine avoit trois dames qui l? s'esbatoient, entre lesquelles en avoit une qui avoit la plus grant auctorit? que les aultres, car elle estoit leur dame; et de ceste vous vueil parler selon que l'istoire racompte.
Comment Raimondin vint ? la fontaigne, o? il trouva Melusine accompaign?e de deux dames.
L'istoire dist que tant porta le chevau Raimondin, ainsi pensif et plein d'ennuy du meschief qui luy estoit advenu, qu'il ne s?avoit o? il estoit, ne o? il alloit, ne en nulle mani?re il ne conduisoit son chevau, mais alloit ? son plaisir, sans ce que il luy tirast point les brides; et Raimondin ne veoit ne entendoit. Et en ce point passa par devant la fontaine o? les dames estoient, sans ce qu'il les veist, et de paour que le chevau eut quant il vit la dame, il eut effroy et emporta Raimondin grant erre. Adoncques elle qui estoit la plus grande dame des aultres dist en ceste maniere: Par foy, celluy qui passe par l? samble estre ung moult gentil homme, et toutesfois il ne le monstre pas; mais il monstre qu'il ait de gentil homme rudesse, quant il passe devant dames ainsi sans les saluer; et tout ce disoit par courtoisie, affin que les aultres ne apperceussent ce ? quoy elle tendoit; car elle s?avoit bien comment il y estoit, comme vous orrez dire en l'istoire cy aprez. Et adonques elle va dire aux aultres: Je le vois faire parler, car il me semble qu'il dorme. Lors se partist elle des aultres, et s'en vint ? Raimondin et prist le frain du chevau et l'arresta en disant en ceste maniere: Par ma foy, sire vassal, il vous vient de grant orgueil ou rudesse de ainsi passer par devant dames sans les saluer, combien que orgueil et rudesse peuvent bien estre ensamble en vous. Et ? tant se tint la dame, et il ne l'ouyt ne entendit, et ne luy sonnoit mot: et elle, comme moult courouc?e, luy dist aultres foys: Et comment, sire musart, estes-vous si despiteux que vous ne daigneri?s respondre ? moy? et encores il ne luy respondist mot. Par ma foy, dist-elle en soy mesmes ainsi, je croy que ce jeune homme dort sur son chevau, ou il est sourt ou muet; mais je croy que je le feray bien parler se il parla oncques. Adoncques elle prist par la main, et tira moult fort en disant en ceste mani?re: Sire vassal, dormez vous? Lors Raimondin fremist aussi comme ung qui s'esveille en sursault, et mist la main ? l'esp?e comme celluy qui cuidoit fermement que les gens du conte son oncle, qu'il avoit laiss? mort en la forest, luy venissent sus; et adoncques la dame apperceut qu'il estoit en tel estat, et sceut bien qu'il ne l'avoit point encores apperceue, et luy va dire tout en riant: Sire vassal, ? qui voulez commencer la bataille? Vos ennemis ne sont pas cy. Et sachi?s, beau sire, que je suys de vostre partie. Et quant Raimondin l'oyt, si la regarda, et apperceut la grant beault? qui estoit en elle, et s'en donna grant merveille; car il luy sembla que oncques m?s si belle n'eut veue. Adoncques Raimondin sauta de dessus son chevau, et s'encline reveramment en disant: Ma treschi?re dame, pardonnez moy mon ignorance et vilonnie que j'ay fait envers vous, car certes j'ay trop mespris, et je ne vous avois ouye ne veue quant vous me tirates par la main; et sachi?s que je pensoie moult fort ? ung mien affaire qui moult me touche au cuer; et je prie ? Dieu devotement que il me doinct grace et puissance de moy amender en vous, et de saillir hors de ceste peine ? mon honneur. Par ma foy, dist la dame, c'est tresbien dit; car ? toutes choses commencer on doibt toujours appeller le nom de Dieu en son aide, et je vous crois bien que vous ne m'avez ouye ne entendue. Mais, beau sire, o? allez-vous ? ceste heure? Dictes le moy, se le povez bonnement descouvrir, et se ne s?avez le chemin, je vous aideray bien ? le tenir, car il n'y a voie ne sentier que je ne sache bien, et de ce vous fiez en moy hardiement. Par ma foy, dist Raimondin, dame, grans mercis de vostre courtoisie; et sachi?s, ma treschi?re dame, puys qu'il fault que je vous le die, j'ay perdu mon grant chemin par la plus grande partie du jour jusques ? maintenant; et encores ne scay-je o? je suys. Adoncques elle vit qu'il se celloit fort d'elle, si luy dist la dame: Par Dieu, beaul amy Raimondin, riens ne vous fault celler, car je s?ay bien comme il vous va. Adoncques quant Raimondin ouyt qu'elle le nommoit par son propre nom, il fut si esbahi, qu'il ne sceut que respondre; et elle, qui moult bien apperceut qu'il estoit honteux de ce qu'elle s?avoit tant de son secret, luy dist en ceste mani?re: Par Dieu, Raimondin, je suys celle, aprez Dieu, qui mieulx te puys conseillier et advancer en ceste mortelle vie; et toutes tes malefices et adversitez fault revertir en bien; riens ne te le vault celler, car je s?ay bien que tu as occis ton seigneur tant de mesprison comme de cas vouluntaire, combien que pour celle heure tu ne le cuidoies pas faire; et je s?ay bien toutes les parolles qu'il te dist par art d'astronomie, dont en son vivant il estoit bien garny. Quant Raimondin ouyt ce, il fut plus esbahi que devant, et luy dist: Treschi?re dame, vous me dictes la verit?, mais je m'esmerveille comment vous le povez si certainement s?avoir, et qui vous l'a sitost annunc?. Et elle luy respondist en telle mani?re: Ne t'en esbahi point, car je s?ay la plaine verit? de ton fait, et ne cuides point que ce soit fantosme ou oeuvre diabolique de moy et mes parolles, car je te certiffie, Raimondin, que je suys de par Dieu, et crois comme bon catholique doibt croire; et sachies que sans moy et mon conseil tu ne peus venir ? fin de ton fait; mais se tu veulz croire fermement toutes les parolles que ton seigneur te dist, elles te seront moult pourfitables ? l'aide de Dieu; et je dis que je te feray le plus grant seigneur qui fut oncques en ton lignage, et le plus grant terrien de tous eulx. Quant Raimondin entendit la promesse, il lui souvint des parolles de son seigneur qu'il luy avoit dictes, et considera en luy mesmes les grans p?rilz o? il estoit, exill?, mort et dechass? de son pais, o? il povoit estre cogneu; il advisa qu'il se metteroit en l'adventure de croire la dame de ce qu'elle luy diroit; car il n'avoit ? passer que une fois le cruel pas de la mort. Si respondist moult humblement en ceste mani?re: Ma treschi?re dame, je vous remercie de la grand promesse que me offrez; car vueillez s?avoir que ce ne demourera pas par moi ? faire ne pour traveil que vous sachez adviser que je ne face vostre plaisir, et tout ce que vous me commanderez, se c'est chose possible ? faire, et que crestien puisse ou doibve faire par honneur. Par ma foy, dist la dame, Raimondin, c'est dit d'ung franc coeur; car je vous diray ne conseilleray chose dont bien ne doibve advenir; mais avant, dist elle, il fault tout premi?rement que vous me promett?s que vous me prendrez tout principalement ? femme, et ne faictes quelconques doubte en moy que je ne soye de par Dieu. Et adoncques Raimondin va dire et jurer en ceste mani?re: Dame, par ma foy, puys que vous me affermez qu'il est ainsi, je feray ? mon povoir tout ce que vous vouldrez et commanderez, et de fait je vous prometz leaulment que ainsi le feray-je. Or Raimondin, dist-elle, il fault que vous jurez aultre chose. Ma dame, quoy plus? Je suys tout prestz, se c'est chose que doibve bonnement faire. Oui, dist-elle, et ne vous peut tourner ? prejudice, mais ? tout bien. Vous me promettez encore, Raimondin, sur tous les sacremens et seremens que ung homme catholique de bonne foy peut faire et doibt jurer, que jamais, tant que seray en vostre compaignie, le jour de samedi vous ne metterez paine ne vous efforcerez en mani?re quelconques de me veoir, ne de enquerir le lieu ou je seray. Et quant elle eut ce dit ? Raimondin, elle lui va dire en ceste mani?re: Par le peril de mon ame, je vous jure que jamais en celluy jour ne feray chose qui soit en vostre prejudice, ne qui y puisse estre, mais en tout honneur, et ne feray ne penseray chose fors en quelque mani?re je pourray mieulx acroistre en valleur vous et vostre lign?e. Et Raimondin luy va dire en ceste mani?re: Ainsi le feray-je, au plaisir de Dieu.
Or, dist la dame, je vous diray comment je vous feray, et ne faictes doubte de chose qui soit, mais allez tout droit ? Poetiers, et quant vous y serez, vous trouverez j? pluiseurs qui sont venus de la chasse qui vous demanderont nouvelles du conte vostre oncle. Vous direz en ceste mani?re: Comment, n'est-il pas revenu? et ilz vous diront que non. Et vous leur direz que vous ne le veistes oncques puys que la chasse commen?a ? estre forte, et que lors vous le perdites en la forest de Colombiers, comme pluiseurs firent; et vous esbahissez moult fort comme feront les autres. Et assez tost aprez viendront les veneurs et aultres de ses gens qui apporteront le corps tout mort en une liti?re; et sera advis que la plaie est faicte de la dent du sanglier, et diront tous que le sanglier l'a tu?; et encores diront-ilz que le conte aura tu? le sanglier et le luy metteront sus, et le tendront ? grant vaillance pluiseurs. Ainsi la douleur commencera moult grant. Le conte Bertrand, son filz, et Blanche, sa fille, et tous les aultres de sa famille, grans et petits, feront ensamble grant dueil, et vous le ferez avec eulx, et vestirez la robe noire comme les autres. Aprez tout ce que noblement sera fait, et le terme assign? que les barons devront faire hommaige au jeune conte, et quant ces choses seront ainsi faictes et ordonn?es, vous retournerez icy ? moy parler le jour de devant que les hommaiges se devront faire, et vous me trouverez en ceste propre place. Et ad ce se departirent, qui proprement n'est pas departement. Tenez, mon redoubt? amy, pour nous amours ensamble commencer, je vous donne ces deux verges ensamble, desquelles les pierres ont grandes vertus: l'une a que celluy ? qui elle sera donn?e par amours ne pourra mourir par nul coup d'armes tant qu'il l'aura sur luy; l'autre est qu'elle luy donnera victoire contre ses malveillans, se il se habandonne soit en plaidoirie ou mesl?e; et tant vous en allez seurement, mon amy. Et lors prist congi? de la dame en l'acolant moult doulcement, et la baisa moult honnourablement, comme celle en qui il se confioit du tout: car il estoit desj? si surprins de s'amour que tant qu'elle lui disoit, il affermoit estre verit?; et il avoit raison, si comme vous orrez cy aprez en l'istoire.
Comment Raimondin, par le conseil de la dame, alla ? Poetiers.
Raymondin monta ? chevau, et de fait la dame le mist au droit du chemin de Poetiers; et se departist de la dame, et au departir Raimondin fut moult doulent: car il aimoit j? tant sa compaignie que bien eut tousjours voulu estre avec elle, pour ce que si bon conseil luy avoit donn? de sa subtilit?. Adoncques en pensant commen?a moult fort ? chevauchier vers Poetiers, et la dame se retourne vers la fontaine o? les aultres dames estoient et l'atendoient. Et icy l'istoire d'en parler s'en deporte.
Or dist l'istoire que Raimondin chevaucha tant qu'il fut ? Poetiers, o? il trouva pluiseurs qui estoient retournez de la chasse, les aucuns d?s le soir, et les aultres d?s le matin, qui luy demand?rent: O? est monseigneur? Comme, dist Ramondin, n'est-il pas venu? et ilz respondirent que non. Et il leur dit: Je ne le vis oncques puys que la forte chasse commen?a et le sanglier se commen?a ? eslargier des chiens. Et ainsi qu'ilz parloient de cette mat?re entre eulx ensamble, commenc?rent ? venir les gens de la chasse, les ungz aprez les aultres, en demandant nouvelle du conte; chascun disoit comme Raimondin. Et disoient aulcuns que oncques n'avoient veu si oultrageuse chasse, ne si merveilleux asne de sanglier estrange qui estoit pass? hors de ses repaires. Adoncq chascun s'esmerveilloit de ce que le conte demouroit tant, et vindrent atendre ? la porte pour s?avoir se il venoit, et furent grant temps en l'atendant, et venoient tousjours gens qui disoient comme les aultres, et que ilz estoient toute la nuyt esgarez parmy la forest sans s?avoir congnoissance ne voie. Adoncques ils s'esmerveill?rent moult grandement, et la contesse, qui estoit en la salle de Poetiers; mais tantost furent mieulx couroucez, ainsi que vous oyrez cy aprez.
Comment le conte fut apport? mort ? Poetiers.
L'ystoire nous racompte que tant attendirent ? la porte ceulx qui estoient avec Raimondin, qu'ilz visdrent approucher ung grant troupeau de gens, et eulx approuchans ilz entendirent moult de piteuses voix qui griefvement se lamentoient, dont ilz furent moult fort esmerveillez. Et adoncques commenc?rent pluiseurs ? doubter qu'ilz n'eussent aucun empeschement de leur seigneur, et tant attendirent que ceulx qui apportoient leur seigneur se commenc?rent moult fort ? escrier et plourer, disans en ceste mani?re: Plourez, plourez, vestez-vous tous de noir: car ce filz de truye nous a tu? nostre bon seigneur le conte Aimery; et aprez le corps venoient deux veneurs qui apportoient le sanglier moult grant ? merveilles; et entr?rent en la cit? moult grant dueil faisans; et commenc?rent moult piteusement ? crier: Ha! ha! mauldit soit celluy de Dieu que ceste chasse anoncha, et la commen?a; et fut la douleur si grant que oncques homme ne vit greigneur; et en faisant tel dueil s'en vindrent jusques au palays, et l? fut le corps descendu. Et pour ce que on ne doit pas maintenir dueil longuement je m'en passe briefvement. Adoncques la contesse et ses enfans men?rent merveilleusement grant dueil, et aussi firent les barons et les communes du pays; et sachi?s que Raimondin aussi, ainsi comme s'ensuyt.
Raymondin faisoit moult grant dueil plus que nul des autres, et se repentoit de son meffait, que ce ne fut l'esperance du confort que il prenoit de sa dame, il ne se fut peu tenir qu'il ne leur eut dit toute son adventure, pour l'amour de la moult grant contrition que il avoit de la mort de son seigneur. Or ne vous veulz-je pas longuement parler de ceste mat?re. Tantost lors que ce fut fait moult noblement et richement en l'eglise de Nostre Dame de Poetiers, selon la coustume du temps. Et devez s?avoir que les bonnes gens du pays qui eurent perdu leur seigneur furent moult doulens, et de chaude cole prindrent le sanglier et le port?rent en la place devant l'eglise, et l'ardirent en ung feu, devant l'eglise, que ilz firent de motes de terre. Or il est bien verit? qu'il n'est douleur, tant soit angoisseuse, qui ne se adoulcisse sur les trois jours; et adoncques quant tout ce fut fait, les barons du pays vont moult doulcement reconforter la dame et ses deux enfants ? leur povoir; et tant firent que la douleur assoulag?rent. Mais la douleur de Raimondin croissoit tousjours de plus en plus, tant pour la cause qui le contraignoit ? se repentir du meffait, comme de la grant amour qu'il avoit eue au conte son oncle; et tant fist le conseil que tous les barons du pays furent mandez ? ung certain jour pour faire leur hommaige ? leur gracieux seigneur, le filz dudit conte jadis, du relevage de leurs terres et de leurs fiez. Et tantost que Raimondin le sceut, il monta ? son chevau, et tout seul saillit de Poetiers, et entra en la forest pour venir tenir son convenant ? sa dame.
Comment Raimondin retourna devers sa dame et vit une chappelle que oncques mais n'avoit veue.
L'istoire nous dit que tant chevaucha Raimondin qu'il vint ? Colombiers et trespassa la villette, et se mist sur la montaigne et alla tant qu'il apperceut la prarie qui est dessoubz la roche qui estoit audessus de la fontaine de soif, et apperceut ung hostel fait de pierre, en mani?re d'une chappelle; et sachi?s que Raimondin y avoit est? pluiseurs fois, mais oncques ne l'avoit veue; et quant il approucha plus prez, il apperceut devant le lieu pluiseurs damoiselles, chevaliers et escuiers, qui luy firent grant feste et le lo?rent grandement, dont il s'esmerveilla moult fort, car l'ung luy dist: Sire, descendez, et venez par devers ma dame, qui vous attent en son pavillon. Par ma foy, dist Raimondin, ce me plait. Tantost descendit et s'en alla avec eulx, qui le conduirent vers la dame moult honnourablement. Et adonc la dame le prinst par la main et l'amena dedens le pavillon, et se assirent ensemble, main ? main, sur une riche couche, et tous les aultres demour?rent dehors. Adonc commen?a la dame ? aresonner Raimondin, et lui dist en ceste maniere: Mon amy, je s?ay bien que vous avez bien tenu tout ce que je vous avoie introduit; si en auray desoresmais plus grant fiance en vous. Dame, dist Raimondin, j'ay trouv? si bon commencement en vos parolles, que vous ne me s?aurez chose commander que corps humain puisse ou doibve bonnement comprendre, que je ne vueille faire et entreprendre ? vostre plaisir. Raimondin, dist-elle, pour moy ne entreprendrez-vous nulle chose de quoy vous ne venez ? bon chief. Adoncques vint ung chevalier qui se agenoilla devant elle et le honnoura moult, et dist en adressant ses parolles ? la dame: Ma dame, il est tout prest quant il vous plaira. Et la dame lui respond et dist: Couvrez-vous, sire. Et adoncques estoit tout prest et appareill?, si lav?rent et s'assirent, Raimondin et la dame, ? une moult riche table; et aval le pavillon avoit grant foison des aultres tables dress?es, o? avoit moult de honnourables gens assis. Et quant Raimondin vist cet appareil, il fut moult esmerveill?, et demanda ? sa dame dont tant de peuple luy estoit venu; et ad ce la dame luy respondist rien; pour quoy Raimondin luy va demander de rechief: Ma dame, dont vous viennent tant de gens et de si belles damoiselles? Par ma foy, dist la dame, Raimondin, mon amy, il n'est pas besoing que vous en donnez merveilles, car ilz sont tous en vostre commandement, et appareillez de vous servir, et moult d'aultres que maintenant vous ne voi?s pas. A tant se taist Raimondin, et lors on apporta les metz ? si grant habondance que c'estoit merveilles ? regarder. Mais de ce ne vous vueil plus long plait faire: car quant ilz eurent disn? et les napes furent ost?es, ilz lav?rent les mains, et aprez les graces furent dictes et toutes choses faictes. La dame prinst Raimondin par la main et le mena rasseoir sur la couche, et ? tant chascun se retraist l? o? il leur pleut ? retraire, ou que faire le devoient selon leur estat.
Lors dist la dame ? Raimondin: Mon amy, ? demain est le jour que les barons de Poetiers doibvent faire hommaige au jeune conte Bertrand; et sachiez, mon amy, que il vous y fault estre et faire ce que je vous diray, s'il vous plaist. Or, entendez et retenez mes parolles. Vous attendrez l? tant que tous les barons auront fait leur hommaige; et lors vous vous trairez avant, et demanderez au jeune conte ung don pour le salaire et remuneration que oncques vous fistes ? son p?re; et luy dictes bien que vous ne luy demandez ne ville, ne chasteau, ne fortresse, ne aultre chose que gaires luy couste. Et s?ay bien que il le vous accordera, car les barons luy conseilleront; et tantost qu'il vous aura accord? vostre requeste, si luy demandez en ceste roche et ? l'environ autant de place que ung cuir de cerf peut comprendre et enclore. Et il vous le donra si franchement que nul ne pourra mettre aulcuns empeschemens pour raison et hommaige de fief, ne par charge de rente ou aultre redevance quelconque. Et quant vous aura ce accord?, si en prenez et faictes tant que vous en avez bonnes chartres et lettres seel?es du scel de la dicte cont? et des seaulx des pers du pays. Et quant vous aurez tout ce fait, le lendemain, en vous en venant, vous trouverez ung homme portant en ung sac ung cuir de cerf conroi? en allant tout en une pi?ce moult gentement et sentivement. Et tantost l'achettez tout ce que le vous fera, et puys faictes ce cuir taillier en une couroie le plus desli? que on le pourra faire bonnement, et puys vous faites delivrer vostre place que vous trouverez toute taill?e et ordonn?e o? il me plaira que vostre place se comporte; et au rapporter les bous ensamble, se la couroie croist, faictes le remener contre val la vall?e, et illec souldra une fontaine, o? naistra et courra ung ruissel assez grant, que ung temps advenir aura bien besoing en cestuy pays. Allez et faictes hardiement, mon amy, et ne faictes doubte de riens, car toutes vos besongnes seront bonnes et bien faictes. Et vous retournerez ? moy icy le lendemain quant on vous aura delivr? vostre don, et en prenez les lettres et chartres. Et adoncques il respondist: Ma dame, je feray ? mon povoir tout vostre plaisir. Lors se entrebais?rent moult doulcement et prindrent congi? l'un de l'aultre. Et ? tant se taist l'istoire de plus en parler, et commence ? parler de Raimondin, qui monta tantost ? chevau, et s'en alla tirant ? Poetiers le plus tost qu'il peut oncques chevaucher.
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