Read Ebook: Le poison by Haraucourt Edmond Simon Lucien Illustrator
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Ebook has 473 lines and 14885 words, and 10 pages
Illustrator: Lucien Simon
Au lecteur.
Ce livre ?lectronique reproduit int?gralement le texte original, et l'orthographe d'origine a ?t? conserv?e. Une seule erreur typographique a ?t? corrig?e. Cette correction est indiqu?e ? la fin du texte. ?galement, la ponctuation a fait l'objet de quelques corrections mineures.
LE POISON
JUSTIFICATION DU TIRAGE
EXEMPLAIRE N? 148
EDMOND HARAUCOURT
LE POISON
?DITIONS REN? KIEFFER
RELIEUR D'ART 18, RUE S?GUIER, 18, PARIS, VIe 1920
LE POISON
A l'embranchement des deux chemins, cent m?tres en avant du bourg, le petit cabaret trapu, ? toit de chaume, avec son bouquet de branches s?ches au-dessus de la porte basse et ses deux fen?tres carr?es qui ressemblaient ? des yeux sombres, regardait la route de Fouesnant.
La maison n'avait pas toujours ?t? le taudis o? les passants entrent pour boire. Autrefois, quand le p?re Guillou ?tait encore de ce monde, il savait nourrir sa femme et sa fille: avec sa gabare, il faisait le camionnage de Groix et des Glenans, et gagnait bien. Mais, un jour, ?tant all? ? Concarneau pour charger du ballast, il avait, plus que de coutume, couru les cabarets du port, avec des amis, et le soir, furieux d'alcool, on l'avait vu sauter dans son bateau, injuriant ceux qui voulaient le retenir, et mena?ant son matelot de lui casser la t?te, s'il mettait le pied dans la barque. Guillou avait pris le large, tout seul, et personne ne le revit plus jamais.
Les deux femmes, ? cultiver leurs quatre carr?s de patates, n'auraient pas trouv? de quoi manger; elles ouvrirent chez elles, dans la chambre unique, un d?bit de boissons. Au fond, les deux lits s'encastraient au mur, voil?s par des rideaux de serge peinte, et dans la vaste chemin?e un feu de bouses br?lait sans cesse. Le mobilier ?tait simple: une vieille table en ch?ne, une autre plus neuve en bois blanc, trois tabourets et trois chaises, un banc, un tonneau de cidre dans le coin; sur des rayons de planches, vingt bouteilles exhibaient leurs ?tiquettes voyantes; une image de couleur ?tait piqu?e ? la muraille, portrait d'un pr?sident barr? du cordon rouge; une fr?gate peinte en bleu vif pendait du plafond, accroch?e ? la poutre par la pointe de son grand m?t.
La fille op?rait l?, pendant que la m?re allait aux champs.
C'?tait une virago de vingt-trois ans, au buste large et droit, sans taille, aux fortes poignes, avec une face carr?e ?paissement lippue, des dents assez blanches, et des yeux bruns qui ne manquaient pas de beaut?.
On ne gagnait gu?re. Anne-Marie se d?cida, sur les instances de sa m?re, ? choisir un homme, au petit bonheur; elle prit Mo?lan, le ma?on, un beau gars qui savait son m?tier et qui travaillait pour les Ponts-et-Chauss?es, o? la paye est s?re. Avant son mariage, il ne buvait que le dimanche, comme les autres, et se so?lait ? fond une fois chaque mois, pour s'entretenir en sant?; lorsqu'il fut mari?, et qu'il eut sous la main les bouteilles de la m?re Guillou, tout changea. Sous pr?texte de grossir la client?le, il amenait des amis, <
--C'est ma tourn?e! criait le gendre.
La m?re Guillou n'y retrouvait jamais son compte, et glapissait en r?clamant des sous.
--Je vous dis que c'est ma tourn?e, la m?re!
Et goguenard, ayant ?t? au r?giment, il ajoutait:
--Vous marquerez ?a sur mon compte!
Quand la vieille insistait, il levait le poing, et quand Anne-Marie s'en m?lait, la main lev?e savait descendre. Une fois, on dut lui arracher sa femme qu'il tra?nait par les cheveux et qu'il p?trissait ? coups de pied, dans le ruisseau. Quand on la releva, elle avait une c?te cass?e; il fallut appeler le m?decin; la m?re Guillou bougonnait:
--En voil? des frais que vous nous co?tez, avec vos so?leries!
Le docteur Audren, conseiller g?n?ral, vint en automobile; pour cette promenade, il avait pris dans sa voiture le d?put? de l'arrondissement. D?s que Mo?lan vit arriver les messieurs de la ville, il s'esquiva.
--Regardez-le qui se sauve! criait la m?re Guillou.
Piqu? d'honneur, il voulut d?montrer qu'il ne craignait personne; il revint sur ses pas et tint compagnie ? M. le d?put?, pendant la consultation; il ?tait encore l? quand le praticien reparut au seuil du cabaret.
--Alors c'est toi qui as fait ce coup-l?? Et ? ta propre femme? Tu n'as pas honte? Si je te d?non?ais aux gendarmes, moi?
Mo?lan, penaud, r?pondit:
--J'?tais so?l...
--Je le sais bien que tu ?tais so?l. C'est ?a qu'on te reproche. Tu l'as mise dans un bel ?tat.
--J'avais plus ma raison...
--Tu te fourres dans le corps un poison qui va te rendre pareil aux b?tes, et tu le sais d'avance, puisque tu me dis toi-m?me qu'il t'enl?ve ta raison!
--J'?tais so?l...
--Eh, malheureux! quand un homme a perdu la seule chose qui le distinguait des autres animaux, quelle diff?rence fais-tu entre eux et lui? Parfaitement! Quelle diff?rence entre toi et ton cochon?
L'ivrogne releva la t?te, avec une col?re dans l'oeil:
--Tout de m?me, monsieur Audren, je suis pas un cochon!
--Tu es un homme, peut-?tre, quand tu as bu? Ose donc me dire que tu es encore un homme, quand tu as bu!
--Je suis pas un cochon.
--Alors, montre-la moi, la diff?rence, si tu en vois une. Il marche ? quatre pattes? Eh bien, et toi? Il se roule dans le ruisseau? Toi aussi! Il grogne et il bave, au lieu de parler. Tout comme toi!
--Puisque je vous dis que j'?tais so?l...
--Volontairement tu t'es rendu l'?gal d'une brute, et pire qu'elle, puisque tu fais de toi, volontairement, une brute dangereuse, nuisible pour les autres.
--Dites tout de suite: un chien enrag?.
--Et pourquoi donc je ne le dirais pas? Elle est plus juste que tu ne penses, ta comparaison; elle est plus juste que la mienne. Car c'est vraiment une maladie comparable ? la rage, que tu ach?tes, pour te l'inoculer. Et tu vois que tu n'es pas d?nu? de bon sens, dans ton ?tat normal, puisque tu as trouv? tout seul la v?rit? qu'il fallait dire.
--Chien enrag?? fit l'autre, goguenard.
--Avec cette aggravation, encore, que le mal est h?r?ditaire. Car tu sais, Mo?lan, il ne faudrait pas t'aviser de faire un enfant ? ta femme. Il vaut mieux lui casser une c?te. Un os de c?telette, ?a se recolle en trois semaines, tandis que votre gosse, il serait rachitique, pour toute sa vie, ou boiteux, fou, idiot, ou tuberculeux, ou bien sourd-muet, comme on en voit tant, et les enfants qu'il mettrait au monde seraient tout pareils ? leur p?re: par ta faute, tu m'entends, par ta faute!
Le docteur avait pris Mo?lan par le bouton de sa veste, et il lui parlait dans le nez.
--Tu pues encore l'alcool!
Derri?re le battant de la porte entr'ouverte, la m?re Guillou ?coutait en astiquant un bol, contente du m?decin qui malmenait son gendre, et contente aussi que personne ne f?t l? pour entendre ce qu'il disait contre la boisson. Elle songeait:
--Faut mieux qu'on vive, tout de m?me, et pour vivre, il faut vendre.
Le d?put? jugea bon de s'?loigner un peu, sous pr?texte d'examiner le moteur; Mo?lan aurait bien voulu s'en aller aussi; mais le m?decin le tenait toujours par le bouton de sa veste.
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