Read Ebook: Terres de soleil et de sommeil by Psichari Ernest
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Ebook has 480 lines and 40098 words, and 10 pages
Toutes les nuits, les hommes m?nent grand bruit sur la place du village; mais les jeunes hommes d?sign?s pour le Labi font une sorte de retraite. Certains m?me ne doivent pas ?tre vus pendant tout le temps que dure l'?preuve et ils se prom?nent le corps cach? par deux grands boucliers en paille tress?e. Tels ?taient ceux que nous v?mes plus tard en pays Yangh?r? sur les rives de la Mba?r?. Les initi?s ne parlent pas le baya, mais une langue sp?ciale qui s'appelle le labi, et qui est la langue de l'initiation. Encore une fois, nous sommes devant un tr?s vieux rite qui trouve son origine dans une conception tr?s complexe de la vie. Un tr?s vieux rite qui n'est plus, h?las, qu'un de ces menus gestes par qui s'exprime encore un peu du pass? d'une race, un peu de ses ant?rieures destin?es!
Cette nonchalance sobre, cette ?l?gance, qui seules attestent le sens artiste de la race, nous ont paru un des traits les plus aimables, en m?me temps que l'un des plus surprenants des peuples noirs que nous avons visit?s.
Partout, chez les Bayas, plus tard, chez les Lakas, chez les Moundangs, chez les M'ba?s, nous avons eu l'impression d'une grande vieillesse un peu lasse, un peu d?sabus?e, tr?s persuad?e de l'inutilit? des actes quotidiens, tr?s hostile aux inutiles mouvements.
Certaines de leurs actions, quelquefois les plus infimes, font penser ? l'accomplissement d'un sacerdoce. Et il est de fait qu'un vieux pass? les requiert encore, beaucoup plus qu'on ne le penserait ? premi?re vue.
On traite volontiers les noirs de grands enfants. Nous sommes victimes, dans nos relations avec tous ceux qui n'ont pas la m?me couleur que nous, d'une illusion tenace, d'une erreur qui nous est ch?re. Nous les voulons ? notre image. Dans tout ce que nous leur demandons, dans tout ce que nous leur donnons, nous les supposons ? notre image. C'est, si l'on peut dire d'une fa?on barbare, du latinomorphisme. Nous n'admettons qu'un peuple ait une histoire qu'autant que nous la connaissons et qu'elle a donn? mati?re ? de nombreuses th?ses de doctorat. Nous n'admettons qu'un peuple ait des coutumes qu'autant qu'elles sont ?crites et connues. Nous n'admettons qu'un individu puisse avoir des ?tats d'?me qu'autant que ces ?tats d'?me ont ?t? exprim?s, catalogu?s, class?s par des psychologues ou des po?tes. Il est pourtant d'autres documents que ceux-l? sur la nature des ?tres qui nous semblent les plus lointains.
Un regard, o? parfois se concentre toute une humanit?, des propos insignifiants o? tout ? coup se r?v?lent des h?r?dit?s obscures et complexes, suffisent ? nous informer, ? nous instruire de choses que, chez la plupart des peuples civilis?s, l'?criture a cach?es, le caract?re d'imprimerie a d?form?es.
Il est aussi tels moments dans la vie d'un peuple o? semble se condenser tout l'esprit de la race. La guerre, par exemple, est l'un de ces symboles. C'est s?rement l'un des actes qui nous paraissent le plus propres ? exalter nos coeurs et ? susciter en nous des enthousiasmes. La seule id?e de la guerre nous procure une excitation agr?able qui va jusqu'? s'exprimer bruyamment, m?me en temps de paix parfois. Il ?tait int?ressant de saisir le noir ? ce moment critique. Un jour, nous avons vu le d?part pour la guerre.
Sur les berges plus ?lev?es de la rive droite, les villages, entour?s de murailles parfaitement circulaires, stagnent dans l'infinie lumi?re du jour, semblables ? des couronnes de deuil. Ils sont tristes, sans rien qui dise la douceur de la vie commune, tristes et nus comme le d?cor qui les entoure. On n'y voit point la bandja des Bayas o? les hommes s'assemblent, tandis que les enfants s'?battent, nus comme les bambini du vieux Lucca della Robbia. Entre les murs qui enclosent les cours sordides des cases, circulent des rues ?troites et tortueuses qui aboutissent toutes au fleuve. Seulement, en un endroit de la berge, un grand arbre, souvent un tamarinier, se penche sur la gr?ve dor?e et abrite sous ses branchages un peu de vie et de mouvement.
En arrivant sous le grand arbre de Dioumane, le 10 mars, nous apercevons, bien au del? de la rive adverse du fleuve, une fum?e ?paisse se tordre vers le ciel en chevelure d'ombre. Il n'y a nul bruit dans le village. Des femmes attendent sur la berge... Un grand oiseau au pennage compliqu?, comme on en voit sur les estampes japonaises, effleura l'eau diaphane et passa... Soudain, de toutes les ruelles du village, apparaissent des hommes, un ? un. Un chef hostile a incendi? les herbages de Dioumane, et l'on va le combattre l?-bas, de l'autre c?t? du Logone. C'est maintenant un vomissement continu de partout. Les hommes arm?s surgissent silencieux et se h?tent vers la rivi?re. On entend seulement un clapotis, quand un homme entre dans l'eau; les boucliers de paille tress?e et les sagaies se dressent au-dessus des t?tes.
Des tra?nards se jettent dans le fleuve en courant et s'efforcent vers l'autre rive. Puis tout dispara?t; l?-bas, les hommes se perdent dans les hautes herbes, et seul, dans l'?crasement total de midi, on se demande si l'on vient de faire un r?ve, un r?ve de beaut? antique dans de la clart?.
Nous sommes accoutum?s ? la laideur. Que l'on parcoure pourtant, avec des yeux vierges, nos campagnes et nos villes et que l'on suppute tous les aspects de tristesse et d'indigence qui se pr?senteront sur la route. C'est en vain que l'on po?tisera le paysan qui pousse sa charrue, l'ouvrier qui sort de l'usine ou de la mine. Le paysan est une chose laide. L'ouvrier est une chose laide. La mis?re a fait cela et le travail, et un long ?crasement qui a tu? tout germe de vie, qui a fait de ces corps des automates.
Nous devons avouer que la pr?sence des hommes nous a toujours g?t? la divine douceur de nos paysages de France. Nous les aimons solitaires, sans que rien de sordide en vienne troubler la paix heureuse. Parmi eux nous souhaitons qu'aucun pleur humain ne revienne abolir le sourire des choses. Mais ici, par une singuli?re transposition, nous d?sirons cela pr?cis?ment que nous redoutions l?-bas. Il nous pla?t que la rudesse des aspects, la tragique solitude des routes se temp?rent d'humanit?. C'est l?, si l'on peut dire, le paradoxe de l'Afrique. Chez nous, les arbres, les ruisseaux, les vallons, les coteaux nous sont familiers et connus. Dans la plus parfaite solitude, nous savons nous entretenir avec eux, et notre ?me attentive sait comprendre la chanson des bois et le murmure des eaux. Ici la brousse, farouche, pleine d'emb?ches, est hostile et se tait. Mais qu'au d?tour d'un sentier apparaisse un ?tincellement de sagaies, que, des hautes herbes, jaillissent un vol de torses nus avec des souplesses animales, que des cases, hors des euphorbes et des volubilis, s'?rigent, qu'un homme coure devant nous, plut?t qu'il ne marche, parmi les landes noires que l'on br?la au dernier ?t?, et tout ce qui nous entoure prend un sens, une signification nouvelle.
De par ces humanit?s que nous sentons si proches, malgr? tout, et qui peuvent exciter en nous des sensations crues mortes jusqu'alors, nos coeurs sont encore capables d'exaltation.
Le noir a sa raison d'?tre et son explication dans cette brousse m?me qui nous inqui?tait autrefois. Il en est un indispensable ornement, celui-l? par qui tous objets prendront une vie nouvelle et une harmonie.
Nous sommes loin maintenant des tristesses, des d?couragements de N'Gombo, notre premi?re station. Nous avons d?couvert derri?re les coteaux qui bornaient l'horizon, dans les profondeurs des vall?es, dans le d?sol? moutonnement des plaines, des hommes qui ont r?pondu ? nos secr?tes attentes, qui nous ont apport? ce que nous demandions.
Nous avons voulu vivre avec eux, conna?tre, par tout ce qui ?tait eux, l'ordonnance de leurs vies et la trame de leurs pens?es. Mais les noirs tiennent ? garder jalousement leurs secrets. Certaines coutumes qui touchent au pass? le plus profond de la race resteront toujours ignor?es ou mal connues. Malgr? toutes les ruses que nous emploierons, les pratiques de la sorcellerie, les c?r?monies de l'excision qui est pratiqu?e dans tous les pays que nous avons visit?s, les d?tours compliqu?s du code indig?ne, ne nous seront jamais d?voil?s. A cet ?gard, les Bayas font le d?sespoir des enqu?teurs. Quand ils ne se taisent pas, ils mentent par syst?me et par parti pris. C'est peu de dire qu'ils mentent. Cela tendrait ? admettre qu'ils sont susceptibles de dire la v?rit?. Disons plut?t qu'ils ignorent toute distinction entre le vrai et le faux. Le mensonge est chez eux une attitude naturelle, et m?me, une n?cessit? d'existence. Peu arm?s, nullement faits pour la guerre, nous voulons dire pour la guerre ouverte et le corps ? corps, le mensonge leur sert de d?fense et de protection. C'est par lui qu'ils t?chent de limiter la conqu?te du blanc; c'est par lui qu'ils arr?tent nos indiscr?tions quand nous voulons aller trop avant dans la connaissance de leurs moeurs et m?me dans la connaissance g?ographique de leur pays.
Ceci, ? vrai dire, ne nous para?t pas une chose indiff?rente. C'est le signe d'une volont? de se maintenir dans une tradition ch?re, de s'enfermer dans un syst?me compact de traditions et d'habitudes, de <
Ici, les hommes parlent peu. Le soir, on les rencontre sur les chemins, la sagaie haute, se h?tant vers les villages, avec tout le myst?re de l'imp?n?trable brousse dans leurs grands yeux ?tonn?s. On ne sait d'o? ils viennent, ce qu'ils font, moins encore leurs sentiments et leurs pens?es secr?tes. Derri?re la simplicit? de vie du sauvage, derri?re la rudesse apparente des moeurs, se cache une extr?me complication de sentiments, point du tout primitifs, mais rattach?s, au contraire, par des racines profondes, ? tout un pass? obscur et lointain.
Encore que le sud du pays baya ait ?t? sillonn? par les voyageurs un peu dans tous les sens, nous ignorons tout des grands drames qui se sont jou?s sur cette terre, des id?als inexprim?s, peut-?tre ? demi conscients, qui travaillent ces cerveaux de r?veurs, des myst?rieuses alchimies des consciences. Chose plus grave, nous ignorons cela, parce que les Bayas veulent que nous l'ignorions. Ils entendent ne pas se livrer, ne nous montrer d'eux-m?mes que ce qu'ils d?sireront nous en montrer.
Nous savons que leurs coeurs ont des tendresses insoup?onn?es. Rarement pourtant ils ont ces ?panchements soudains par o? l'essence m?me de l'?tre se trahit et s'affirme.
Vers la fin du mois de mai 1907, nous redescendions des hauteurs des monts Yad? vers la vall?e calme et verdoyante de la Mamb?r?. Pr?s de cent porteurs bayas nous accompagnaient, avec des tirailleurs bambaras et des bouviers foulb?s.
D?s qu'on a quitt? les entassements granitiques de Yad?, et qu'on a franchi l'Ouam qui en est ? deux jours de marche, on sent une douceur exquise circuler dans l'air plus cl?ment. On aime la vie, ? revoir, parmi les brumes du matin, parmi les brouillards des cr?puscules, les lointaines collines, si p?les qu'elles semblent arachn?ennes, ? franchir encore les petits torrents dont l'eau smaragdine est si froide ? la bouche, ? retrouver, apr?s tant d'exc?s et d'aventures, ces aspects oubli?s, calmes comme les paysages du Morvan, dont un seul suffirait ? remplir toute une existence d'un imp?rissable parfum de po?sie.
Dans les lointains, des cases palpitent et les villages apparaissent, propres et nets, au d?tour des chemins.
Et, de nouveau, ce sont les longues soir?es, fra?ches parfois, o? les heures s'?coulent vite dans l'absolu oubli de tout; de nouveau, les chansons bayas et les brouillards emplis d'indistincts murmures. C'est le retour ? Mamb?r?.
Le Baya est tr?s attach? ? sa terre; il aime son pays, sa patrie, c'est-?-dire son village et sa case. Loin de chez lui, il a la nostalgie de son ciel gris, de ses champs de manioc, de sa <
D?s que l'on a d?pass? les Monts Yad? par le 7e parall?le Nord, et que l'on entre dans le pays M'boum, le baya ne se nourrit plus. Priv? de manioc, il ne peut s'habituer au mil qui est l'unique culture de tous les pays du Logone. Il d?p?rit comme une fleur transplant?e et se laisse, sans r?sistance, incliner vers la mort. Sur les routes, on les entend souvent murmurer les syllabes ch?res: Mamb?r?... Mamb?r?... L'un des n?tres, un homme du village de Gougourtha, me d?crivait un jour sa case. Ce que j'ai compris de son discours m'a touch? jusqu'au fond de l'?me:
--Ma case, disait-il, est tout pr?s de la case de Gougourtha; tu vois: ici, ma case; ici, la case de Gougourtha. A c?t?, c'est la case de Moussa qui est mon camarade, mais je n'ai pas beaucoup de camarades. Moi, je ne sais pas ?tre camarade avec les autres. Je suis mauvais, mauvais. Quand j'?tais petit et que Gougourtha m'appelait, je me sauvais; alors il m'attrapait et me donnait des gifles. Il est m?chant, Gougourtha.
N'est-ce pas d'une ?motion d?licieuse, ce petit r?cit que je viens de traduire fid?lement, mais sans pouvoir rendre le charme particulier de cette langue baya, si souple, si nuanc?e, si chantante?
Quand nos porteurs reconnurent le parfum de leur terre et la divine p?leur de leur ciel, leurs faces enfantines s'illumin?rent de tous les bonheurs retrouv?s, de toutes les tendresses ressuscit?es, et du souvenir des paresses ant?rieures. Les charmes du sol natal assi?g?rent les ?mes longtemps navr?es, et le soir, autour de la flamme qui tentait le vol tournoyant de sphinxs monstrueux, pendant des heures, on chanta la litanie du retour, lente et monotone, ce thr?ne harmonieux qu'on ne saurait oublier quand on l'a entendu une seule fois.
Parmi nos Bayas, quelques-uns ?taient du village d'Ouannou, situ? ? quelques lieues de Carnot. Nous arrivions ? Ouannou le 9 juin. C'est un tout petit bourg, quelques toits perdus dans la verdure et qui semblent des joujoux d'enfants d?laiss?s. Un enclos en paille tress?e rec?le cinq ou six cases dispos?es en cercle autour d'une place de sable fin. C'est le <
Tout ? coup, d'un groupe serr?, s'?leva un chant monotone et monocorde, toujours cette m?me complainte obs?dante o? l'on dirait que les Bayas ont mis toute leur ?me, et son essence la plus intime. Ce fut alors l'expression subite et sans appr?t de la joie. Il y eut une sorte d'exaltation. Deux tambours faisaient rage et aussi cette double cloche en airain, sorte de gong, instrument de musique cher aux Bayas, qui jette, parmi la voix cr?pusculaire des choeurs, des notes de clart?, doucement mystiques et religieuses.
Les femmes se mirent ? pousser des cris stridents et ? courir comme des poss?d?es dans toute la longueur du tata. Beaucoup prenaient la pr?caution de changer le petit paquet de feuilles qui les habille, contre un paquet de feuilles plus gros et plus d?cent. D'autres venaient se rouler dans la poussi?re, ? nos pieds. Une vieille prit ma main et la baisa avec fr?n?sie... Puis des hommes arm?s de sagaies, de boucliers, de couteaux de jet firent irruption dans le tata et commenc?rent la danse de guerre. Nulle parole ne saurait dire la beaut? parfaite de leurs attitudes de bataille. Un genou en terre, le torse et le chef renvers?s en arri?re, la haste haute, ils restaient en arr?t, immobiles comme des statues d'athl?te antique. D'un bond, ils se relevaient et sautaient ? pieds joints par-dessus leur bouclier tenu dans la main gauche. Et alors ils rampaient, s'avan?aient avec des souplesses f?lines contre l'ennemi imaginaire.
Je ne pense pas que cette danse soit fantaisiste. Les poses des combattants sont hi?ratiques et apprises. Elles signalent, plus que le caract?re guerrier de la race, le sens obscur de la beaut?, l'art peut-?tre inconscient, mais s?rement ?tudi?, de la plastique, de l'harmonie des lignes dans le mouvement. Elles sont un avertissement de ce qui remplace, pour ce peuple baya, notre statuaire immuable et malhabile. Nous ne savons pas go?ter la joie parfaite des corps s'?battant dans de la lumi?re. C'est l? pourtant la seule jouissance esth?tique de ces hommes pour qui l'image n'est rien, sans l'?tincelle de la vie...
Cependant la musique cessa. Les danseurs et les musiciens sortirent du tata. Les femmes rentr?rent dans les cases. Et, dans les coins, il y avait encore des hommes et des femmes qui s'enla?aient et s'embrassaient sur la bouche, insatiablement.
Ce soir-l?, tandis que le soleil irradiait d'am?thyste les bananiers du vieux Ouannou, et pr?cis?ment jusqu'? l'heure o? le disque de la lune devint z?nithal, je r?vai profond?ment. Les coteaux de la Mamb?r?, o? tant de petites ?mes ignor?es se blottissent et se taisent, m'avaient bien conquis et me retenaient d?sormais.
Quelques ?tres, en d?pit de cette volont? arr?t?e du baya de d?fendre la solitude de son int?rieur, venaient de se livrer, de nous signaler cela m?me que nous cherchions si avidement, c'est-?-dire le parfum particulier des ?mes, et ce qui demeure en elles d'essentiel et d'?ternel... Combien ces hommes ?taient pr?s de nous! Quelle identit? dans l'amour et dans l'amiti?! Que leurs consciences nous sont connues et famili?res!
Je repense maintenant au paradoxe de Joseph de Maistre.
Paresseux et subtil, menteur et compliqu?, sentimental et artiste, sensuel et impudique, d?g?n?r? et ing?nieux, vicieux et charmant, tel nous avons rencontr? le Baya. N'est-il pas un aboutissant, l'aboutissant d'une s?rie d'h?r?dit?s aussi compliqu?es que les n?tres?
Plusieurs traits nous attestent l'antiquit? de la race. Le nom du village de Gougourtha rappelle singuli?rement celui du c?l?bre Berb?re, Jugurtha, qui s'illustra dans sa longue lutte contre les Romains. D'autres noms de villages ont des sonorit?s symptomatiques: Berb?rati, Gaza, et bien d'autres. Il faut prendre garde de ne pas s'aventurer trop loin. Mais qui sait si ce peuple n'eut pas des destin?es glorieuses? Qui conna?t les pays d'o? il est venu, les influences qu'il a subies? Qui sait si, dans des temps ant?rieurs, la splendeur de l'Orient n'a pas ?bloui ses yeux, s'il n'a pas eu des Mages et des Christs, s'il n'a pas connu nos douleurs et nos inqui?tudes? Et puis plus tard, ?chou? sur cette terre de sommeil et de mort, ?cras? par l'?ternelle for?t o? rien ne vit, o? rien ne vibre, ne s'est-il pas d?courag?, repli? sur lui-m?me?
Dans les cr?puscules toujours semblables des jours ?gaux, tandis qu'un gros disque fuligineux baissait ? l'horizon morne, dans les soir?es sans rires et sans chansons, n'a-t-il pas renonc? ? la lutte incertaine?
C'est le myst?re, h?las! et le grand secret des si?cles. Mais ne cherchons pas. Le Baya nous apprend que les joies de la vie sont fugaces et qu'il faut les saisir quand elles passent pr?s de nous. Il nous dit qu'il ne faut pas r?ver du ciel et que, seule, l'insouciance animale de vivre rend les heures l?g?res et voluptueuses. ?coutons seulement son conseil. Et alors, en passant le soir dans les villages, tandis que les hommes s'assemblent pour le repas pr?par? par les mains indolentes des femmes, nous penserons que peut-?tre l'existence est une chose douce et ch?re, apr?s tout...
SAMA
Comme le soleil d?clinait, la terre devint plus noire. Je m'aper?us que des rochers faisaient de fantastiques cr?neaux sur la colline o? nous venions de nous arr?ter pour y passer la nuit. Et de grosses outardes se mirent ? tournoyer au-dessus de nous, en poussant de longs cris de d?tresse. Nous avions march? toute la journ?e. A midi, nous avions rencontr? le Lim. La rivi?re bondissait entre de hautes collines et l'on entendait des bruits de cascades. Puis nous ?tions repartis vers le Nord-Ouest, dans l'espoir de trouver des hommes, enfin. Pays lamentable, aux hautes herbes ind?finies, sans hommes, presque sans eau, empli de mort. Nous ne savions plus o? nous ?tions. Verrions-nous bient?t des cases, un village? Allions-nous entendre la rumeur de la vie? O? demain nous m?nerait-il?
Depuis Ouantonou, c'?taient des plaines, puis des collines, puis des plaines, et partout l'immense d?sert de la savane. Une tristesse rude, avec un peu de vague inqui?tude et de la d?tresse, me serrait la gorge. Et de la piti?, ? voir nos pauvres Bayas, si loin de chez eux, sur la terre hostile. Il me semblait que l'Afrique ?tait une chose immense, informe, ind?finie, meurtri?re. Ouantonou! Ce nom revenait ? ma m?moire. Il me semblait un nom de d?tresse et de d?route. Ouantonou! Cela disait la ruine, l'abandon, le froid...
Au sortir d'un col ?troit, dans la montagne, nous avions vu des cases, la plupart ? moiti? d?truites, toutes d?sertes, depuis longtemps d?sertes. Des fragments de marmites jonchaient le sol. Trois pierres en triangle marquaient un ancien feu. C'?tait Ouantonou.
Puis, la montagne descendait brusquement vers la Mb?r?, le grand fleuve qui coule l?-bas, vers le Tchad lumineux. Mais on ne voyait rien et le village ?mergeait d'un oc?an de brouillard, perdu parmi les roches, comme un nid d'aigles dans les Andes. Nous sommes descendus vers la rivi?re, et nous avons march?...
Les Bayas sont couch?s sur le sol. Cercles noirs autour des feux qui s'?teignent, dans la nuit sombre. Quelques-uns dorment. D'autres sont l?, immobiles, ?tendus sur le dos, les yeux ouverts. Tout ? coup, un chant s'?l?ve, et il emplit mon ?me ? en mourir. O le souvenir de cette obs?dante lamentation! Son endormante tristesse! Il n'y a pas de paroles ? cet air. C'est une gamme en mineur qui commence haut, par une note ?clatante, et s'ach?ve en sourdine, par une note tra?n?e et basse, comme un soupir de d?tresse. Ceux qui chantent s'arr?tent subitement, et d'autres reprennent, avec des voix lasses et blanches qui font mal.
Un homme est ? mes pieds pr?s d'un feu solitaire. Je le reconnais: c'est Sama. Il ne chante pas et semble ne rien entendre, couch? sur le c?t?, un coude sur la terre, ses yeux semblables ? deux pierres dures perdues dans le vide.
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