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Read Ebook: La Cité Antique Étude sur Le Culte Le Droit Les Institutions de la Grèce et de Rome by Fustel De Coulanges

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Ebook has 1255 lines and 157371 words, and 26 pages

LA CIT? ANTIQUE ?TUDE SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS DE LA GR?CE ET DE ROME

PAR FUSTEL DE COULANGES

INTRODUCTION.

DE LA N?CESSIT? D'?TUDIER LES PLUS VIEILLES CROYANCES DES ANCIENS POUR CONNA?TRE LEURS INSTITUTIONS.

On se propose de montrer ici d'apr?s quels principes et par quelles r?gles la soci?t? grecque et la soci?t? romaine se sont gouvern?es. On r?unit dans la m?me ?tude les Romains et les Grecs, parce que ces deux peuples, qui ?taient deux branches d'une m?me race, et qui parlaient deux idiomes issus d'une m?me langue, ont eu aussi les m?mes institutions et les m?mes principes de gouvernement et ont travers? une s?rie de r?volutions semblables.

On s'attachera surtout ? faire ressortir les diff?rences radicales et essentielles qui distinguent ? tout jamais ces peuples anciens des soci?t?s modernes. Notre syst?me d'?ducation, qui nous fait vivre d?s l'enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue ? les comparer sans cesse ? nous, ? juger leur histoire d'apr?s la n?tre et ? expliquer nos r?volutions par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous ont l?gu? nous fait croire qu'ils nous ressemblaient; nous avons quelque peine ? les consid?rer comme des peuples ?trangers; c'est presque toujours nous que nous voyons en eux. De l? sont venues beaucoup d'erreurs. Nous ne manquons gu?re de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les regardons ? travers les opinions et les faits de notre temps.

Or les erreurs en cette mati?re ne sont pas sans danger. L'id?e que l'on s'est faite de la Gr?ce et de Rome a souvent troubl? nos g?n?rations. Pour avoir mal observ? les institutions de la cit? ancienne, on a imagin? de les faire revivre chez nous. On s'est fait illusion sur la libert? chez les anciens, et pour cela seul la libert? chez les modernes a ?t? mise en p?ril. Nos quatre-vingts derni?res ann?es ont montr? clairement que l'une des grandes difficult?s qui s'opposent ? la marche de la soci?t? moderne, est l'habitude qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquit? grecque et romaine devant les yeux.

Pour conna?tre la v?rit? sur ces peuples anciens, il est sage de les ?tudier sans songer ? nous, comme s'ils nous ?taient tout ? fait ?trangers, avec le m?me d?sint?ressement et l'esprit aussi libre que nous ?tudierions l'Inde ancienne ou l'Arabie.

Ainsi observ?es, la Gr?ce et Rome se pr?sentent ? nous avec un caract?re absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble. Rien dans l'avenir ne pourra leur ressembler. Nous essayerons de montrer par quelles r?gles ces soci?t?s ?taient r?gies, et l'on constatera ais?ment que les m?mes r?gles ne peuvent plus r?gir l'humanit?.

D'o? vient cela? Pourquoi les conditions du gouvernement des hommes ne sont-elles plus les m?mes qu'autrefois? Les grands changements qui paraissent de temps en temps dans la constitution des soci?t?s, ne peuvent ?tre l'effet ni du hasard, ni de la force seule. La cause qui les produit doit ?tre puissante, et cette cause doit r?sider dans l'homme. Si les lois de l'association humaine ne sont plus les m?mes que dans l'antiquit?, c'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de chang?. Nous avons en effet une partie de notre ?tre qui se modifie de si?cle en si?cle; c'est notre intelligence. Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en progr?s, et ? cause d'elle, nos institutions et nos lois sont sujettes au changement. L'homme ne pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a vingt-cinq si?cles, et c'est pour cela qu'il ne se gouverne plus comme il se gouvernait.

Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances; les faits deviendront aussit?t plus clairs, et leur explication se pr?sentera d'elle-m?me. Si, en remontant aux premiers ?ges de cette race, c'est-?-dire au temps o? elle fonda ses institutions, on observe l'id?e qu'elle se faisait de l'?tre humain, de la vie, de la mort, de la seconde existence, du principe divin, on aper?oit un rapport intime entre ces opinions et les r?gles antiques du droit priv?, entre les rites qui d?riv?rent de ces croyances et les institutions politiques.

La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive a constitu? la famille grecque et romaine, a ?tabli le mariage et l'autorit? paternelle, a fix? les rangs de la parent?, a consacr? le droit de propri?t? et le droit d'h?ritage. Cette m?me religion, apr?s avoir ?largi et ?tendu la famille, a form? une association plus grande, la cit?, et a r?gn? en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les institutions comme tout le droit priv? des anciens. C'est d'elle que la cit? a tenu ses principes, ses r?gles, ses usages, ses magistratures. Mais avec le temps ces vieilles croyances se sont modifi?es ou effac?es; le droit priv? et les institutions politiques se sont modifi?es avec elles. Alors s'est d?roul?e la s?rie des r?volutions, et les transformations sociales ont suivi r?guli?rement les transformations de l'intelligence.

Il faut donc ?tudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de conna?tre. Car les institutions et les croyances que nous trouvons aux belles ?poques de la Gr?ce et de Rome, ne sont que le d?veloppement de croyances et d'institutions ant?rieures; il en faut chercher les racines bien loin dans le pass?. Les populations grecques et italiennes sont infiniment plus vieilles que Romulus et Hom?re. C'est dans une ?poque plus ancienne, dans une antiquit? sans date, que les croyances se sont form?es et que les institutions se sont ou ?tablies ou pr?par?es.

Mais quel espoir y a-t-il d'arriver ? la connaissance de ce pass? lointain? Qui nous dira ce que pensaient les hommes, dix ou quinze si?cles avant notre ?re? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si fugitif, des croyances et des opinions? Nous savons ce que pensaient les Aryas de l'Orient, il y a trente-cinq si?cles; nous le savons par les hymnes des V?das, qui sont assur?ment fort antiques, et par les lois de Manou, o? l'on peut distinguer des passages qui sont d'une ?poque extr?mement recul?e. Mais, o? sont les hymnes des anciens Hell?nes? Ils avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de vieux livres sacr?s; mais de tout cela, il n'est rien parvenu jusqu'? nous. Quel souvenir peut- il nous rester de ces g?n?rations qui ne nous ont pas laiss? un seul texte ?crit?

Heureusement, le pass? ne meurt jamais compl?tement pour l'homme. L'homme peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est ? chaque ?poque, il est le produit et le r?sum? de toutes les ?poques ant?rieures. S'il descend en son ?me, il peut retrouver et distinguer ces diff?rentes ?poques d'apr?s ce que chacune d'elles a laiss? en lui.

Observons les Grecs du temps de P?ricl?s, les Romains du temps de Cic?ron; ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des si?cles les plus recul?s. Le contemporain de Cic?ron a l'imagination pleine de l?gendes; ces l?gendes lui viennent d'un temps tr?s-antique et elles portent t?moignage de la mani?re de penser de ce temps-l?. Le contemporain de Cic?ron se sert d'une langue dont les radicaux sont infiniment anciens; cette langue, en exprimant les pens?es des vieux ?ges, s'est model?e sur elles, et elle en a gard? l'empreinte qu'elle transmet de si?cle en si?cle. Le sens intime d'un radical peut quelquefois r?v?ler une ancienne opinion ou un ancien usage; les id?es se sont transform?es et les souvenirs se sont ?vanouis; mais les mots sont rest?s, immuables t?moins de croyances qui ont disparu. Le contemporain de Cic?ron pratique des rites dans les sacrifices, dans les fun?railles, dans la c?r?monie du mariage; ces rites sont plus vieux que lui, et ce qui le prouve, c'est qu'ils ne r?pondent plus aux croyances qu'il a. Mais qu'on regarde de pr?s les rites qu'il observe ou les formules qu'il r?cite, et on y trouvera la marque de ce que les hommes croyaient quinze ou vingt si?cles avant lui.

LIVRE PREMIER.

ANTIQUES CROYANCES.

CHAPITRE PREMIER.

CROYANCES SUR L'?ME ET SUR LA MORT.

Jusqu'aux derniers temps de l'histoire de la Gr?ce et de Rome, on voit persister chez le vulgaire un ensemble de pens?es et d'usages qui dataient assur?ment d'une ?poque tr?s-?loign?e et par lesquels nous pouvons apprendre quelles opinions l'homme se fit d'abord sur sa propre nature, sur son ?me, sur le myst?re de la mort.

Si haut qu'on remonte dans l'histoire de la race indo-europ?enne, dont les populations grecques et italiennes sont des branches, on ne voit pas que cette race ait jamais pens? qu'apr?s cette courte vie tout f?t fini pour l'homme. Les plus anciennes g?n?rations, bien avant qu'il y e?t des philosophes, ont cru ? une seconde existence apr?s celle-ci. Elles ont envisag? la mort, non comme une dissolution de l'?tre, mais comme un simple changement de vie.

Mais en quel lieu et de quelle mani?re se passait cette seconde existence? Croyait-on que l'esprit immortel, une fois ?chapp? d'un corps, allait en animer un autre? Non; la croyance ? la m?tempsycose n'a jamais pu s'enraciner dans les esprits des populations gr?co-italiennes; elle n'est pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l'Orient, puisque les hymnes des V?das sont en opposition avec elle. Croyait-on que l'esprit montait vers le ciel, vers la r?gion de la lumi?re? Pas davantage; la pens?e que les ?mes entraient dans une demeure c?leste, est d'une ?poque relativement assez r?cente en Occident, puisqu'on la voit exprim?e pour la premi?re fois par le po?te Phocylide; le s?jour c?leste ne fut jamais regard? que comme la r?compense de quelques grands hommes et des bienfaiteurs de l'humanit?. D'apr?s les plus vieilles croyances des Italiens et des Grecs, ce n'?tait pas dans un monde ?tranger ? celui-ci que l'?me allait passer sa seconde existence; elle restait tout pr?s des hommes et continuait ? vivre sous la terre.

On a m?me cru pendant fort longtemps que dans cette seconde existence l'?me restait associ?e au corps. N?e avec lui, la mort ne l'en s?parait pas; elle s'enfermait avec lui dans le tombeau.

Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est rest? des t?moins authentiques. Ces t?moins sont les rites de la s?pulture, qui ont surv?cu de beaucoup ? ces croyances primitives, mais qui certainement sont n?s avec elles et peuvent nous les faire comprendre.

Les rites de la s?pulture montrent clairement que lorsqu'on mettait un corps au s?pulcre, on croyait en m?me temps y mettre quelque chose de vivant. Virgile, qui d?crit toujours avec tant de pr?cision et de scrupule les c?r?monies religieuses, termine le r?cit des fun?railles de Polydore par ces mots: << Nous enfermons l'?me dans le tombeau. >> La m?me expression se trouve dans Ovide et dans Pline le Jeune; ce n'est pas qu'elle r?pond?t aux id?es que ces ?crivains se faisaient de l'?me, mais c'est que depuis un temps imm?morial elle s'?tait perp?tu?e dans le langage, attestant d'antiques et vulgaires croyances.

C'?tait une coutume, ? la fin de la c?r?monie fun?bre, d'appeler trois fois l'?me du mort par le nom qu'il avait port?. On lui souhaitait de vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait: Porte-toi bien. On ajoutait: Que la terre te soit l?g?re. Tant on croyait que l'?tre allait continuer ? vivre sous cette terre et qu'il y conserverait le sentiment du bien-?tre et de la souffrance! On ?crivait sur le tombeau que l'homme reposait l?; expression qui a surv?cu ? ces croyances et qui de si?cle en si?cle est arriv?e jusqu'? nous. Nous l'employons encore, bien qu'assur?ment personne aujourd'hui ne pense qu'un ?tre immortel repose dans un tombeau. Mais dans l'antiquit? on croyait si fermement qu'un homme vivait l?, qu'on ne manquait jamais d'enterrer avec lui les objets dont on supposait qu'il avait besoin, des v?tements, des vases, des armes. On r?pandait du vin sur sa tombe pour ?tancher sa soif; on y pla?ait des aliments pour apaiser sa faim. On ?gorgeait des chevaux et des esclaves, dans la pens?e que ces ?tres enferm?s avec le mort le serviraient dans le tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Apr?s la prise de Troie, les Grecs vont retourner dans leur pays; chacun d'eux emm?ne sa belle captive; mais Achille, qui est sous la terre, r?clame sa captive aussi, et on lui donne Polyx?ne.

Un vers de Pindare nous a conserv? un curieux vestige de ces pens?es des anciennes g?n?rations. Phryxos avait ?t? contraint de quitter la Gr?ce et avait fui jusqu'en Colchide. Il ?tait mort dans ce pays; mais tout mort qu'il ?tait, il voulait revenir en Gr?ce. Il apparut donc ? P?lias et lui prescrivit d'aller en Colchide pour en rapporter son ?me. Sans doute cette ?me avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille; mais attach?e aux restes corporels, elle ne pouvait pas quitter sans eux la Colchide.

De cette croyance primitive d?riva la n?cessit? de la s?pulture. Pour que l'?me f?t fix?e dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attach?e, f?t recouvert de terre. L'?me qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de demeure. Elle ?tait errante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle devait aimer apr?s les agitations et le travail de cette vie; il lui fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fant?me, sans jamais s'arr?ter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle avait besoin. Malheureuse, elle devenait bient?t malfaisante. Elle tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de donner la s?pulture ? son corps et ? elle-m?me. De l? est venue la croyance aux revenants. Toute l'antiquit? a ?t? persuad?e que sans la s?pulture l'?me ?tait mis?rable, et que par la s?pulture elle devenait ? jamais heureuse. Ce n'?tait pas pour l'?talage de la douleur qu'on accomplissait la c?r?monie fun?bre, c'?tait pour le repos et le bonheur du mort.

Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps f?t mis en terre. Il fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules d?termin?es. On trouve dans Plaute l'histoire d'un revenant; c'est une ?me qui est forc?ment errante, parce que son corps a ?t? mis en terre sans que les rites aient ?t? observ?s. Su?tone raconte que le corps de Caligula ayant ?t? mis en terre sans que la c?r?monie fun?bre f?t accomplie, il en r?sulta que son ?me fut errante et qu'elle apparut aux vivants, jusqu'au jour o? l'on se d?cida ? d?terrer le corps et ? lui donner une s?pulture suivant les r?gles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on attribuait aux rites et aux formules de la c?r?monie fun?bre. Puisque sans eux les ?mes ?taient errantes et se montraient aux vivants, c'est donc que par eux elles ?taient fix?es et enferm?es dans leurs tombeaux. Et de m?me qu'il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en poss?daient d'autres qui avaient la vertu contraire, celle d'?voquer les ?mes et de les faire sortir momentan?ment du s?pulcre.

On peut voir dans les ?crivains anciens combien l'homme ?tait tourment? par la crainte qu'apr?s sa mort les rites ne fussent pas observ?s ? son ?gard. C'?tait une source de poignantes inqui?tudes. On craignait moins la mort que la privation de s?pulture. C'est qu'il y allait du repos et du bonheur ?ternel. Nous ne devons pas ?tre trop surpris de voir les Ath?niens faire p?rir des g?n?raux qui, apr?s une victoire sur mer, avaient n?glig? d'enterrer les morts. Ces g?n?raux, ?l?ves des philosophes, distinguaient nettement l'?me du corps, et comme ils ne croyaient pas que le sort de l'une f?t attach? au sort de l'autre, il leur semblait qu'il importait assez peu ? un cadavre de se d?composer dans la terre ou dans l'eau. Ils n'avaient donc pas brav? la temp?te pour la vaine formalit? de recueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui, m?me ? Ath?nes, restait attach?e aux vieilles croyances, accusa ses g?n?raux d'impi?t? et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauv? Ath?nes; mais par leur n?gligence ils avaient perdu des milliers d'?mes. Les parents des morts, pensant au long supplice que ces ?mes allaient souffrir, ?taient venus au tribunal en v?tements de deuil et avaient r?clam? vengeance.

Dans les cit?s anciennes la loi frappait les grands coupables d'un ch?timent r?put? terrible, la privation de s?pulture. On punissait ainsi l'?me elle-m?me, et on lui infligeait un supplice presque ?ternel.

Il faut observer qu'il s'est ?tabli chez les anciens une autre opinion sur le s?jour des morts. Ils se sont figur? une r?gion, souterraine aussi, mais infiniment plus vaste que le tombeau, o? toutes les ?mes, loin de leur corps, vivaient rassembl?es, et o? des peines et des r?compenses ?taient distribu?es suivant la conduite que l'homme avait men?e pendant la vie. Mais les rites de la s?pulture, tels que nous venons de les d?crire, sont manifestement en d?saccord avec ces croyances-l?: preuve certaine qu'? l'?poque o? ces rites s'?tablirent, on ne croyait pas encore au Tartare et aux champs ?lys?es. L'opinion premi?re de ces antiques g?n?rations fut que l'?tre humain vivait dans le tombeau, que l'?me ne se s?parait pas du corps et qu'elle restait fix?e ? cette partie du sol o? les ossements ?taient enterr?s. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte ? rendre de sa vie ant?rieure. Une fois mis au tombeau, il n'avait ? attendre ni r?compenses ni supplices. Opinion grossi?re assur?ment, mais qui est l'enfance de la notion de la vie future.

L'?tre qui vivait sous la terre n'?tait pas assez d?gag? de l'humanit? pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi ? certains jours de l'ann?e portait-on un repas ? chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donn? la description de cette c?r?monie dont l'usage s'?tait conserv? intact jusqu'? leur ?poque, quoique les croyances se fussent d?j? transform?es. Ils nous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guirlandes d'herbes et de fleurs, qu'on y pla?ait des g?teaux, des fruits, du sel, et qu'on y versait du lait, du vin, quelquefois le sang d'une victime.

On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repas fun?bre n'?tait qu'une sorte de comm?moration. La nourriture que la famille apportait, ?tait r?ellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve, c'est que le lait et le vin ?taient r?pandus sur la terre du tombeau; qu'un trou ?tait creus? pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au mort; que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en ?taient br?l?es pour qu'aucun vivant n'en e?t sa part; que l'on pronon?ait certaines formules consacr?es pour convier le mort ? manger et ? boire; que, si la famille enti?re assistait ? ce repas, encore ne touchait-elle pas aux mets; qu'enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un peu de lait, et quelques g?teaux dans des vases, et qu'il y avait grande impi?t? ? ce qu'un vivant touch?t ? cette petite provision destin?e aux besoins du mort.

Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages, faisait voir combien ils ?taient fortement enracin?s chez le vulgaire. << Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous pla?ons sur leur tombeau et boivent le vin que nous y versons; en sorte qu'un mort ? qui l'on n'offre rien, est condamn? ? une faim perp?tuelle. >>

Voil? des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et ridicules. Elles ont pourtant exerc? l'empire sur l'homme pendant un grand nombre de g?n?rations. Elles ont gouvern? les ?mes; nous verrons m?me bient?t qu'elles ont r?gi les soci?t?s, et que la plupart des institutions domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source.

NOTES

LE CULTE DES MORTS

Ces croyances donn?rent lieu de tr?s-bonne heure ? des r?gles de conduite. Puisque le mort avait besoin de nourriture et de breuvage, on con?ut que c'?tait un devoir pour les vivants de satisfaire ? ce besoin. Le soin de porter aux morts les aliments ne fut pas abandonn? au caprice ou aux sentiments variables des hommes; il fut obligatoire. Ainsi s'?tablit toute une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s'effacer de bonne heure, mais dont les rites ont dur? jusqu'au triomphe du christianisme.

Les morts passaient pour des ?tres sacr?s. Les anciens leur donnaient les ?pith?tes les plus respectueuses qu'ils pussent trouver; ils les appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la v?n?ration que l'homme peut avoir pour la divinit? qu'il aime ou qu'il redoute. Dans leur pens?e chaque mort ?tait un dieu.

Cette sorte d'apoth?ose n'?tait pas le privil?ge des grands hommes; on ne faisait pas de distinction entre les morts. Cic?ron dit: << Nos anc?tres ont voulu que les hommes qui avaient quitt? cette vie, fussent compt?s au nombre des dieux. >> Il n'?tait m?me pas n?cessaire d'avoir ?t? un homme vertueux; le m?chant devenait un dieu tout autant que l'homme de bien; seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais penchants qu'il avait eus dans la premi?re.

Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans Eschyle, un fils invoque ainsi son p?re mort: << O toi qui es un dieu sous la terre. >> Euripide dit en parlant d'Alceste: << Pr?s de son tombeau le passant s'arr?tera et dira: Celle-ci est maintenant une divinit? bienheureuse. >> Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux M?nes. << Rendez aux dieux M?nes ce qui leur est d?, dit Cic?ron; ce sont des hommes qui ont quitt? la vie; tenez-les pour des ?tres divins. >>

On trouve ce culte des morts chez les Hell?nes, chez les Latins, chez les Sabins, chez les ?trusques; on le trouve aussi chez les Aryas de l'Inde. Les hymnes du Rig-V?da en font mention. Le livre des lois de Manou parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu. D?j? l'on voit dans ce livre que l'id?e de la m?tempsycose a pass? par-dessus cette vieille croyance; d?j? m?me auparavant, la religion de Brahma s'?tait ?tablie. Et pourtant, sous le culte de Brahma, sous la doctrine de la m?tempsycose, la religion des ?mes des anc?tres subsiste encore, vivante et indestructible, et elle force le r?dacteur des Lois de Manou ? tenir compte d'elle et ? admettre encore ses prescriptions dans le livre sacr?. Ce n'est pas la moindre singularit? de ce livre si bizarre, que d'avoir conserv? les r?gles relatives ? ces antiques croyances, tandis qu'il est ?videmment r?dig? ? une ?poque o? des croyances tout oppos?es avaient pris le dessus. Cela prouve que s'il faut beaucoup de temps pour que les croyances humaines se transforment, il en faut encore bien davantage pour que les pratiques ext?rieures et les lois se modifient. Aujourd'hui m?me, apr?s tant de si?cles et de r?volutions, les Hindous continuent ? faire aux anc?tres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites sont ce qu'il y a de plus vieux dans la race indo-europ?enne, et sont aussi ce qu'il y a eu de plus persistant.

Ainsi les Aryas de l'Orient, ? l'origine, ont pens? comme ceux de l'Occident relativement au myst?re d? la destin?e apr?s la mort. Avant de croire ? la m?tempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de l'?me et du corps, ils ont cru ? l'existence vague et ind?cise de l'?tre humain, invisible mais non immat?riel, et r?clamant des mortels une nourriture et des offrandes.

Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des ?tres divins qui jouissaient d'une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition ? leur bonheur; il fallait que les offrandes leur fussent r?guli?rement port?es par les vivants. Si l'on cessait d'accomplir le sraddha pour un mort, l'?me de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une ?me errante qui tourmentait les vivants; en sorte que si les m?nes ?taient vraiment des dieux, ce n'?tait qu'autant que les vivants les honoraient d'un culte.

Les Grecs et les Romains avaient exactement les m?mes croyances. Si l'on cessait d'offrir aux morts le repas fun?bre, aussit?t les morts sortaient de leurs tombeaux; ombres errantes, on les entendait g?mir dans la nuit silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur n?gligence impie; ils cherchaient ? les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le sol de st?rilit?. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu'au jour o? les repas fun?bres ?taient r?tablis. Le sacrifice, l'offrande de la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur rendaient le repos et les attributs divins. L'homme ?tait alors en paix avec eux.

Si le mort qu'on n?gligeait ?tait un ?tre malfaisant, celui qu'on honorait ?tait un dieu tut?laire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture. Pour les prot?ger, il continuait ? prendre part aux affaires humaines; il y jouait fr?quemment son r?le. Tout mort qu'il ?tait, il savait ?tre fort et actif. On le priait; on lui demandait son appui et ses faveurs. Lorsqu'on rencontrait un tombeau, on s'arr?tait, et l'on disait: << Dieu souterrain, sois-moi propice. >>

On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par cette pri?re qu'?lectre adresse aux m?nes de son p?re: << Prends piti? de moi et de mon fr?re Oreste; fais-le revenir en cette contr?e; entends ma pri?re, ? mon p?re; exauce mes voeux en recevant mes libations. >> Ces dieux puissants ne donnent pas seulement les biens mat?riels; car ?lectre ajoute: << Donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma m?re et des mains plus pures. >> Ainsi le Hindou demande aux m?nes << que dans sa famille le nombre des hommes de bien s'accroisse, et qu'il ait beaucoup ? donner >>.

Cette religion des morts para?t ?tre la plus ancienne qu'il y ait eu dans cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorer Indra ou Zeus, l'homme adora les morts; il eut peur d'eux, il leur adressa des pri?res. Il semble que le sentiment religieux ait commenc? par l?. C'est peut-?tre ? la vue de la mort que l'homme a eu pour la premi?re fois l'id?e du surnaturel et qu'il a voulu esp?rer au del? de ce qu'il voyait. La mort fut le premier myst?re; elle mit l'homme sur la voie des autres myst?res. Elle ?leva sa pens?e du visible ? l'invisible, du passager ? l'?ternel, de l'humain au divin.

NOTES

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