Read Ebook: La Cité Antique Étude sur Le Culte Le Droit Les Institutions de la Grèce et de Rome by Fustel De Coulanges
Font size:
Background color:
Text color:
Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page
Ebook has 1255 lines and 157371 words, and 26 pages
NOTES
Censorinus, 3.
LE FEU SACR?.
La maison d'un Grec ou d'un Romain renfermait un autel; sur cet autel il devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allum?s. C'?tait une obligation sacr?e pour le ma?tre de chaque maison d'entretenir le feu jour et nuit. Malheur ? la maison o? il venait ? s'?teindre! Chaque soir on couvrait les charbons de cendre pour les emp?cher de se consumer enti?rement; au r?veil le premier soin ?tait de raviver ce feu et de l'alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur l'autel que lorsque la famille avait p?ri tout enti?re; foyer ?teint, famille ?teinte, ?taient des expressions synonymes chez les anciens.
Il est manifeste que cet usage d'entretenir toujours du feu sur un autel se rapportait ? une antique croyance. Les r?gles et les rites que l'on observait ? cet ?gard, montrent que ce n'?tait pas l? une coutume insignifiante. Il n'?tait pas permis d'alimenter ce feu avec toute sorte de bois; la religion distinguait, parmi les arbres, les esp?ces qui pouvaient ?tre employ?es ? cet usage et celles dont il y avait impi?t? ? se servir. La religion disait encore que ce feu devait rester toujours pur; ce qui signifiait, au sens litt?ral, qu'aucun objet sale ne devait ?tre jet? dans ce feu, et au sens figur?, qu'aucune action coupable ne devait ?tre commise en sa pr?sence. Il y avait un jour de l'ann?e, qui ?tait chez les Romains le 1er mars, o? chaque famille devait ?teindre son feu sacr? et en rallumer un autre aussit?t. Mais pour se procurer le feu nouveau, il y avait des rites qu'il fallait scrupuleusement observer. On devait surtout se garder de se servir d'un caillou et de le frapper avec le fer. Les seuls proc?d?s qui fussent permis, ?taient de concentrer sur un point la chaleur des rayons solaires ou de frotter rapidement deux morceaux de bois d'une esp?ce d?termin?e et d'en faire sortir l'?tincelle. Ces diff?rentes r?gles prouvent assez que, dans l'opinion des anciens, il ne s'agissait pas seulement de produire ou de conserver un ?l?ment utile et agr?able; ces hommes voyaient autre chose dans le feu qui br?lait sur leurs autels.
Ce feu ?tait quelque chose de divin; on l'adorait, on lui rendait un v?ritable culte. On lui donnait en offrande tout ce qu'on croyait pouvoir ?tre agr?able ? un dieu, des fleurs, des fruits, de l'encens, du vin, des victimes. On r?clamait sa protection; on le croyait puissant. On lui adressait de ferventes pri?res pour obtenir de lui ces ?ternels objets des d?sirs humains, sant?, richesse, bonheur. Une de ces pri?res qui nous a ?t? conserv?e dans le recueil des hymnes orphiques, est con?ue ainsi: << Rends-nous toujours florissants, toujours heureux, ? foyer; ? toi qui es ?ternel, beau, toujours jeune, toi qui nourris, toi qui es riche, re?ois de bon coeur nos offrandes, et donne-nous en retour le bonheur et la sant? qui est si douce. >> Ainsi on voyait dans le foyer un dieu bienfaisant qui entretenait la vie de l'homme, un dieu riche qui le nourrissait de ses dons, un dieu fort qui prot?geait la maison et la famille. En pr?sence d'un danger on cherchait un refuge aupr?s de lui. Quand le palais de Priam est envahi, H?cube entra?ne le vieux roi pr?s du foyer: << Tes armes ne sauraient te d?fendre, lui dit-elle; mais cet autel nous prot?gera tous. >>
Voyez Alceste qui va mourir, donnant sa vie pour sauver son ?poux. Elle s'approche de son foyer et l'invoque en ces termes: << O divinit?, ma?tresse de cette maison, c'est la derni?re fois que je m'incline devant toi, et que je t'adresse mes pri?res; car je vais descendre o? sont les morts. Veille sur mes enfants qui n'auront plus de m?re; donne ? mon fils une tendre ?pouse, ? ma fille un noble ?poux. Fais qu'ils ne meurent pas comme moi avant l'?ge, mais qu'au sein du bonheur ils remplissent une longue existence. >> Dans l'infortune l'homme s'en prenait ? son foyer et lui adressait des reproches; dans le bonheur il lui rendait gr?ces. Le soldat qui revenait de la guerre le remerciait de l'avoir fait ?chapper aux p?rils. Eschyle nous repr?sente Agamemnon revenant de Troie, heureux, couvert de gloire; ce n'est pas Jupiter qu'il va porter sa joie et sa reconnaissance; il offre le sacrifice d'actions de gr?ces au foyer qui est dans sa maison. L'homme ne sortait de sa demeure sans adresser une pri?re au foyer; ? son retour, avant de revoir sa femme et d'embrasser ses enfants, il devait s'incliner devant le foyer et l'invoquer.
Le feu du foyer ?tait donc la Providence de la famille. Son culte ?tait fort simple. La premi?re r?gle ?tait qu'il y e?t toujours sur l'autel quelques charbons ardents; car si le feu s'?teignait, c'?tait un dieu qui cessait d'?tre. A certains moments de la journ?e, on posait sur le foyer des herbes s?ches et du bois; alors le dieu se manifestait en flamme ?clatante. On lui offrait des sacrifices; or, l'essence de tout sacrifice ?tait d'entretenir et de ranimer ce feu sacr?, de nourrir et de d?velopper le corps du dieu. C'est pour cela qu'on lui donnait avant toutes choses le bois; c'est pour cela qu'ensuite on versait sur l'autel le vin br?lant de la Gr?ce, l'huile, l'encens, la graisse des victimes. Le dieu recevait ces offrandes, les d?vorait; satisfait et radieux, il se dressait sur l'autel et il illuminait son adorateur de ses rayons. C'?tait le moment de l'invoquer; l'hymne de la pri?re sortait du coeur de l'homme.
Le repas ?tait l'acte religieux par excellence. Le dieu y pr?sidait. C'?tait lui qui avait cuit le pain et pr?par? les aliments; aussi lui devait-on une pri?re au commencement et ? la fin du repas. Avant de manger, on d?posait sur l'autel les pr?mices de la nourriture; avant de boire, on r?pandait la libation de vin. C'?tait la part du dieu. Nul ne doutait qu'il ne f?t pr?sent, qu'il ne mange?t et ne b?t; et, de fait, ne voyait-on pas la flamme grandir comme si elle se f?t nourrie des mets offerts? Ainsi le repas ?tait partag? entre l'homme et le dieu: c'?tait une c?r?monie sainte, par laquelle ils entraient en communion ensemble. Vieilles croyances, qui ? la longue disparurent des esprits, mais qui laiss?rent longtemps apr?s elles des usages, des rites, des formes de langage, dont l'incr?dule m?me ne pouvait pas s'affranchir. Horace, Ovide, P?trone soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation et la pri?re.
C'est une grande preuve de l'antiquit? de ces croyances et de ces pratiques que de les trouver ? la fois chez les hommes des bords de ma M?diterran?e et chez ceux de la presqu'?le indienne. Assur?ment les Grecs n'ont pas emprunt? cette religion aux Hindous, ni les Hindous aux Grecs. Mais les Grecs, les Italiens, les Hindous appartenaient ? une m?me race; leurs anc?tres, ? une ?poque fort recul?e, avaient v?cu ensemble dans l'Asie centrale. C'est l? qu'ils avaient con?u d'abord ces croyances et ?tabli ces rites. La religion du feu sacr? date donc de l'?poque lointaine et myst?rieuse o? il n'y avait encore ni Grecs, ni Italiens, ni Hindous, et o? il n'y avait que les Aryas. Quand les tribus s'?taient s?par?es les unes des autres, elles avaient transport? ce culte avec elles, les unes sur les rives du Gange, les autres sur les bords de la M?diterran?e. Plus tard, parmi ces tribus s?par?es et qui n'avaient plus de relations entre elles, les unes ont ador? Brahma, les autres Zeus, les autres Janus; chaque groupe s'est fait ses dieux. Mais tous ont conserv? comme un legs antique la religion premi?re qu'ils avaient con?ue et pratiqu?e au berceau commun de leur race.
Si l'existence de ce culte chez tous les peuples indo-europ?ens n'en d?montrait pas suffisamment la haute antiquit?, on en trouverait d'autres preuves dans les rites religieux des Grecs et des Romains. Dans tous les sacrifices, m?me dans ceux qu'on faisait en l'honneur de Zeus ou d'Ath?n?, c'?tait toujours au foyer qu'on adressait la premi?re invocation. Toute pri?re ? un dieu, quel qu'il f?t, devait commencer et finir par une pri?re au foyer. A Olympie, le premier sacrifice qu'offrait la Gr?ce assembl?e ?tait pour le foyer, le second pour Zeus. De m?me ? Rome la premi?re adoration ?tait toujours pour Vesta, qui n'?tait autre que le foyer; Ovide dit de cette divinit? qu'elle occupe la premi?re place dans les pratiques religieuses des hommes. C'est ainsi que nous lisons dans les hymnes du Rig-V?da: << Avant tous les autres dieux il faut invoquer Agni. Nous prononcerons son nom v?n?rable avant celui de tous les autres immortels. O Agni, quel que soit le dieu que nous honorions par notre sacrifice, toujours ? toi s'adresse l'holocauste. >> Il est donc certain qu'? Rome au temps d'Ovide, dans l'Inde au temps des brahmanes, le feu du foyer passait encore avant tous les autres dieux; non que Jupiter et Brahma n'eussent acquis une bien plus grande importance dans la religion des hommes; mais on se souvenait que le feu du foyer ?tait de beaucoup ant?rieur ? ces dieux-l?. Il avait pris, depuis nombre de si?cles, la premi?re place dans le culte, et les dieux plus nouveaux et plus grands n'avaient pas pu l'en d?poss?der.
Les symboles de cette religion se modifi?rent suivant les ?ges. Quand les populations de la Gr?ce et de l'Italie prirent l'habitude de se repr?senter leurs dieux comme des personnes et de donner ? chacun d'eux un nom propre et une forme humaine, le vieux culte du foyer subit la loi commune que l'intelligence humaine, dans cette p?riode, imposait ? toute religion. L'autel du feu sacr? fut personnifi?; on l'appela , Vesta; le nom fut le m?me en latin et en grec, et ne fut pas d'ailleurs autre chose que le mot qui dans la langue commune et primitive d?signait un autel. Par un proc?d? assez ordinaire, du nom commun on avait fait un nom propre. Une l?gende se forma peu ? peu. On se figura cette divinit? sous les traits d'une femme, parce que le mot qui d?signait l'autel ?tait du genre f?minin. On alla m?me jusqu'? repr?senter cette d?esse par des statues. Mais on ne put jamais effacer la trace de la croyance primitive d'apr?s laquelle cette divinit? ?tait simplement le feu de l'autel; et Ovide lui-m?me ?tait forc? de convenir que Vesta n'?tait pas autre chose qu'une << flamme vivante >>.
Si nous rapprochons ce culte du feu sacr? du culte des morts, dont nous parlions tout ? l'heure, une relation ?troite nous appara?t entre eux.
Remarquons d'abord que ce feu qui ?tait entretenu sur le foyer n'est pas, dans la pens?e des hommes, le feu de la nature mat?rielle. Ce qu'on voit en lui, ce n'est pas l'?l?ment purement physique qui ?chauffe ou qui br?le, qui transforme les corps, fond les m?taux et se fait le puissant instrument de l'industrie humaine. Le feu du foyer est d'une tout autre nature. C'est un feu pur, qui ne peut ?tre produit qu'? l'aide de certains rites et n'est entretenu qu'avec certaines esp?ces de bois. C'est un feu chaste; l'union des sexes doit ?tre ?cart?e loin de sa pr?sence. On ne lui demande pas seulement la richesse et la sant?; on le prie aussi pour en obtenir la puret? du coeur, la temp?rance, la sagesse. << Rends- nous riches et florissants, dit un hymne orphique; rends-nous aussi sages et chastes. >> Le feu du foyer est donc une sorte d'?tre moral. Il est vrai qu'il brille, qu'il r?chauffe, qu'il cuit l'aliment sacr?; mais en m?me temps il a une pens?e, une conscience; il con?oit des devoirs et veille ? ce qu'ils soient accomplis. On le dirait homme, car il a de l'homme la double nature: physiquement, il resplendit, il se meut, il vit, il procure l'abondance, il pr?pare le repas, il nourrit le corps; moralement, il a des sentiments et des affections, il donne ? l'homme la puret?, il commande le beau et le bien, il nourrit l'?me. On peut dire qu'il entretient la vie humaine dans la double s?rie de ses manifestations. Il est ? la fois la source de la richesse, de la sant?, de la vertu. C'est vraiment le Dieu de la nature humaine. -- Plus tard, lorsque ce culte a ?t? rel?gu? au second plan par Brahma ou par Zeus, le feu du foyer est rest? ce qu'il y avait dans le divin de plus accessible ? l'homme; il a ?t? son interm?diaire aupr?s des dieux de la nature physique; il s'est charg? de porter au ciel la pri?re et l'offrande de l'homme et d'apporter ? l'homme les faveurs divines. Plus tard encore, quand on fit de ce mythe du feu sacr? la grande Vesta, Vesta fut la d?esse vierge; elle ne repr?senta dans le monde ni la f?condit? ni la puissance; elle fut l'ordre; mais non pas l'ordre rigoureux, abstrait, math?matique, la loi imp?rieuse et fatale, , que l'on aper?ut de bonne heure entre les ph?nom?nes de la nature physique. Elle fut l'ordre moral. On se la figura comme une sorte d'?me universelle qui r?glait les mouvements divers des mondes, comme l'?me humaine mettait la r?gle parmi nos organes.
Ainsi la pens?e des g?n?rations primitives se laisse entrevoir. Le principe de ce culte est en dehors de la nature physique et se trouve dans ce petit monde myst?rieux qui est l'homme.
Ceci nous ram?ne au culte des morts. Tous les deux sont de la m?me antiquit?. Ils ?taient associ?s si ?troitement que la croyance des anciens n'en faisait qu'une religion. Foyer, D?mons, H?ros, dieux Lares, tout cela ?tait confondu. On voit par deux passages de Plaute et de Colum?le que dans le langage ordinaire on disait indiff?remment foyer ou Lare domestique, et l'on voit encore par Cic?ron que l'on ne distinguait pas le foyer des P?nates, ni les P?nates des dieux Lares. Nous lisons dans Servius: << Par foyers les anciens entendaient les dieux Lares; aussi Virgile a-t-il pu mettre indiff?remment, tant?t foyer pour P?nates, tant?t P?nates pour foyer. >> Dans un passage fameux de l'?n?ide, Hector dit ? ?n?e qu'il va lui remettre les P?nates troyens, et c'est le feu du foyer qu'il lui remet. Dans un autre passage, ?n?e invoquant ces m?mes dieux les appelle ? la fois P?nates, Lares et Vesta.
Nous avons vu d'ailleurs que ceux que les anciens appelaient Lares ou H?ros, n'?taient autres que les ?mes des morts auxquelles l'homme attribuait une puissance surhumaine et divine. Le souvenir d'un de ces morts sacr?s ?tait toujours attach? au foyer. En adorant l'un, on ne pouvait pas oublier l'autre. Ils ?taient associ?s dans le respect des hommes et dans leurs pri?res. Les descendants, quand ils parlaient du foyer, rappelaient volontiers le nom de l'anc?tre: << Quitte cette place, dit Oreste ? sa soeur, et avance vers l'antique foyer de P?lops pour entendre mes paroles. >> De m?me, ?n?e, parlant du foyer qu'il transporte ? travers les mers, le d?signe par le nom de Lare d'Assaracus, comme s'il voyait dans ce foyer l'?me de son anc?tre.
Le grammairien Servius, qui ?tait fort instruit des antiquit?s grecques et romaines , dit que c'?tait un usage tr?s-ancien d'ensevelir les morts dans les maisons, et il ajoute: << Par suite de cet usage, c'est aussi dans les maisons qu'on honore les Lares et les P?nates. >> Cette phrase ?tablit nettement une antique relation entre le culte des morts et le foyer. On peut donc penser que le foyer domestique n'a ?t? ? l'origine que le symbole du culte des morts, que sous cette pierre du foyer un anc?tre reposait, que le feu y ?tait allum? pour l'honorer, et que ce feu semblait entretenir la vie en lui ou repr?sentait son ?me toujours vigilante.
Ce n'est l? qu'une conjecture, et les preuves nous manquent. Mais ce qui est certain, c'est que les plus anciennes g?n?rations, dans la race d'o? sont sortis les Grecs et les Romains, ont eu le culte des morts et du foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature physique, mais dans l'homme lui-m?me et qui avait pour objet d'adoration l'?tre invisible qui est en nous, la force morale et pensante qui anime et qui gouverne notre corps.
Cette religion ne fut pas toujours ?galement puissante, sur l'?me; elle s'affaiblit peu ? peu, mais elle ne disparut pas. Contemporaine des premiers ?ges de la race aryenne, elle s'enfon?a si profond?ment dans les entrailles de cette race, que la brillante religion de l'Olympe grec ne suffit pas ? la d?raciner et qu'il fallut le christianisme.
Nous verrons bient?t quelle action puissante cette religion a exerc?e sur les institutions domestiques et sociales des anciens. Elle a ?t? con?ue et ?tablie dans cette ?poque lointaine o? cette race cherchait ses institutions, et elle a d?termin? la voie dans laquelle les peuples ont march? depuis.
NOTES
Pausanias, V, 14.
LA RELIGION DOMESTIQUE.
Il ne faut pas se repr?senter cette antique religion comme celles qui ont ?t? fond?es plus tard dans l'humanit? plus avanc?e. Depuis un assez grand nombre de si?cles, le genre humain n'admet plus une doctrine religieuse qu'? deux conditions: l'une est qu'elle lui annonce un dieu unique; l'autre est qu'elle s'adresse ? tous les hommes et soit accessible ? tous, sans repousser syst?matiquement aucune classe ni aucune race. Mais cette religion des premiers temps ne remplissait aucune de ces deux conditions. Non seulement elle n'offrait pas ? l'adoration des hommes un dieu unique; mais encore ses dieux n'acceptaient pas l'adoration de tous les hommes. Ils ne se pr?sentaient pas comme ?tant les dieux du genre humain. Ils ne ressemblaient m?me, pas ? Brahma qui ?tait au moins le dieu de toute une grande caste, ni ? Zeus Panhell?nien qui ?tait celui de toute une nation. Dans cette religion primitive chaque dieu ne pouvait ?tre ador? que par une famille. La religion ?tait purement domestique.
Il faut ?claircir ce point important; car on ne comprendrait pas sans cela la relation tr?s-?troite qu'il y a entre ces vieilles croyances et la constitution de la famille grecque et romaine.
Dans l'Inde comme en Gr?ce, l'offrande ne pouvait ?tre faite ? un mort que par ceux qui descendaient de lui. La loi des Hindous, comme la loi ath?nienne, d?fendait d'admettre un ?tranger, f?t-ce un ami, au repas fun?bre. Il ?tait si n?cessaire que ces repas fussent offerts par les descendants du mort, et non par d'autres, que l'on supposait que les m?nes, dans leur s?jour, pronon?aient souvent ce voeu: << Puisse-t-il na?tre successivement de notre lign?e des fils qui nous offrent dans toute la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, et le beurre clarifi?. >>
Il suivait de l? qu'en Gr?ce et ? Rome, comme dans l'Inde, le fils avait le devoir de faire les libations et les sacrifices aux m?nes de son p?re et de tous ses a?eux. Manquer ? ce devoir ?tait l'impi?t? la plus grave qu'on p?t commettre, puisque l'interruption de ce culte faisait d?choir les morts et an?antissait leur bonheur. Cette n?gligence n'?tait pas moins qu'un v?ritable parricide multipli? autant de fois qu'il y avait d'anc?tres dans la famille.
Si, au contraire, les sacrifices ?taient toujours accomplis suivant les rites, si les aliments ?taient port?s sur le tombeau aux jours fix?s, alors l'anc?tre devenait un dieu protecteur. Hostile ? tous ceux qui ne descendaient pas de lui, les repoussant de son tombeau, les frappant de maladie s'ils approchaient, pour les siens il ?tait bon et secourable.
Il y avait un ?change perp?tuel de bons offices entre les vivants et les morts de chaque famille. L'anc?tre recevait de ses descendants la s?rie des repas fun?bres, c'est-?-dire les seules jouissances qu'il p?t avoir dans sa seconde vie. Le descendant recevait de l'anc?tre l'aide et la force dont il avait besoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer du mort, ni le mort du vivant. Par l? un lien puissant s'?tablissait entre toutes les g?n?rations d'une m?me famille et en faisait un corps ?ternellement ins?parable.
Chaque famille avait son tombeau, o? ses morts venaient reposer l'un apr?s l'autre, toujours ensemble. Ce tombeau ?tait ordinairement voisin de la maison, non loin de la porte, << afin, dit un ancien, que les fils, en entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs p?res, et chaque fois leur adressassent une invocation >>. Ainsi l'anc?tre restait au milieu des siens; invisible, mais toujours pr?sent, il continuait ? faire partie de la famille et ? en ?tre le p?re. Lui immortel, lui heureux, lui divin, il s'int?ressait ? ce qu'il avait laiss? de mortel sur la terre; il en savait les besoins, il en soutenait la faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon l'expression antique, ne s'?tait pas encore acquitt? de l'existence, celui-l? avait pr?s de lui ses guides et ses appuis; c'?taient ses p?res. Au milieu des difficult?s, il invoquait leur antique sagesse; dans le chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien, apr?s une faute son pardon.
Assur?ment nous avons beaucoup de peine aujourd'hui ? comprendre que l'homme p?t adorer son p?re ou son anc?tre. Faire de l'homme un dieu nous semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu'il l'e?t ?t? ? eux d'imaginer les n?tres. Mais songeons que les anciens n'avaient pas l'id?e de la cr?ation; d?s lors le myst?re de la g?n?ration ?tait pour eux ce que le myst?re de la cr?ation peut ?tre pour nous. Le g?n?rateur leur paraissait un ?tre divin, et ils adoraient leur anc?tre. Il faut que ce sentiment ait ?t? bien naturel et bien puissant, car il appara?t, comme principe d'une religion ? l'origine de presque toutes les soci?t?s humaines; on le trouve chez les Chinois comme chez les anciens G?tes et les Scythes, chez les peuplades de l'Afrique comme chez celles du Nouveau- Monde.
Le feu sacr?, qui ?tait associ? si ?troitement au culte des morts, avait aussi pour caract?re essentiel d'appartenir en propre ? chaque famille. Il repr?sentait les anc?tres; il ?tait la providence d'une famille, et n'avait rien de commun avec le feu de la famille voisine qui ?tait une autre providence. Chaque foyer prot?geait les siens et repoussait l'?tranger.
Toute cette religion ?tait renferm?e dans l'enceinte de chaque maison. Le culte n'en ?tait pas public. Toutes les c?r?monies, au contraire, en ?taient tenues fort secr?tes. Accomplies au milieu de la famille seule, elles ?taient cach?es ? l'?tranger. Le foyer n'?tait jamais plac? ni hors de la maison ni m?me pr?s de la porte ext?rieure, o? on l'aurait trop bien vu. Les Grecs le pla?aient toujours dans une enceinte qui le prot?geait contre le contact et m?me le regard des profanes. Les Romains le cachaient au milieu de leur maison. Tous ces dieux, foyer, Lares, M?nes, on les appelait les dieux cach?s ou les dieux de l'int?rieur. Pour tous les actes de cette religion il fallait le secret; qu'une c?r?monie f?t aper?ue par un ?tranger, elle ?tait troubl?e, souill?e, funest?e par ce seul regard.
Ainsi la religion ne r?sidait pas dans les temples, mais dans la maison, chacun avait ses dieux; chaque dieu ne prot?geait qu'une famille et n'?tait dieu que dans une maison. On ne peut pas raisonnablement supposer qu'une religion de ce caract?re ait ?t? r?v?l?e aux hommes par l'imagination puissante de l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait ?t? enseign?e par une caste de pr?tres. Elle est n?e spontan?ment dans l'esprit humain; son berceau a ?t? la famille; chaque famille s'est fait ses dieux.
Cette religion ne pouvait se propager que par la g?n?ration. Le p?re, en donnant la vie ? son fils, lui donnait en m?me temps sa croyance, son culte, le droit d'entretenir le foyer, d'offrir le repas fun?bre, de prononcer les formules de pri?re. La g?n?ration ?tablissait un lien myst?rieux entre l'enfant qui naissait ? la vie et tous les dieux de la famille. Ces dieux ?taient sa famille m?me, ; c'?tait son sang, . L'enfant apportait donc en naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices; comme aussi, plus tard, quand la mort l'aurait divinis? lui-m?me, il devait ?tre compt? ? son tour parmi ces dieux de la famille.
Mais il faut remarquer cette particularit? que la religion domestique ne se propageait que de m?le en m?le. Cela tenait sans nul doute ? l'id?e que les hommes se faisaient de la g?n?ration . La croyance des ?ges primitifs, telle qu'on la trouve dans les V?das et qu'on en voit des vestiges dans tout le droit grec et romain, fut que le pouvoir reproducteur r?sidait exclusivement dans le p?re. Le p?re seul poss?dait le principe myst?rieux de l'?tre et transmettait l'?tincelle de vie. Il est r?sult? de cette vieille opinion qu'il fut de r?gle que le culte domestique pass?t toujours de m?le en m?le, que la femme n'y particip?t que par l'interm?diaire de son p?re ou de son mari, et enfin qu'apr?s la mort la femme n'e?t pas la m?me part que l'homme au culte et aux c?r?monies du repas fun?bre. Il en est r?sult? encore d'autres cons?quences tr?s-graves dans le droit priv? et dans la constitution de la famille; nous les verrons plus loin.
NOTES
Du moins ? l'origine; car ensuite les cit?s ont eu leurs h?ros topiques et nationaux, comme nous le verrons plus loin.
Chez les ?trusques et les Romains il ?tait d'usage que chaque famille religieuse gard?t les images de ses anc?tres rang?es autour de l'atrium. Ces images ?taient-elles de simples portraits de famille ou des idoles?
LA FAMILLE.
CHAPITRE PREMIER.
LA RELIGION A ?T? LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE.
Si nous nous transportons par la pens?e au milieu de ces anciennes g?n?rations d'hommes, nous trouvons dans chaque maison un autel et autour de cet autel la famille assembl?e. Elle se r?unit chaque matin pour adresser au foyer ses premi?res pri?res, chaque soir pour l'invoquer une derni?re fois. Dans le courant du jour, elle se r?unit encore aupr?s de lui pour le repas qu'elle se partage pieusement apr?s la pri?re et la libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des hymnes que ses p?res lui ont l?gu?s.
Hors de la maison, tout pr?s, dans le champ voisin, il y a un tombeau. C'est la seconde demeure de cette famille. L? reposent en commun plusieurs g?n?rations d'anc?tres; la mort ne les a pas s?par?s. Ils restent group?s dans cette seconde existence, et continuent ? former une famille indissoluble. Entre la partie vivante et la partie morte de la famille, il n'y a que cette distance de quelques pas qui s?pare la maison du tombeau. A certains jours, qui sont d?termin?s pour chacun par sa religion domestique, les vivants se r?unissent aupr?s des anc?tres. Ils leur portent le repas fun?bre, leur versent le lait et le vin, d?posent les g?teaux et les fruits, ou br?lent pour eux les chairs d'une victime. En ?change de ces offrandes, ils r?clament leur protection; ils les appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la maison prosp?re, les coeurs vertueux.
Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la g?n?ration. Ce qui le prouve, c'est que la soeur n'est pas dans la famille ce qu'y est le fr?re, c'est que le fils ?mancip? ou la fille mari?e cesse compl?tement d'en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des lois grecques et romaines que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin.
Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection naturelle. Car le droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il peut exister au fond des coeurs, il n'est rien dans le droit. Le p?re peut ch?rir sa fille, mais non pas lui l?guer son bien. Les lois de succession, c'est-?-dire parmi les lois celles qui t?moignent le plus fid?lement des id?es que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction flagrante, soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection naturelle.
Les historiens du droit romain ayant fort justement remarqu? que ni la naissance ni l'affection n'?taient le fondement de la famille romaine, ont cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou maritale. Ils font de cette puissance une sorte d'institution primordiale. Mais ils n'expliquent pas comment elle s'est form?e, ? moins que ce ne soit par la sup?riorit? de force du mari sur la femme, du p?re sur les enfants. Or c'est se tromper gravement que de placer ainsi la force ? l'origine du droit. Nous verrons d'ailleurs plus loin que l'autorit? paternelle ou maritale, loin d'avoir ?t? une cause premi?re, a ?t? elle- m?me un effet; elle est d?riv?e de la religion et a ?t? ?tablie par elle. Elle n'est donc pas le principe qui a constitu? la famille.
Ce qui unit les membres de la famille antique, c'est quelque chose de plus puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique; c'est la religion du foyer et des anc?tres. Elle fait que la famille forme un corps dans cette vie et dans l'autre. La famille antique est une association religieuse plus encore qu'une association de nature. Aussi verrons-nous plus loin que la femme n'y sera vraiment compt?e qu'autant que la c?r?monie sacr?e du mariage l'aura initi?e au culte; que le fils n'y comptera plus, s'il a renonc? au culte ou s'il a ?t? ?mancip?; que l'adopt? y sera, au contraire, un v?ritable fils, parce que, s'il n'a pas le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communaut? du culte; que le l?gataire qui refusera d'adopter le culte de cette famille, n'aura pas la succession; qu'enfin la parent? et le droit ? l'h?ritage seront r?gl?s, non d'apr?s la naissance, mais d'apr?s les droits de participation au culte tels que la religion les a ?tablis. Ce n'est sans doute pas la religion qui a cr?? la famille, mais c'est elle assur?ment qui lui a donn? ses r?gles, et de l? est venu que la famille antique a eu une constitution si diff?rente de celle qu'elle aurait eue si les sentiments naturels avaient ?t? seuls ? la fonder.
NOTES
Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous verrons dans la suite que ces vieilles lois ont ?t? modifi?es.
Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page