Read Ebook: Actes et Paroles Volume 1 by Hugo Victor
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Ebook has 2314 lines and 138306 words, and 47 pages
Le digne pretre precepteur s'appelait l'abbe de la Riviere. Que son nom soit prononce ici avec respect.
Avoir ete enseigne dans sa premiere enfance par un pretre est un fait dont on ne doit parler qu'avec calme et douceur; ce n'est ni la faute du pretre ni la votre. C'est, dans des conditions que ni l'enfant ni le pretre n'ont choisies, une rencontre malsaine de deux intelligences, l'une petite, l'autre rapetissee, l'une qui grandit, l'autre qui vieillit. La senilite se gagne. Une ame d'enfant peut se rider de toutes les erreurs d'un vieillard.
En dehors de la religion, qui est une, toutes les religions sont des a peu pres; chaque religion a son pretre qui enseigne a l'enfant son a peu pres. Toutes les religions, diverses en apparence, ont une identite venerable; elles sont terrestres par la surface, qui est le dogme, et celestes par le fond, qui est Dieu. De la, devant les religions, la grave reverie du philosophe qui, sous leur chimere, apercoit leur realite. Cette chimere, qu'elles appellent articles de foi et mysteres, les religions la melent a Dieu, et l'enseignent. Peuvent-elles faire autrement? L'enseignement de la mosquee et de la synagogue est etrange, mais c'est innocemment qu'il est funeste; le pretre, nous parlons du pretre convaincu, n'en est pas coupable; il est a peine responsable; il a ete lui-meme anciennement le patient de cet enseignement dont il est aujourd'hui l'operateur; devenu maitre, il est reste esclave. De la ses lecons redoutables. Quoi de plus terrible que le mensonge sincere? Le pretre enseigne le faux, ignorant le vrai; il croit bien faire.
Cet enseignement a cela de lugubre que tout ce qu'il fait pour l'enfant est fait contre l'enfant; il donne lentement on ne sait quelle courbure a l'esprit; c'est de l'orthopedie en sens inverse; il fait torse ce que la nature a fait droit; il lui arrive, affreux chefs-d'oeuvre, de fabriquer des ames difformes, ainsi Torquemada; il produit des intelligences inintelligentes, ainsi Joseph de Maistre; ainsi tant d'autres, qui ont ete les victimes de cet enseignement avant d'en etre les bourreaux.
Etroite et obscure education de caste et de clerge qui a pese sur nos peres et qui menace encore nos fils!
Cet enseignement inocule aux jeunes intelligences la vieillesse des prejuges, il ote a l'enfant l'aube et lui donne la nuit, et il aboutit a une telle plenitude du passe que l'ame y est comme noyee, y devient on ne sait quelle eponge de tenebres, et ne peut plus admettre l'avenir.
Se tirer de l'education qu'on a recue, ce n'est pas aise. Pourtant l'instruction clericale n'est pas toujours irremediable. Preuve, Voltaire.
Les trois ecoliers des Feuillantines etaient soumis a ce perilleux enseignement, tempere, il est vrai, par la tendre et haute raison d'une femme; leur mere.
Le plus jeune des trois freres, quoiqu'on lui fit des lors epeler Virgile, etait encore tout a fait un enfant.
Cette maison des Feuillantines est aujourd'hui son cher et religieux souvenir. Elle lui apparait couverte d'une sorte d'ombre sauvage. C'est la qu'au milieu des rayons et des roses se faisait en lui la mysterieuse ouverture de l'esprit. Rien de plus tranquille que cette haute masure fleurie, jadis couvent, maintenant solitude, toujours asile. Le tumulte imperial y retentissait pourtant. Par intervalles, dans ces vastes chambres d'abbaye, dans ces decombres de monastere, sous ces voutes de cloitre demantele, l'enfant voyait aller et venir, entre deux guerres dont il entendait le bruit, revenant de l'armee et repartant pour l'armee, un jeune general qui etait son pere et un jeune colonel qui etait son oncle; ce charmant fracas paternel l'eblouissait un moment; puis, a un coup de clairon, ces visions de plumets et de sabres s'evanouissaient, et tout redevenait paix et silence dans cette ruine ou il y avait une aurore.
Ainsi vivait, deja serieux, il y a soixante ans, cet enfant, qui etait moi.
Je me rappelle toutes ces choses, emu.
Je vivais dans les fleurs.
Je vivais dans ce jardin des Feuillantines, j'y rodais comme un enfant, j'y errais comme un homme, j'y regardais le vol des papillons et des abeilles, j'y cueillais des boutons d'or et des liserons, et je n'y voyais jamais personne que ma mere, mes deux freres et le bon vieux pretre, son livre sous le bras. Parfois, malgre la defense, je m'aventurais jusqu'au hallier farouche du fond du jardin; rien n'y remuait que le vent, rien n'y parlait que les nids, rien n'y vivait que les arbres; et je considerais a travers les branches la vieille chapelle dont les vitres defoncees laissaient voir la muraille interieure bizarrement incrustee de coquillages marins. Les oiseaux entraient et sortaient par les fenetres. Ils etaient la chez eux. Dieu et les oiseaux, cela va ensemble.
Un soir, ce devait etre vers 1809, mon pere etait en Espagne, quelques visiteurs etaient venus voir ma mere, evenement rare aux Feuillantines. On se promenait dans le jardin; mes freres etaient restes a l'ecart. Ces visiteurs etaient trois camarades de mon pere; ils venaient apporter ou demander de ses nouvelles; ces hommes etaient de haute taille; je les suivais, j'ai toujours aime la compagnie des grands; c'est ce qui, plus tard, m'a rendu facile un long tete-a-tete avec l'ocean.
Ma mere les ecoutait parler, je marchais derriere ma mere.
Il y avait fete ce jour-la, une de ces vastes fetes du premier empire. Quelle fete? je l'ignorais. Je l'ignore encore. C'etait un soir d'ete; la nuit tombait, splendide. Canon des Invalides, feu d'artifice, lampions; une rumeur de triomphe arrivait jusqu'a notre solitude; la grande ville celebrait la grande armee et le grand chef; la cite avait une aureole, comme si les victoires etaient une aurore; le ciel bleu devenait lentement rouge; la fete imperiale se reverberait jusqu'au zenith; des deux domes qui dominaient le jardin des Feuillantines, l'un, tout pres, le Val-de-Grace, masse noire, dressait une flamme a son sommet et semblait une tiare qui s'acheve en escarboucle; l'autre, lointain, le Pantheon gigantesque et spectral, avait autour de sa rondeur un cercle d'etoiles, comme si, pour feter un genie, il se faisait une couronne des ames de tous les grands hommes auxquels il est dedie.
La clarte de la fete, clarte superbe, vermeille, vaguement sanglante, etait telle qu'il faisait presque grand jour dans le jardin.
Tout en se promenant, le groupe qui marchait devant moi etait parvenu, peut-etre un peu malgre ma mere, qui avait des velleites de s'arreter et qui semblait ne vouloir pas aller si loin, jusqu'au massif d'arbres ou etait la chapelle.
Ils causaient, les arbres etaient silencieux, au loin le canon de la solennite tirait de quart d'heure en quart d'heure. Ce que je vais dire est pour moi inoubliable.
Comme ils allaient entrer sous les arbres, un des trois interlocuteurs s'arreta, et regardant le ciel nocturne plein de lumiere, s'ecria:
--N'importe! cet homme est grand.
Une voix sortit de l'ombre et dit:
--Bonjour, Lucotte, bonjour, Drouet, bonjour, Tilly.
Et un homme, de haute stature aussi lui, apparut dans le clair-obscur des arbres.
Les trois causeurs leverent la tete.
--Tiens! s'ecria l'un d'eux.
Et il parut pret a prononcer un nom.
Ma mere, pale, mit un doigt sur sa bouche.
Ils se turent.
Je regardais, etonne.
L'apparition, c'en etait une pour moi, reprit:
--Lucotte, c'est toi qui parlais.
--Oui, dit Lucotte.
--Tu disais: cet homme est grand.
--Oui.
--Eh bien, quelqu'un est plus grand que Napoleon.
--Qui?
--Bonaparte.
Il y eut un silence. Lucotte le rompit.
--Apres Marengo?
L'inconnu repondit:
--Avant Brumaire.
Le general Lucotte, qui etait jeune, riche, beau, heureux, tendit la main a l'inconnu et dit:
--Toi, ici! je te croyais en Angleterre.
L'inconnu, dont je remarquais la face severe, l'oeil profond et les cheveux grisonnants, repartit:
--Brumaire, c'est la chute.
--De la republique, oui.
--Non, de Bonaparte.
Ce mot, Bonaparte, m'etonnait beaucoup. J'entendais toujours dire "l'empereur". Depuis, j'ai compris ces familiarites hautaines de la verite. Ce jour-la, j'entendais pour la premiere fois le grand tutoiement de l'histoire.
Les trois hommes, c'etaient trois generaux, ecoutaient stupefaits et serieux.
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