Read Ebook: De l'origine des espèces by Darwin Charles
Font size:
Background color:
Text color:
Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page
Ebook has 957 lines and 215917 words, and 20 pages
Ces diff?rentes raisons expliquent pourquoi nous ne savons rien ou presque rien sur l'origine ou sur l'histoire de nos races domestiques. Mais, en fait, peut-on soutenir qu'une race, ou un dialecte, ait une origine distincte? Un homme conserve et fait reproduire un individu qui pr?sente quelque l?g?re d?viation de conformation; ou bien il apporte plus de soins qu'on ne le fait d'ordinaire pour apparier ensemble ses plus beaux sujets; ce faisant, il les am?liore, et ces animaux perfectionn?s se r?pandent lentement dans le voisinage. Ils n'ont pas encore un nom particulier; peu appr?ci?s, leur histoire est n?glig?e. Mais, si l'on continue ? suivre ce proc?d? lent et graduel, et que, par cons?quent, ces animaux s'am?liorent de plus en plus, ils se r?pandent davantage, et on finit par les reconna?tre pour une race distincte ayant quelque valeur; ils re?oivent alors un nom, probablement un nom de province. Dans les pays ? demi civilis?s, o? les communications sont difficiles, une nouvelle race ne se r?pand que bien lentement. Les principaux caract?res de la nouvelle race ?tant reconnus et appr?ci?s ? leur juste valeur, le principe de la s?lection inconsciente, comme je l'ai appel?e, aura toujours pour effet d'augmenter les traits caract?ristiques de la race, quels qu'ils puissent ?tre d'ailleurs, -- sans doute ? une ?poque plus particuli?rement qu'? une autre, selon que la race nouvelle est ou non ? la mode, -- plus particuli?rement aussi dans un pays que dans un autre, selon que les habitants sont plus ou moins civilis?s. Mais, en tout cas, il est tr?s peu probable que l'on conserve l'historique de changements si lents et si insensibles.
CIRCONSTANCES FAVORABLES ? LA S?LECTION OPER?E PAR L'HOMME.
Il importe, pour la formation de nouvelles races d'animaux, d'emp?cher autant que possible les croisements, tout au moins dans un pays qui renferme d?j? d'autres races. Sous ce rapport, les cl?tures jouent un grand r?le. Les sauvages nomades, ou les habitants de plaines ouvertes, poss?dent rarement plus d'une race de la m?me esp?ce. Le pigeon s'apparie pour la vie; c'est l? une grande commodit? pour l'?leveur, qui peut ainsi am?liorer et faire reproduire fid?lement plusieurs races, quoiqu'elles habitent une m?me voli?re; cette circonstance doit, d'ailleurs, avoir singuli?rement favoris? la formation de nouvelles races. Il est un point qu'il est bon d'ajouter: les pigeons se multiplient beaucoup et vite, et on peut sacrifier tous les sujets d?fectueux, car ils servent ? l'alimentation. Les chats, au contraire, en raison de leurs habitudes nocturnes et vagabondes, ne peuvent pas ?tre ais?ment appari?s, et, bien qu'ils aient une si grande valeur aux yeux des femmes et des enfants, nous voyons rarement une race distincte se perp?tuer parmi eux; celles que l'on rencontre, en effet, sont presque toujours import?es de quelque autre pays. Certains animaux domestiques varient moins que d'autres, cela ne fait pas de doute; on peut cependant, je crois, attribuer ? ce que la s?lection ne leur a pas ?t? appliqu?e la raret? ou l'absence de races distinctes chez le chat, chez l'?ne, chez le paon, chez l'oie, etc.: chez les chats, parce qu'il est fort difficile de les apparier; chez les ?nes, parce que ces animaux ne se trouvent ordinairement que chez les pauvres gens, qui s'occupent peu de surveiller leur reproduction, et la preuve, c'est que, tout r?cemment, on est parvenu ? modifier et ? am?liorer singuli?rement cet animal par une s?lection attentive dans certaines parties de l'Espagne et des ?tats-Unis; chez le paon, parce que cet animal est difficile ? ?lever et qu'on ne le conserve pas en grande quantit?; chez l'oie, parce que ce volatile n'a de valeur que pour sa chair et pour ses plumes, et surtout, peut-?tre, parce que personne n'a jamais d?sir? en multiplier les races. Il est juste d'ajouter que l'Oie domestique semble avoir un organisme singuli?rement inflexible, bien qu'elle ait quelque peu vari?, comme je l'ai d?montr? ailleurs.
R?sumons en quelques mots ce qui est relatif ? l'origine de nos races d'animaux domestiques et de nos plantes cultiv?es. Les changements dans les conditions d'existence ont la plus haute importance comme cause de variabilit?, et parce que ces conditions agissent directement sur l'organisme, et parce qu'elles agissent indirectement en affectant le syst?me reproducteur. Il n'est pas probable que la variabilit? soit, en toutes circonstances, une r?sultante inh?rente et n?cessaire de ces changements. La force plus ou moins grande de l'h?r?dit? et celle de la tendance au retour d?terminent ou non la persistance des variations. Beaucoup de lois inconnues, dont la corr?lation de croissance est probablement la plus importante, r?gissent la variabilit?. On peut attribuer une certaine influence ? l'action d?finie des conditions d'existence, mais nous ne savons pas dans quelles proportions cette influence s'exerce. On peut attribuer quelque influence, peut-?tre m?me une influence consid?rable, ? l'augmentation d'usage ou du non-usage des parties. Le r?sultat final, si l'on consid?re toutes ces influences; devient infiniment complexe. Dans quelques cas le croisement d'esp?ces primitives distinctes semble avoir jou? un r?le fort important au point de vue de l'origine de nos races. D?s que plusieurs races ont ?t? form?es dans une r?gion quelle qu'elle soit, leur croisement accidentel, avec l'aide de la s?lection, a sans doute puissamment contribu? ? la formation de nouvelles vari?t?s. On a, toutefois, consid?rablement exag?r? l'importance des croisements, et relativement aux animaux, et relativement aux plantes qui se multiplient par graines. L'importance du croisement est immense, au contraire, pour les plantes qui se multiplient temporairement par boutures, par greffes etc., parce que le cultivateur peut, dans ce cas, n?gliger l'extr?me variabilit? des hybrides et des m?tis et la st?rilit? des hybrides; mais les plantes qui ne se multiplient pas par graines ont pour nous peu d'importance, leur dur?e n'?tant que temporaire. L'action accumulatrice de la s?lection, qu'elle soit appliqu?e m?thodiquement et vite, ou qu'elle soit appliqu?e inconsciemment, lentement, mais de fa?on plus efficace, semble avoir ?t? la grande puissance qui a pr?sid? ? toutes ces causes de changement.
VARIABILIT?.
On peut douter que des d?viations de structure aussi soudaines et aussi consid?rables que celles que nous observons quelquefois chez nos productions domestiques, principalement chez les plantes, se propagent de fa?on permanente ? l'?tat de nature. Presque toutes les parties de chaque ?tre organis? sont si admirablement dispos?es, relativement aux conditions complexes de l'existence de cet ?tre, qu'il semble aussi improbable qu'aucune de ces parties ait atteint du premier coup la perfection, qu'il semblerait improbable qu'une machine fort compliqu?e ait ?t? invent?e d'embl?e ? l'?tat parfait par l'homme. Chez les animaux r?duits en domesticit?, il se produit quelquefois des monstruosit?s qui ressemblent ? des conformations normales chez des animaux tout diff?rents. Ainsi, les porcs naissent quelquefois avec une sorte de trompe; or, si une esp?ce sauvage du m?me genre poss?dait naturellement une trompe, on pourrait soutenir que cet appendice a paru sous forme de monstruosit?. Mais, jusqu'? pr?sent, malgr? les recherches les plus scrupuleuses, je n'ai pu trouver aucun cas de monstruosit? ressemblant ? des structures normales chez des formes presque voisines, et ce sont celles-l? seulement qui auraient de l'importance dans le cas qui nous occupe. En admettant que des monstruosit?s semblables apparaissent parfois chez l'animal ? l'?tat de nature, et qu'elles soient susceptibles de transmission par h?r?dit? -- ce qui n'est pas toujours le cas -- leur conservation d?pendrait de circonstances extraordinairement favorables, car elles se produisent rarement et isol?ment. En outre, pendant la premi?re g?n?ration et les g?n?rations suivantes, les individus affect?s de ces monstruosit?s devraient se croiser avec les individus ordinaires, et, en cons?quence, leur caract?re anormal dispara?trait presque in?vitablement. Mais j'aurai ? revenir, dans un chapitre subs?quent, sur la conservation et sur la perp?tuation des variations isol?es ou accidentelles.
DIFF?RENCES INDIVIDUELLES.
On sait que, ind?pendamment des variations, certains individus appartenant ? une m?me esp?ce pr?sentent souvent de grandes diff?rences de conformation; ainsi, par exemple, les deux sexes de diff?rents animaux; les deux ou trois castes de femelles st?riles et de travailleurs chez les insectes, beaucoup d'animaux inf?rieurs ? l'?tat de larve ou non encore parvenus ? l'?ge adulte. On a aussi constat? des cas de dimorphisme et de trimorphisme chez les animaux et chez les plantes. Ainsi, M. Wallace, qui derni?rement a appel? l'attention sur ce sujet, a d?montr? que, dans l'archipel Malais, les femelles de certaines esp?ces de papillons rev?tent r?guli?rement deux ou m?me trois formes absolument distinctes, qui ne sont reli?es les unes aux autres par aucune vari?t? interm?diaire. Fritz M?ller a d?crit des cas analogues, mais plus extraordinaires encore, chez les m?les de certains crustac?s du Br?sil. Ainsi, un Tanais m?le se trouve r?guli?rement sous deux formes distinctes; l'une de ces formes poss?de des pinces fortes et ayant un aspect diff?rent, l'autre a des antennes plus abondamment garnies de cils odorants. Bien que, dans la plupart de ces cas, les deux ou trois formes observ?es chez les animaux et chez les plantes ne soient pas reli?es actuellement par des cha?nons interm?diaires, il est probable qu'? une certaine ?poque ces interm?diaires ont exist?. M. Wallace, par exemple, a d?crit un certain papillon qui pr?sente, dans une m?me ?le, un grand nombre de vari?t?s reli?es par des cha?nons interm?diaires, et dont les formes extr?mes ressemblent ?troitement aux deux formes d'une esp?ce dimorphe voisine, habitant une autre partie de l'archipel Malais. Il en est de m?me chez les fourmis; les diff?rentes castes de travailleurs sont ordinairement tout ? fait distinctes; mais, dans quelques cas, comme nous le verrons plus tard, ces castes sont reli?es les unes aux autres par des vari?t?s imperceptiblement gradu?es. J'ai observ? les m?mes ph?nom?nes chez certaines plantes dimorphes. Sans doute, il para?t tout d'abord extr?mement remarquable qu'un m?me papillon femelle puisse produire en m?me temps trois formes femelles distinctes et une seule forme m?le; ou bien qu'une plante hermaphrodite puisse produire, dans une m?me capsule, trois formes hermaphrodites distinctes, portant trois sortes diff?rentes de femelles et trois ou m?me six sortes diff?rentes de m?les. Toutefois, ces cas ne sont que des exag?ration du fait ordinaire, ? savoir: que la femelle produit des descendants des deux sexes, qui, parfois, diff?rent les uns des autres d'une fa?on extraordinaire.
ESP?CES DOUTEUSES.
Les formes les plus importantes pour nous, sous bien des rapports, sont celles qui, tout en pr?sentant, ? un degr? tr?s prononc?, le caract?re d'esp?ces, sont assez semblables ? d'autres formes ou sont assez parfaitement reli?es avec elles par des interm?diaires, pour que les naturalistes r?pugnent ? les consid?rer comme des esp?ces distinctes. Nous avons toute raison de croire qu'un grand nombre de ces formes voisines et douteuses ont conserv? leurs caract?res de fa?on permanente pendant longtemps, pendant aussi longtemps m?me, autant que nous pouvons en juger, que les bonnes et vraies esp?ces. Dans la pratique, quand un naturaliste peut rattacher deux formes l'une ? l'autre par des interm?diaires, il consid?re l'une comme une vari?t? de l'autre; il d?signe la plus commune, mais parfois aussi la premi?re d?crite, comme l'esp?ce, et la seconde comme la vari?t?. Il se pr?sente quelquefois, cependant, des cas tr?s difficiles, que je n'?num?rerai pas ici, o? il s'agit de d?cider si une forme doit ?tre class?e comme une vari?t? d'une autre forme, m?me quand elles sont intimement reli?es par des formes interm?diaires; bien qu'on suppose d'ordinaire que ces formes interm?diaires ont une nature hybride, cela ne suffit pas toujours pour trancher la difficult?. Dans bien des cas, on regarde une forme comme une vari?t? d'une autre forme, non pas parce qu'on a retrouv? les formes interm?diaires, mais parce que l'analogie qui existe entre elles fait supposer ? l'observateur que ces interm?diaires existent aujourd'hui, ou qu'ils ont anciennement exist?. Or, en agir ainsi, c'est ouvrir la porte au doute et aux conjectures.
Pour d?terminer, par cons?quent, si l'on doit classer une forme comme une esp?ce ou comme une vari?t?, il semble que le seul guide ? suivre soit l'opinion des naturalistes ayant un excellent jugement et une grande exp?rience; mais, souvent, il devient n?cessaire de d?cider ? la majorit? des voix, car il n'est gu?re de vari?t?s bien connues et bien tranch?es que des juges tr?s comp?tents n'aient consid?r?es comme telles, alors que d'autres juges tout aussi comp?tents les consid?rent comme des esp?ces.
Il est certain tout au moins que les vari?t?s ayant cette nature douteuse sont tr?s communes. Si l'on compare la flore de la Grande-Bretagne ? celle de la France ou ? celle des ?tats-Unis, flores d?crites par diff?rents botanistes, on voit quel nombre surprenant de formes ont ?t? class?es par un botaniste comme esp?ces, et par un autre comme vari?t?s. M. H.-C. Watson, auquel je suis tr?s reconnaissant du concours qu'il m'a pr?t?, m'a signal? cent quatre-vingt-deux plantes anglaises, que l'on consid?re ordinairement comme des vari?t?s, mais que certains botanistes ont toutes mises au rang des esp?ces; en faisant cette liste, il a omis plusieurs vari?t?s insignifiantes, lesquelles n?anmoins ont ?t? rang?es comme esp?ces par certains botanistes, et il a enti?rement omis plusieurs genres polymorphes. M. Babington compte, dans les genres qui comprennent le plus de formes polymorphes, deux cent cinquante et une esp?ces, alors que M. Bentham n'en compte que cent douze, ce qui fait une diff?rence de cent trente-neuf formes douteuses! Chez les animaux qui s'accouplent pour chaque port?e et qui jouissent ? un haut degr? de la facult? de la locomotion, on trouve rarement, dans un m?me pays, des formes douteuses, mises au rang d'esp?ces par un zoologiste, et de vari?t?s par un autre; mais ces formes sont communes dans les r?gions s?par?es. Combien n'y a-t-il pas d'oiseaux et d'insectes de l'Am?rique septentrionale et de l'Europe, ne diff?rant que tr?s peu les uns des autres, qui ont ?t? compt?s, par un ?minent naturaliste comme des esp?ces incontestables, et par un autre, comme des vari?t?s, ou bien, comme on les appelle souvent, comme des races g?ographiques! M. Wallace d?montre, dans plusieurs m?moires remarquables, qu'on peut diviser en quatre groupes les diff?rents animaux, principalement les l?pidopt?res, habitant les ?les du grand archipel Malais: les formes variables, les formes locales, les races g?ographiques ou sous-esp?ces, et les vraies esp?ces repr?sentatives. Les premi?res, ou formes variables, varient beaucoup dans les limites d'une m?me ?le. Les formes locales sont assez constantes et sont distinctes dans chaque ?le s?par?e; mais, si l'on compare les unes aux autres les formes locales des diff?rentes ?les, on voit que les diff?rences qui les s?parent sont si l?g?res et offrent tant de gradations, qu'il est impossible de les d?finir et de les d?crire, bien qu'en m?me temps les formes extr?mes soient suffisamment distinctes. Les races g?ographiques ou sous-esp?ces constituent des formes locales compl?tement fixes et isol?es; mais, comme elles ne diff?rent pas les unes des autres par des caract?res importants et fortement accus?s, <
Il y a bien des ann?es, alors que je comparais et que je voyais d'autres naturalises comparer les uns avec les autres et avec ceux du continent am?ricain les oiseaux provenant des ?les si voisines de l'archipel des Galapagos, j'ai ?t? profond?ment frapp? de la distinction vague et arbitraire qui existe entre les esp?ces et les vari?t?s. M. Wollaston, dans son admirable ouvrage, consid?re comme des vari?t?s beaucoup d'insectes habitant les ?lots du petit groupe de Mad?re; or, beaucoup d'entomologistes classeraient la plupart d'entre eux comme des esp?ces distinctes. Il y a, m?me en Irlande, quelques animaux que l'on regarde ordinairement aujourd'hui comme des vari?t?s, mais que certains zoologistes ont mis au rang des esp?ces. Plusieurs savants ornithologistes estiment que notre coq de bruy?re rouge n'est qu'une vari?t? tr?s prononc?e d'une esp?ce norw?gienne; mais la plupart le consid?rent comme une esp?ce incontestablement particuli?re ? la Grande- Bretagne. Un ?loignement consid?rable entre les habitats de deux formes douteuses conduit beaucoup de naturalistes ? classer ces derni?res comme des esp?ces distinctes. Mais n'y a-t-il pas lieu de se demander: quelle est dans ce cas la distance suffisante? Si la distance entre l'Am?rique et l'Europe est assez consid?rable, suffit-il, d'autre part, de la distance entre l'Europe et les A?ores, Mad?re et les Canaries, ou de celle qui existe entre les diff?rents ?lots de ces petits archipels?
Beaucoup de vari?t?s bien accus?es ou esp?ces douteuses m?riteraient d'appeler notre attention; on a tir?, en effet, de nombreux et puissants arguments de la distribution g?ographique, des variations analogues, de l'hybridit?, etc., pour essayer de d?terminer le rang qu'il convient de leur assigner; mais je ne peux, faute d'espace, discuter ici ces arguments. Des recherches attentives permettront sans doute aux naturalistes de s'entendre pour la classification de ces formes douteuses. Il faut ajouter, cependant, que nous les trouvons en plus grand nombre dans les pays les plus connus. En outre, si un animal ou une plante ? l'?tat sauvage est tr?s utile ? l'homme, ou que, pour quelque cause que ce soit, elle attire vivement son attention, on constate imm?diatement qu'il en existe plusieurs vari?t?s que beaucoup d'auteurs consid?rent comme des esp?ces. Le ch?ne commun, par exemple, est un des arbres qui ont ?t? le plus ?tudi?s, et cependant un naturaliste allemand ?rige en esp?ces plus d'une douzaine de formes, que les autres botanistes consid?rent presque universellement comme des vari?t?s. En Angleterre, on peut invoquer l'opinion des plus ?minents botanistes et des hommes pratiques les plus exp?riment?s; les uns affirment que les ch?nes sessiles et les ch?nes p?doncul?s sont des esp?ces bien distinctes, les autres que ce sont de simples vari?t?s.
Quand un jeune naturaliste aborde l'?tude d'un groupe d'organismes qui lui sont parfaitement inconnus, il est d'abord tr?s embarrass? pour d?terminer quelles sont les diff?rences qu'il doit consid?rer comme impliquant une esp?ce ou simplement une vari?t?; il ne sait pas, en effet, quelles sont la nature et l'?tendue des variations dont le groupe dont il s'occupe est susceptible, fait qui prouve au moins combien les variations sont g?n?rales. Mais, s'il restreint ses ?tudes ? une seule classe habitant un seul pays, il saura bient?t quel rang il convient d'assigner ? la plupart des formes douteuses. Tout d'abord, il est dispos? ? reconna?tre beaucoup d'esp?ces, car il est frapp?, aussi bien que l'?leveur de pigeons et de volailles dont nous avons d?j? parl?, de l'?tendue des diff?rences qui existent chez les formes qu'il ?tudie continuellement; en outre, il sait ? peine que des variations analogues, qui se pr?sentent dans d'autres groupes et dans d'autres pays, seraient de nature ? corriger ses premi?res impressions. ? mesure que ses observations prennent un d?veloppement plus consid?rable, les difficult?s s'accroissent, car il se trouve en pr?sence d'un plus grand nombre de formes tr?s voisines. En supposant que ses observations prennent un caract?re g?n?ral, il finira par pouvoir se d?cider; mais il n'atteindra ce point qu'en admettant des variations nombreuses, et il ne manquera pas de naturalistes pour contester ses conclusions. Enfin, les difficult?s surgiront en foule, et il sera forc? de s'appuyer presque enti?rement sur l'analogie, lorsqu'il en arrivera ? ?tudier les formes voisines provenant de pays aujourd'hui s?par?s, car il ne pourra retrouver les cha?nons interm?diaires qui relient ces formes douteuses.
Jusqu'? pr?sent on n'a pu tracer une ligne de d?marcation entre les esp?ces et les sous-esp?ces, c'est-?-dire entre les formes qui, dans l'opinion de quelques naturalistes, pourraient ?tre presque mises au rang des esp?ces sans le m?riter tout ? fait. On n'a pas r?ussi davantage ? tracer une ligne de d?marcation entre les sous-esp?ces et les vari?t?s fortement accus?es, ou entre les vari?t?s ? peine sensibles et les diff?rences individuelles. Ces diff?rences se fondent l'une dans l'autre par des degr?s insensibles, constituant une v?ritable s?rie; or, la notion de s?rie implique l'id?e d'une transformation r?elle.
Aussi, bien que les diff?rences individuelles offrent peu d'int?r?t aux naturalistes classificateurs, je consid?re qu'elles ont la plus haute importance en ce qu'elles constituent les premiers degr?s vers ces vari?t?s si l?g?res qu'on croit devoir ? peine les signaler dans les ouvrages sur l'histoire naturelle. Je crois que les vari?t?s un peu plus prononc?es, un peu plus persistantes, conduisent ? d'autres vari?t?s plus prononc?es et plus persistantes encore; ces derni?res am?nent la sous-esp?ce, puis enfin l'esp?ce. Le passage d'un degr? de diff?rence ? un autre peut, dans bien des cas, r?sulter simplement de la nature de l'organisme et des diff?rentes conditions physiques auxquelles il a ?t? longtemps expos?. Mais le passage d'un degr? de diff?rence ? un autre, quand il s'agit de caract?res d'adaptation plus importants, peut s'attribuer s?rement ? l'action accumulatrice de la s?lection naturelle, que j'expliquerai plus tard, et aux effets de l'augmentation de l'usage ou du non-usage des parties. On peut donc dire qu'une vari?t? fortement accus?e est le commencement d'une esp?ce. Cette assertion est-elle fond?e ou non? C'est ce dont on pourra juger quand on aura pes? avec soin les arguments et les diff?rents faits qui font l'objet de ce volume.
Il ne faudrait pas supposer, d'ailleurs, que toutes les vari?t?s ou esp?ces en voie de formation atteignent le rang d'esp?ces. Elles peuvent s'?teindre, ou elles peuvent se perp?tuer comme vari?t?s pendant de tr?s longues p?riodes; M. Wollaston a d?montr? qu'il en ?tait ainsi pour les vari?t?s de certains coquillages terrestres fossiles ? Mad?re, et M. Gaston de Saporta pour certaines plantes. Si une vari?t? prend un d?veloppement tel que le nombre de ses individus d?passe celui de l'esp?ce souche, il est certain qu'on regardera la vari?t? comme l'esp?ce et l'esp?ce comme la vari?t?. Ou bien il peut se faire encore que la vari?t? supplante et extermine l'esp?ce souche; ou bien encore elles peuvent coexister toutes deux et ?tre toutes deux consid?r?es comme des esp?ces ind?pendantes. Nous reviendrons, d'ailleurs; un peu plus loin sur ce sujet.
LES ESP?CES COMMUNES ET TR?S R?PANDUES SONT CELLES QUI VARIENT LE PLUS.
Je pensais, guid? par des consid?rations th?oriques, qu'on pourrait obtenir quelques r?sultats int?ressants relativement ? la nature et au rapport des esp?ces qui varient le plus, en dressant un tableau de toutes les vari?t?s de plusieurs flores bien ?tudi?es. Je croyais, tout d'abord, que c'?tait l? un travail fort simple; mais
Alphonse de Candolle et quelques autres naturalistes ont d?montr? que les plantes ayant un habitat tr?s ?tendu ont ordinairement des vari?t?s. Ceci est parfaitement compr?hensible, car ces plantes sont expos?es ? diverses conditions physiques, et elles se trouvent en concurrence avec diff?rentes s?ries d'?tres organis?s. Toutefois, nos tableaux d?montrent en outre que, dans tout pays limit?, les esp?ces les plus communes, c'est-?-dire celles qui comportent le plus grand nombre d'individus et les plus r?pandues dans leur propre pays , offrent le plus souvent des vari?t?s assez prononc?es pour qu'on en tienne compte dans les ouvrages sur la botanique. On peut donc dire que les esp?ces qui ont un habitat consid?rable, qui sont le plus r?pandues dans leur pays natal, et qui comportent le plus grand nombre d'individus, sont les esp?ces florissantes ou esp?ces dominantes, comme on pourrait les appeler, et sont celles qui produisent le plus souvent des vari?t?s bien prononc?es, que je consid?re comme des esp?ces naissantes. On aurait pu, peut-?tre, pr?voir ces r?sultats; en effet, les vari?t?s, afin de devenir permanentes, ont n?cessairement ? lutter contre les autres habitants du m?me pays; or, les esp?ces qui dominent d?j? sont le plus propres ? produire des rejetons qui, bien que modifi?s dans une certaine mesure, h?ritent encore des avantages qui ont permis ? leurs parents de vaincre leurs concurrents. Il va sans dire que ces remarques sur la pr?dominance ne s'appliquent qu'aux formes qui entrent en concurrence avec d'autres formes, et, plus sp?cialement, aux membres d'un m?me genre ou d'une m?me classe ayant des habitudes presque semblables. Quant au nombre des individus, la comparaison, bien entendu, s'applique seulement aux membres du m?me groupe. On peut dire qu'une plante domine si elle est plus r?pandue, ou si le nombre des individus qu'elle comporte est plus consid?rable que celui des autres plantes du m?me pays vivant dans des conditions presque analogues. Une telle plante n'en est pas moins dominante parce que quelques conferves aquatiques ou quelques champignons parasites comportent un plus grand nombre d'individus et sont plus g?n?ralement r?pandus; mais, si une esp?ce de conferves ou de champignons parasites surpasse les esp?ces voisines au point de vue que nous venons d'indiquer, ce sera alors une esp?ce dominante dans sa propre classe.
LES ESP?CES DES GENRES LES PLUS RICHES DANS CHAQUE PAYS VARIENT PLUS FR?QUEMMENT QUE LES ESP?CES DES GENRES MOINS RICHES.
Si l'on divise en deux masses ?gales les plantes habitant un pays, telles qu'elles sont d?crites dans sa flore, et que l'on place d'un c?t? toutes celles appartenant aux genres les plus riches, c'est-?-dire aux genres qui comprennent le plus d'esp?ces, et de l'autre les genres les plus pauvres, on verra que les genres les plus riches comprennent un plus grand nombre d'esp?ces tr?s communes, tr?s r?pandues, ou, comme nous les appelons, d'esp?ces dominantes. Ceci ?tait encore ? pr?voir; en effet, le simple fait que beaucoup d'esp?ces du m?me genre habitent un pays d?montre qu'il y a, dans les conditions organiques ou inorganiques de ce pays, quelque chose qui est particuli?rement favorable ? ce genre; en cons?quence, il ?tait ? pr?voir qu'on trouverait dans les genres les plus riches, c'est-?-dire dans ceux qui comprennent beaucoup d'esp?ces, un nombre relativement plus consid?rable d'esp?ces dominantes. Toutefois, il y a tant de causes en jeu tendant ? contre-balancer ce r?sultat, que je suis tr?s surpris que mes tableaux indiquent m?me une petite majorit? en faveur des grands genres. Je ne mentionnerai ici que deux de ces causes. Les plantes d'eau douce et celles d'eau sal?e sont ordinairement tr?s r?pandues et ont une extension g?ographique consid?rable, mais cela semble r?sulter de la nature des stations qu'elles occupent et n'avoir que peu ou pas de rapport avec l'importance des genres auxquels ces esp?ces appartiennent. De plus, les plantes plac?es tr?s bas dans l'?chelle de l'organisation sont ordinairement beaucoup plus r?pandues que les plantes mieux organis?es; ici encore, il n'y a aucun rapport imm?diat avec l'importance des genres. Nous reviendrons, dans notre chapitre sur la distribution g?ographique, sur la cause de la grande diss?mination des plantes d'organisation inf?rieure.
En partant de ce principe, que les esp?ces ne sont que des vari?t?s bien tranch?es et bien d?finies, j'ai ?t? amen? ? supposer que les esp?ces des genres les plus riches dans chaque pays doivent plus souvent offrir des vari?t?s que les esp?ces des genres moins riches; car, chaque fois que des esp?ces tr?s voisines se sont form?es , plusieurs vari?t?s ou esp?ces naissantes doivent, en r?gle g?n?rale, ?tre actuellement en voie de formation. Partout o? croissent de grands arbres, on peut s'attendre ? trouver de jeunes plants. Partout o? beaucoup d'esp?ces d'un genre se sont form?es en vertu de variations, c'est que les circonstances ext?rieures ont favoris? la variabilit?; or, tout porte ? supposer que ces m?mes circonstances sont encore favorables ? la variabilit?. D'autre part, si l'on consid?re chaque esp?ce comme le r?sultat d'autant d'actes ind?pendants de cr?ation, il n'y a aucune raison pour que les groupes comprenant beaucoup d'esp?ces pr?sentent plus de vari?t?s que les groupes en comprenant tr?s peu.
Pour v?rifier la v?rit? de cette induction, j'ai class? les plantes de douze pays et les insectes col?opt?res de deux r?gions en deux groupes ? peu pr?s ?gaux, en mettant d'un c?t? les esp?ces appartenant aux genres les plus riches, et de l'autre celles appartenant aux genres les moins riches; or, il s'est invariablement trouv? que les esp?ces appartenant aux genres les plus riches offrent plus de vari?t?s que celles appartenant aux autres genres. En outre, les premi?res pr?sentent un plus grand nombre moyen de vari?t?s que les derni?res. Ces r?sultats restent les m?mes quand on suit un autre mode de classement et quand on exclut des tableaux les plus petits genres, c'est-?-dire les genres qui ne comportent que d'une ? quatre esp?ces. Ces faits ont une haute signification si l'on se place ? ce point de vue que les esp?ces ne sont que des vari?t?s permanentes et bien tranch?es; car, partout o? se sont form?es plusieurs esp?ces du m?me genre, ou, si nous pouvons employer cette expression, partout o? les causes de cette formation ont ?t? tr?s actives, nous devons nous attendre ? ce que ces causes soient encore en action, d'autant que nous avons toute raison de croire que la formation des esp?ces doit ?tre tr?s lente. Cela est certainement le cas si l'on consid?re les vari?t?s comme des esp?ces naissantes, car mes tableaux d?montrent clairement que, en r?gle g?n?rale, partout o? plusieurs esp?ces d'un genre ont ?t? form?es, les esp?ces de ce genre pr?sentent un nombre de vari?t?s, c'est-?-dire d'esp?ces naissantes, beaucoup au-dessus de la moyenne. Ce n'est pas que tous les genres tr?s riches varient beaucoup actuellement et accroissent ainsi le nombre de leurs esp?ces, ou que les genres moins riches ne varient pas et n'augmentent pas, ce qui serait fatal ? ma th?orie; la g?ologie nous prouve, en effet, que, dans le cours des temps, les genres pauvres ont souvent beaucoup augment? et que les genres riches, apr?s avoir atteint un maximum, ont d?clin? et ont fini par dispara?tre. Tout ce que nous voulons d?montrer, c'est que, partout o? beaucoup d'esp?ces d'un genre se sont form?es, beaucoup en moyenne se forment encore, et c'est l? certainement ce qu'il est facile de prouver.
BEAUCOUP D'ESP?CES COMPRISES DANS LES GENRES LES PLUS RICHES RESSEMBLENT ? DES VARI?T?S EN CE QU'ELLES SONT TR?S ?TROITEMENT, MAIS IN?GALEMENT VOISINES LES UNES DES AUTRES, ET EN CE QU'ELLES ONT UN HABITAT TRES LIMIT?.
D'autres rapports entre les esp?ces des genres riches et les vari?t?s qui en d?pendent, m?ritent notre attention. Nous avons vu qu'il n'y a pas de crit?rium infaillible qui nous permette de distinguer entre les esp?ces et les vari?t?s bien tranch?es. Quand on ne d?couvre pas de cha?nons interm?diaires entre des formes douteuses, les naturalistes sont forc?s de se d?cider en tenant compte de la diff?rence qui existe entre ces formes douteuses, pour juger, par analogie, si cette diff?rence suffit pour les ?lever au rang d'esp?ces. En cons?quence, la diff?rence est un crit?rium tr?s important qui nous permet de classer deux formes comme esp?ces ou comme vari?t?s. Or, Fries a remarqu? pour les plantes, et Westwood pour les insectes, que, dans les genres riches, les diff?rences entre les esp?ces sont souvent tr?s insignifiantes. J'ai cherch? ? appr?cier num?riquement ce fait par la m?thode des moyennes; mes r?sultats sont imparfaits, mais ils n'en confirment pas moins cette hypoth?se. J'ai consult? aussi quelques bons observateurs, et apr?s de m?res r?flexions ils ont partag? mon opinion. Sous ce rapport donc, les esp?ces des genres riches ressemblent aux vari?t?s plus que les esp?ces des genres pauvres. En d'autres termes, on peut dire que, chez les genres riches o? se produisent actuellement un nombre de vari?t?s, ou esp?ces naissantes, plus grand que la moyenne, beaucoup d'esp?ces d?j? produites ressemblent encore aux vari?t?s, car elles diff?rent moins les unes des autres qu'il n'est ordinaire.
En outre, les esp?ces des genres riches offrent entre elles les m?mes rapports que ceux que l'on constate entre les vari?t?s d'une m?me esp?ce. Aucun naturaliste n'oserait soutenir que toutes les esp?ces d'un genre sont ?galement distinctes les unes des autres; on peut ordinairement les diviser en sous-genres, en sections, ou en groupes inf?rieurs. Comme Fries l'a si bien fait remarquer, certains petits groupes d'esp?ces se r?unissent ordinairement comme des satellites autour d'autres esp?ces. Or, que sont les vari?t?s, sinon des groupes d'organismes in?galement apparent?s les uns aux autres et r?unis autour de certaines formes, c'est-?- dire autour des esp?ces types? Il y a, sans doute, une diff?rence importante entre les vari?t?s et les esp?ces, c'est-?-dire que la somme des diff?rences existant entre les vari?t?s compar?es les unes avec les autres, ou avec l'esp?ce type, est beaucoup moindre que la somme des diff?rences existant entre les esp?ces du m?me genre. Mais, quand nous en viendrons ? discuter le principe de la divergence des caract?res, nous trouverons l'explication de ce fait, et nous verrons aussi comment il se fait que les petites diff?rences entre les vari?t?s tendent ? s'accro?tre et ? atteindre graduellement le niveau des diff?rences plus grandes qui caract?risent les esp?ces.
R?SUM?.
En r?sum?, on ne peut distinguer les vari?t?s des esp?ces que: 1? par la d?couverte de cha?nons interm?diaires; 2? par une certaine somme peu d?finie de diff?rences qui existent entre les unes et les autres. En effet, si deux formes diff?rent tr?s peu, on les classe ordinairement comme vari?t?s, bien qu'on ne puisse pas directement les relier entre elles; mais on ne saurait d?finir la somme des diff?rences n?cessaires pour donner ? deux formes le rang d'esp?ces. Chez les genres pr?sentant, dans un pays quelconque, un nombre d'esp?ces sup?rieur ? la moyenne, les esp?ces pr?sentent aussi une moyenne de vari?t?s plus consid?rable. Chez les grands genres, les esp?ces sont souvent, quoique ? un degr? in?gal, tr?s voisines les unes des autres, et forment des petits groupes autour d'autres esp?ces. Les esp?ces tr?s voisines ont ordinairement une distribution restreinte. Sous ces divers rapports, les esp?ces des grands genres pr?sentent de fortes analogies avec les vari?t?s. Or, il est facile de se rendre compte de ces analogies, si l'on part de ce principe que chaque esp?ce a exist? d'abord comme vari?t?, la vari?t? ?tant l'origine de l'esp?ce; ces analogies, au contraire, restent inexplicables si l'on admet que chaque esp?ce a ?t? cr??e s?par?ment.
Nous avons vu aussi que ce sont les esp?ces les plus florissantes, c'est-?-dire les esp?ces dominantes, des plus grands genres de chaque classe qui produisent en moyenne le plus grand nombre de vari?t?s; or, ces vari?t?s, comme nous le verrons plus tard, tendent ? se convertir en esp?ces nouvelles et distinctes. Ainsi, les genres les plus riches ont une tendance ? devenir plus riches encore; et, dans toute la nature, les formes vivantes, aujourd'hui dominantes, manifestent une tendance ? le devenir de plus en plus, parce qu'elles produisent beaucoup de descendants modifi?s et dominants. Mais, par une marche graduelle que nous expliquerons plus tard, les plus grands genres tendent aussi ? se fractionner en des genres moindres. C'est ainsi que, dans tout l'univers, les formes vivantes se trouvent divis?es en groupes subordonn?s ? d'autres groupes.
Discutons actuellement, un peu plus en d?tail, la lutte pour l'existence. Je traiterai ce sujet avec les d?veloppements qu'il comporte dans un futur ouvrage. De Candolle l'a?n? et Lyell ont d?montr?, avec leur largeur de vues habituelle, que tous les ?tres organis?s ont ? soutenir une terrible concurrence. Personne n'a trait? ce sujet, relativement aux plantes, avec plus d'?l?vation et de talent que M. W. Herbert, doyen de Manchester; sa profonde connaissance de la botanique le mettait d'ailleurs ? m?me de le faire avec autorit?. Rien de plus facile que d'admettre la v?rit? de ce principe: la lutte universelle pour l'existence; rien de plus difficile -- je parle par exp?rience -- que d'avoir toujours ce principe pr?sent ? l'esprit; or, ? moins qu'il n'en soit ainsi, ou bien on verra mal toute l'?conomie de la nature, ou on se m?prendra sur le sens qu'il convient d'attribuer ? tous les faits relatifs ? la distribution, ? la raret?, ? l'abondance, ? l'extinction et aux variations des ?tres organis?s. Nous contemplons la nature brillante de beaut? et de bonheur, et nous remarquons souvent une surabondance d'alimentation; mais nous ne voyons pas, ou nous oublions, que les oiseaux, qui chantent perch?s nonchalamment sur une branche, se nourrissent principalement d'insectes ou de graines, et que, ce faisant, ils d?truisent continuellement des ?tres vivants; nous oublions que des oiseaux carnassiers ou des b?tes de proie sont aux aguets pour d?truire des quantit?s consid?rables de ces charmants chanteurs, et pour d?vorer leurs oeufs ou leurs petits; nous ne nous rappelons pas toujours que, s'il y a en certains moments surabondance d'alimentation, il n'en est pas de m?me pendant toutes les saisons de chaque ann?e.
PROGRESSION G?OM?TRIQUE DE L'AUGMENTATION DES INDIVIDUS.
La lutte pour l'existence r?sulte in?vitablement de la rapidit? avec laquelle tous les ?tres organis?s tendent ? se multiplier. Tout individu qui, pendant le terme naturel de sa vie, produit plusieurs oeufs ou plusieurs graines, doit ?tre d?truit ? quelque p?riode de son existence, ou pendant une saison quelconque, car, autrement le principe de l'augmentation g?om?trique ?tant donn?, le nombre de ses descendants deviendrait si consid?rable, qu'aucun pays ne pourrait les nourrir. Aussi, comme il na?t plus d'individus qu'il n'en peut vivre, il doit y avoir, dans chaque cas, lutte pour l'existence, soit avec un autre individu de la m?me esp?ce, soit avec des individus d'esp?ces diff?rentes, soit avec les conditions physiques de la vie. C'est la doctrine de Malthus appliqu?e avec une intensit? beaucoup plus consid?rable ? tout le r?gne animal et ? tout le r?gne v?g?tal, car il n'y a l? ni production artificielle d'alimentation, ni restriction apport?e au mariage par la prudence. Bien que quelques esp?ces se multiplient aujourd'hui plus ou moins rapidement, il ne peut en ?tre de m?me pour toutes, car le monde ne pourrait plus les contenir.
Il n'y a aucune exception ? la r?gle que tout ?tre organis? se multiplie naturellement avec tant de rapidit? que, s'il n'est d?truit, la terre serait bient?t couverte par la descendance d'un seul couple. L'homme m?me, qui se reproduit si lentement, voit son nombre doubl? tous les vingt-cinq ans, et, ? ce taux, en moins de mille ans, il n'y aurait litt?ralement plus de place sur le globe pour se tenir debout. Linn? a calcul? que, si une plante annuelle produit seulement deux graines -- et il n'y a pas de plante qui soit si peu productive -- et que l'ann?e suivante les deux jeunes plants produisent ? leur tour chacun deux graines, et ainsi de suite, on arrivera en vingt ans ? un million de plants. De tous les animaux connus, l'?l?phant, pense-t-on, est celui qui se reproduit le plus lentement. J'ai fait quelques calculs pour estimer quel serait probablement le taux minimum de son augmentation en nombre. On peut, sans crainte de se tromper, admettre qu'il commence ? se reproduire ? l'?ge de trente ans, et qu'il continue jusqu'? quatre-vingt-dix; dans l'intervalle, il produit six petits, et vit lui-m?me jusqu'? l'?ge de cent ans. Or, en admettant ces chiffres, dans sept cent quarante ou sept cent cinquante ans, il y aurait dix-neuf millions d'?l?phants vivants, tous descendants du premier couple.
Mais, nous avons mieux, sur ce sujet, que des calculs th?oriques, nous avons des preuves directes, c'est-?-dire les nombreux cas observ?s de la rapidit? ?tonnante avec laquelle se multiplient certains animaux ? l'?tat sauvage, quand les circonstances leur sont favorables pendant deux ou trois saisons. Nos animaux domestiques, redevenus sauvages dans plusieurs parties du monde, nous offrent une preuve plus frappante encore de ce fait. Si l'on n'avait des donn?es authentiques sur l'augmentation des bestiaux et des chevaux -- qui cependant se reproduisent si lentement -- dans l'Am?rique m?ridionale et plus r?cemment en Australie, on ne voudrait certes pas croire aux chiffres que l'on indique. Il en est de m?me des plantes; on pourrait citer bien des exemples de plantes import?es devenues communes dans une ?le en moins de dix ans. Plusieurs plantes, telles que le cardon et le grand chardon, qui sont aujourd'hui les plus communes dans les grandes plaines de la Plata, et qui recouvrent des espaces de plusieurs lieues carr?es, ? l'exclusion de toute autre plante, ont ?t? import?es d'Europe. Le docteur Falconer m'apprend qu'il y a aux Indes des plantes communes aujourd'hui, du cap Comorin jusqu'? l'Himalaya, qui ont ?t? import?es d'Am?rique, n?cessairement depuis la d?couverte de cette derni?re partie du monde. Dans ces cas, et dans tant d'autres que l'on pourrait citer, personne ne suppose que la f?condit? des animaux et des plantes se soit tout ? coup accrue de fa?on sensible. Les conditions de la vie sont tr?s favorables, et, en cons?quence, les parents vivent plus longtemps, et tous, ou presque tous les jeunes se d?veloppent; telle est ?videmment l'explication de ces faits. La progression g?om?trique de leur augmentation, progression dont les r?sultats ne manquent jamais de surprendre, explique simplement cette augmentation si rapide, si extraordinaire, et leur distribution consid?rable dans leur nouvelle patrie.
? l'?tat sauvage, presque toutes les plantes arriv?es ? l'?tat de maturit? produisent annuellement des graines, et, chez les animaux, il y en a fort peu qui ne s'accouplent pas. Nous pouvons donc affirmer, sans crainte de nous tromper, que toutes les plantes et tous les animaux tendent ? se multiplier selon une progression g?om?trique; or, cette tendance doit ?tre enray?e par la destruction des individus ? certaines p?riodes de leur vie, car, autrement ils envahiraient tous les pays et ne pourraient plus subsister. Notre familiarit? avec les grands animaux domestiques tend, je crois, ? nous donner des id?es fausses; nous ne voyons pour eux aucun cas de destruction g?n?rale, mais nous ne nous rappelons pas assez qu'on en abat, chaque ann?e, des milliers pour notre alimentation, et qu'? l'?tat sauvage une cause autre doit certainement produire les m?mes effets.
La seule diff?rence qu'il y ait entre les organismes qui produisent annuellement un tr?s grand nombre d'oeufs ou de graines et ceux qui en produisent fort peu, est qu'il faudrait plus d'ann?es ? ces derniers pour peupler une r?gion plac?e dans des conditions favorables, si immense que soit d'ailleurs cette r?gion. Le condor pond deux oeufs et l'autruche une vingtaine, et cependant, dans un m?me pays, le condor peut ?tre l'oiseau le plus nombreux des deux. Le p?trel Fulmar ne pond qu'un oeuf, et cependant on consid?re cette esp?ce d'oiseau comme la plus nombreuse qu'il y ait au monde. Telle mouche d?pose des centaines d'oeufs; telle autre, comme l'hippobosque, n'en d?pose qu'un seul; mais cette diff?rence ne d?termine pas combien d'individus des deux esp?ces peuvent se trouver dans une m?me r?gion. Une grande f?condit? a quelque importance pour les esp?ces dont l'existence d?pend d'une quantit? d'alimentation essentiellement variable, car elle leur permet de s'accro?tre rapidement en nombre ? un moment donn?. Mais l'importance r?elle du grand nombre des oeufs ou des graines est de compenser une destruction consid?rable ? une certaine p?riode de la vie; or, cette p?riode de destruction, dans la grande majorit? des cas, se pr?sente de bonne heure. Si l'animal a le pouvoir de prot?ger d'une fa?on quelconque ses oeufs ou ses jeunes, une reproduction peu consid?rable suffit pour maintenir ? son maximum le nombre des individus de l'esp?ce; si, au contraire, les oeufs et les jeunes sont expos?s ? une facile destruction, la reproduction doit ?tre consid?rable pour que l'esp?ce ne s'?teigne pas. Il suffirait, pour maintenir au m?me nombre les individus d'une esp?ce d'arbre, vivant en moyenne un millier d'ann?es, qu'une seule graine f?t produite une fois tous les mille ans, mais ? la condition expresse que cette graine ne soit jamais d?truite et qu'elle soit plac?e dans un endroit o? il est certain qu'elle se d?veloppera. Ainsi donc, et dans tous les cas, la quantit? des graines ou des oeufs produits n'a qu'une influence indirecte sur le nombre moyen des individus d'une esp?ce animale ou v?g?tale.
Il faut donc, lorsque l'on contemple la nature, se bien p?n?trer des observations que nous venons de faire; il ne faut jamais oublier que chaque ?tre organis? s'efforce toujours de multiplier; que chacun d'eux soutient une lutte pendant une certaine p?riode de son existence; que les jeunes et les vieux sont in?vitablement expos?s ? une destruction incessante, soit durant chaque g?n?ration, soit ? de certains intervalles. Qu'un de ces freins vienne ? se rel?cher, que la destruction s'arr?te si peu que ce soit, et le nombre des individus d'une esp?ce s'?l?ve rapidement ? un chiffre prodigieux.
DE LA NATURE DES OBSTACLES ? LA MULTIPLICATION.
Les causes qui font obstacle ? la tendance naturelle ? la multiplication de chaque esp?ce sont tr?s obscures. Consid?rons une esp?ce tr?s vigoureuse; plus grand est le nombre des individus dont elle se compose, plus ce nombre tend ? augmenter. Nous ne pourrions pas m?me, dans un cas donn?, d?terminer exactement quels sont les freins qui agissent. Cela n'a rien qui puisse surprendre, quand on r?fl?chit que notre ignorance sur ce point est absolue, relativement m?me ? l'esp?ce humaine, quoique l'homme soit bien mieux connu que tout autre animal. Plusieurs auteurs ont discut? ce sujet avec beaucoup de talent; j'esp?re moi-m?me l'?tudier longuement dans un futur ouvrage, particuli?rement. ? l'?gard des animaux retourn?s ? l'?tat sauvage dans l'Am?rique m?ridionale. Je me bornerai ici ? quelques remarques, pour rappeler certains points principaux ? l'esprit du lecteur. Les oeufs ou les animaux tr?s jeunes semblent ordinairement souffrir le plus, mais il n'en est pas toujours ainsi; chez les plantes, il se fait une ?norme destruction de graines; mais, d'apr?s mes observations, il semble que ce sont les semis qui souffrent le plus, parce qu'ils germent dans un terrain d?j? encombr? par d'autres plantes. Diff?rents ennemis d?truisent aussi une grande quantit? de plants; j'ai observ?, par exemple, quelques jeunes plants de nos herbes indig?nes, sem?s dans une plate-bande ayant 3 pieds de longueur sur 2 de largeur, bien labour?e et bien d?barrass?e de plantes ?trang?res, et o?, par cons?quent, ils ne pouvaient pas souffrir du voisinage de ces plantes: sur trois cent cinquante-sept plants, deux cent quatre-vingt-quinze ont ?t? d?truits, principalement par les limaces et par les insectes. Si on laisse pousser du gazon qu'on a fauch? pendant tr?s longtemps, ou, ce qui revient au m?me, que des quadrup?des ont l'habitude de brouter, les plantes les plus vigoureuses tuent graduellement celles qui le sont le moins, quoique ces derni?res aient atteint leur pleine maturit?; ainsi, dans une petite pelouse de gazon, ayant 3 pieds sur 7, sur vingt esp?ces qui y poussaient, neuf ont p?ri, parce qu'on a laiss? cro?tre librement les autres esp?ces.
La quantit? de nourriture d?termine, cela va sans dire, la limite extr?me de la multiplication de chaque esp?ce; mais, le plus ordinairement, ce qui d?termine le nombre moyen des individus d'une esp?ce, ce n'est pas la difficult? d'obtenir des aliments, mais la facilit? avec laquelle ces individus deviennent la proie d'autres animaux. Ainsi, il semble hors de doute que la quantit? de perdrix, de grouses et de li?vres qui peut exister dans un grand parc; d?pend principalement du soin avec lequel on d?truit leurs ennemis. Si l'on ne tuait pas une seule t?te de gibier en Angleterre pendant vingt ans, mais qu'en m?me temps on ne d?truis?t aucun de leurs ennemis, il y aurait alors probablement moins de gibier qu'il n'y en a aujourd'hui, bien qu'on en tue des centaines de mille chaque ann?e. Il est vrai que, dans quelques cas particuliers, l'?l?phant, par exemple, les b?tes de proie n'attaquent pas l'animal; dans l'Inde, le tigre lui-m?me se hasarde tr?s rarement ? attaquer un jeune ?l?phant d?fendu par sa m?re.
Le nombre prodigieux des plantes qui, dans nos jardins, supportent parfaitement notre climat, mais qui ne s'acclimatent jamais, parce qu'elles ne peuvent soutenir la concurrence avec nos plantes indig?nes, ou r?sister ? nos animaux indig?nes, prouve clairement que le climat agit principalement de fa?on indirecte, en favorisant d'autres esp?ces.
Quand une esp?ce, gr?ce ? des circonstances favorables, se multiplie d?mesur?ment dans une petite r?gion, des ?pid?mies se d?clarent souvent chez elle. Au moins, cela semble se pr?senter chez notre gibier; nous pouvons observer l? un frein ind?pendant de la lutte pour l'existence. Mais quelques-unes de ces pr?tendues ?pid?mies semblent provenir de la pr?sence de vers parasites qui, pour une cause quelconque, peut-?tre ? cause d'une diffusion plus facile au milieu d'animaux trop nombreux, ont pris un d?veloppement plus consid?rable; nous assistons en cons?quence ? une sorte de lutte entre le parasite et sa proie.
D'autre part, dans bien des cas, il faut qu'une m?me esp?ce comporte un grand nombre d'individus relativement au nombre de ses ennemis, pour pouvoir se perp?tuer. Ainsi, nous cultivons facilement beaucoup de froment, de colza, etc., dans nos champs, parce que les graines sont en exc?s consid?rable comparativement au nombre des oiseaux qui viennent les manger. Or, les oiseaux, bien qu'ayant une surabondance de nourriture pendant ce moment de la saison, ne peuvent augmenter proportionnellement ? cette abondance de graines, parce que l'hiver a mis un frein ? leur d?veloppement; mais on sait combien il est difficile de r?colter quelques pieds de froment ou d'autres plantes analogues dans un jardin; quant ? moi, cela m'a toujours ?t? impossible. Cette condition de la n?cessit? d'un nombre consid?rable d'individus pour la conservation d'une esp?ce explique, je crois, certains faits singuliers que nous offre la nature, celui, par exemple, de plantes fort rares qui sont parfois tr?s abondantes dans les quelques endroits o? elles existent; et celui de plantes v?ritablement sociables, c'est-?-dire qui se groupent en grand nombre aux extr?mes limites de leur habitat. Nous pouvons croire, en effet, dans de semblables cas, qu'une plante ne peut exister qu'? l'endroit seul o? les conditions de la vie sont assez favorables pour que beaucoup puissent exister simultan?ment et sauver ainsi l'esp?ce d'une compl?te destruction. Je dois ajouter que les bons effets des croisements et les d?plorables effets des unions consanguines jouent aussi leur r?le dans la plupart de ces cas. Mais je n'ai pas ici ? m'?tendre davantage sur ce sujet.
Plusieurs cas bien constat?s prouvent combien sont complexes et inattendus les rapports r?ciproques des ?tres organis?s qui ont ? lutter ensemble dans un m?me pays. Je me contenterai de citer ici un seul exemple, lequel, bien que fort simple, m'a beaucoup int?ress?. Un de mes parents poss?de, dans le Staffordshire, une propri?t? o? j'ai eu occasion de faire de nombreuses recherches; tout ? c?t? d'une grande lande tr?s st?rile, qui n'a jamais ?t? cultiv?e, se trouve un terrain de plusieurs centaines d'acres, ayant exactement la m?me nature, mais qui a ?t? enclos il y a vingt-cinq ans et plant? de pins d'?cosse. Ces plantations ont amen?, dans la v?g?tation de la partie enclose de la lande, des changements si remarquables, que l'on croirait passer d'une r?gion ? une autre; non seulement le nombre proportionnel des bruy?res ordinaires a compl?tement chang?, mais douze esp?ces de plantes qui n'existent pas dans la lande, prosp?rent dans la partie plant?e. L'effet produit sur les insectes a ?t? encore plus grand, car on trouve ? chaque pas, dans les plantations, six esp?ces d'oiseaux insectivores qu'on ne voit jamais dans la lande, laquelle n'est fr?quent?e que par deux ou trois esp?ces distinctes d'oiseaux insectivores. Ceci nous prouve quel immense changement produit l'introduction d'une seule esp?ce d'arbres, car on n'a fait aucune culture sur cette terre; on s'est content? de l'enclore, de fa?on ? ce que le b?tail ne puisse entrer. Il est vrai qu'une cl?ture est aussi un ?l?ment fort important dont j'ai pu observer les effets aupr?s de Farnham, dans le comt? de Surrey. L? se trouvent d'immenses landes, plant?es ?? et l?, sur le sommet des collines, de quelques groupes de vieux pins d'?cosse; pendant ces dix derni?res ann?es, on a enclos quelques-unes de ces landes, et aujourd'hui il pousse de toutes parts une quantit? de jeunes pins, venus naturellement, et si rapproch?s les uns des autres, que tous ne peuvent pas vivre. Quand j'ai appris que ces jeunes arbres n'avaient ?t? ni sem?s ni plant?s, j'ai ?t? tellement surpris, que je me rendis ? plusieurs endroits d'o? je pouvais embrasser du regard des centaines d'hectares de landes qui n'avaient pas ?t? enclos; or, il m'a ?t? impossible de rien d?couvrir, sauf les vieux arbres. En examinant avec plus de soin l'?tat de la lande, j'ai d?couvert une multitude de petits plants qui avaient ?t? rong?s par les bestiaux. Dans l'espace d'un seul m?tre carr?, ? une distance de quelques centaines de m?tres de l'un des vieux arbres, j'ai compt? trente- deux jeunes plants: l'un d'eux avait vingt-six anneaux; il avait donc essay?, pendant bien des ann?es, d'?lever sa t?te au-dessus des tiges de la bruy?re et n'y avait pas r?ussi. Rien d'?tonnant donc ? ce que le sol se couvr?t de jeunes pins vigoureux d?s que les cl?tures ont ?t? ?tablies. Et, cependant, ces landes sont si st?riles et si ?tendues, que personne n'aurait pu s'imaginer que les bestiaux aient pu y trouver des aliments.
Nous voyons ici que l'existence du pin d'?cosse d?pend absolument de la pr?sence ou de l'absence des bestiaux; dans quelques parties du monde, l'existence du b?tail d?pend de certains insectes. Le Paraguay offre peut-?tre l'exemple le plus frappant de ce fait: dans ce pays, ni les bestiaux, ni les chevaux, ni les chiens ne sont retourn?s ? l'?tat sauvage, bien que le contraire se soit produit sur une grande ?chelle dans les r?gions situ?es au nord et au sud. Azara et Rengger ont d?montr? qu'il faut attribuer ce fait ? l'existence au Paraguay d'une certaine mouche qui d?pose ses oeufs dans les naseaux de ces animaux imm?diatement apr?s leur naissance. La multiplication de ces mouches, quelque nombreuses qu'elles soient d'ailleurs, doit ?tre ordinairement entrav?e par quelque frein, probablement par le d?veloppement d'autres insectes parasites. Or donc, si certains oiseaux insectivores diminuaient au Paraguay, les insectes parasites augmenteraient probablement en nombre, ce qui am?nerait la disparition des mouches, et alors bestiaux et chevaux retourneraient ? l'?tat sauvage, ce qui aurait pour r?sultat certain de modifier consid?rablement la v?g?tation, comme j'ai pu l'observer moi-m?me dans plusieurs parties de l'Am?rique m?ridionale. La v?g?tation ? son tour aurait une grande influence sur les insectes, et l'augmentation de ceux-ci provoquerait, comme nous venons de le voir par l'exemple du Staffordshire, le d?veloppement d'oiseaux insectivores, et ainsi de suite, en cercles toujours de plus en plus complexes. Ce n'est pas que, dans la nature, les rapports soient toujours aussi simples que cela. La lutte dans la lutte doit toujours se reproduire avec des succ?s diff?rents; cependant, dans le cours des si?cles, les forces se balancent si exactement, que la face de la nature reste uniforme pendant d'immenses p?riodes, bien qu'assur?ment la cause la plus insignifiante suffise pour assurer la victoire ? tel ou tel ?tre organis?. N?anmoins, notre ignorance est si profonde et notre vanit? si grande, que nous nous ?tonnons quand nous apprenons l'extinction d'un ?tre organis?; comme nous ne comprenons pas la cause de cette extinction, nous ne savons qu'invoquer des cataclysmes, qui viennent d?soler le monde, et inventer des lois sur la dur?e des formes vivantes!
La d?pendance d'un ?tre organis? vis-?-vis d'un autre, telle que celle du parasite dans ses rapports avec sa proie, se manifeste d'ordinaire entre des ?tres tr?s ?loign?s les uns des autres dans l'?chelle de la nature. Tel, quelquefois, est aussi le cas pour certains animaux que l'on peut consid?rer comme luttant l'un avec l'autre pour l'existence; et cela dans le sens le plus strict du mot, les sauterelles, par exemple, et les quadrup?des herbivores. Mais la lutte est presque toujours beaucoup plus acharn?e entre les individus appartenant ? la m?me esp?ce; en effet, ils fr?quentent les m?mes districts, recherchent la m?me nourriture, et sont expos?s aux m?mes dangers. La lutte est presque aussi acharn?e quand il s'agit de vari?t?s de la m?me esp?ce, et la plupart du temps elle est courte; si, par exemple, on s?me ensemble plusieurs vari?t?s de froment, et que l'on s?me, l'ann?e suivante, la graine m?lang?e provenant de la premi?re r?colte, les vari?t?s qui conviennent le mieux au sol et au climat, et qui naturellement se trouvent ?tre les plus f?condes, l'emportent sur les autres, produisent plus de graines, et, en cons?quence, au bout de quelques ann?es, supplantent toutes les autres vari?t?s. Cela est si vrai, que, pour conserver un m?lange de vari?t?s aussi voisines que le sont celles des pois de senteur, il faut chaque ann?e recueillir s?par?ment les graines de chaque vari?t? et avoir soin de les m?langer dans la proportion voulue, autrement les vari?t?s les plus faibles diminuent peu ? peu et finissent par dispara?tre. Il en est de m?me pour les vari?t?s de moutons; on affirme que certaines vari?t?s de montagne affament ? tel point les autres, qu'on ne peut les laisser ensemble dans les m?mes p?turages. Le m?me r?sultat s'est produit quand on a voulu conserver ensemble diff?rentes vari?t?s de sangsues m?dicinales. Il est m?me douteux que toutes les vari?t?s de nos plantes cultiv?es et de nos animaux domestiques aient si exactement la m?me force, les m?mes habitudes et la m?me constitution que les proportions premi?res d'une masse m?lang?e puissent se maintenir pendant une demi- douzaine de g?n?rations, si, comme dans les races ? l'?tat sauvage, on laisse la lutte s'engager entre elles, et si l'on n'a pas soin de conserver annuellement une proportion exacte entre les graines ou les petits.
Les esp?ces appartenant au m?me genre ont presque toujours, bien qu'il y ait beaucoup d'exceptions ? cette r?gle, des habitudes et une constitution presque semblables; la lutte entre ces esp?ces est donc beaucoup plus acharn?e, si elles se trouvent plac?es en concurrence les unes avec les autres, que si cette lutte s'engage entre des esp?ces appartenant ? des genres distincts. L'extension r?cente qu'a prise, dans certaines parties des ?tats-Unis, une esp?ce d'hirondelle qui a caus? l'extinction d'une autre esp?ce, nous offre un exemple de ce fait. Le d?veloppement de la draine a amen?, dans certaines parties de l'?cosse, la raret? croissante de la grive commune. Combien de fois n'avons-nous pas entendu dire qu'une esp?ce de rats a chass? une autre esp?ce devant elle, sous les climats les plus divers! En Russie, la petite blatte d'Asie a chass? devant elle sa grande cong?n?re. En Australie, l'abeille que nous avons import?e extermine rapidement la petite abeille indig?ne, d?pourvue d'aiguillon. Une esp?ce de moutarde en supplante une autre, et ainsi de suite. Nous pouvons concevoir ? peu pr?s comment il se fait que la concurrence soit plus vive entre les formes alli?es, qui remplissent presque la m?me place dans l'?conomie de la nature; mais il est tr?s probable que, dans aucun cas, nous ne pourrions indiquer les raisons exactes de la victoire remport?e par une esp?ce sur une autre dans la grande bataille de la vie.
Les remarques que je viens de faire conduisent ? un corollaire de la plus haute importance, c'est-?-dire que la conformation de chaque ?tre organis? est en rapport, dans les points les plus essentiels et quelquefois cependant les plus cach?s, avec celle de tous les ?tres organis?s avec lesquels il se trouve en concurrence pour son alimentation et pour sa r?sidence, et avec celle de tous ceux qui lui servent de proie ou contre lesquels il a ? se d?fendre. La conformation des dents et des griffes du tigre, celle des pattes et des crochets du parasite qui s'attache aux poils du tigre, offrent une confirmation ?vidente de cette loi. Mais les admirables graines emplum?es de la chicor?e sauvage et les pattes aplaties et frang?es des col?opt?res aquatiques ne semblent tout d'abord en rapport qu'avec l'air et avec l'eau. Cependant, l'avantage pr?sent? par les graines emplum?es se trouve, sans aucun doute, en rapport direct avec le sol d?j? garni d'autres plantes, de fa?on ? ce que les graines puissent se distribuer dans un grand espace et tomber sur un terrain qui n'est pas encore occup?. Chez le col?opt?re aquatique, la structure des jambes, si admirablement adapt?e pour qu'il puisse plonger, lui permet de lutter avec d'autres insectes aquatiques pour chercher sa proie, ou pour ?chapper aux attaques d'autres animaux.
La substance nutritive d?pos?e dans les graines de bien des plantes semble, ? premi?re vue, ne pr?senter aucune esp?ce de rapports avec d'autres plantes. Mais la croissance vigoureuse des jeunes plants provenant de ces graines, les pois et les haricots par exemple, quand on les s?me au milieu d'autres gramin?es, para?t indiquer que le principal avantage de cette substance est de favoriser la croissance des semis, dans la lutte qu'ils ont ? soutenir contre les autres plantes qui poussent autour d'eux.
Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page